Yara et Ki’ra, qui participaient à une manifestation contre l’OTAN à Montréal fin novembre, racontent aujourd’hui comment des policiers les ont violemment battu·es, alors qu’iels tentaient de quitter le rassemblement et qu’iels assurent n’avoir commis aucun geste criminel. Commotion, main brisée, chocs post-traumatiques et perte de confiance totale envers la police : iels exposent les conséquences d’une soirée brutale.

« J’essayais juste de quitter une manifestation. Ils m’ont bloqué·e, ils m’ont humilié·e et m’ont tabassé·e », lâche Yara (qui a préféré taire son nom de famille) devant la caméra de Pivot. Iel a reçu des coups à la tête et subi une commotion cérébrale qui l’empêche encore aujourd’hui de mener librement ses activités quotidiennes.

« On ne peut pas être dans une démocratie libre si manifester, ça a des conséquences de violence, ça a des séquelles si graves », dénonce Yara.

Son amie Ki’ra Prentice, qui l’accompagnait à la manifestation et a tenté de protéger Yara des coups de la police, a aussi goûté aux matraques ce soir-là. « J’avais des bleus partout sur mon corps. Ici, ici, ici, sur mon dos. Ici, sur ma tête. Mon doigt est cassé. Mes ami·es aussi : couvert·es de bleus, parce qu’ils n’arrêtaient pas de nous taper. »

« Des manifestant·es contre la guerre, nous étions des manifestant·es contre le génocide », s’exclame Ki’ra.

« Ils me tapent à la poitrine avec leur bâton, aux fesses, au ventre, au pubis, aux jambes, aux cuisses. Vraiment partout. C’était interminable. »

Yara

Répression brutale

Le vendredi 22 novembre dernier, en marge de l’assemblée de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) à Montréal et dans le cadre d’une semaine d’actions pour protester contre cette alliance militaire dont fait partie le Canada, une manifestation avait lieu dans la métropole. L’événement visait aussi à dénoncer la complicité de plusieurs pays, dont le Canada, avec le génocide mené par Israël en Palestine.

Cette mobilisation a beaucoup fait parler d’elle après avoir donné lieu à une violente répression policière, à des actes de vandalisme et à des accusations d’antisémitisme lancées par des politiciens envers les manifestant·es pacifistes et pro-Palestine.

Les groupes derrière la manifestation ainsi que plusieurs participant·es ont dénoncé le rôle du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) dans l’escalade de la violence ainsi que la brutalité des agent·es, qui ont fait usage de nombreuses armes allant des gaz irritants à la matraque pour s’attaquer aux manifestant·es.

Le collectif Désinvestir pour la Palestine rapportait que quelques personnes avaient été sérieusement blessées et avaient dû être évacuées en ambulance ou hospitalisées.

Pivot a récolté le témoignage de deux d’entre eux.

Isolé·es et battu·es

Ki’ra et Yara, sérieusement affecté·e par les gaz lacrymogènes lancés par la police, tentaient de s’éloigner de la manifestation malgré l’encerclement des agent·es du SPVM.

« Les policiers anti-émeutes […] bloquaient toute intersection où ils ne voulaient pas qu’on parte. C’est là qu’ils ont commencé à lancer les bombes à gaz lacrymogènes sur nous », relate Yara.

« Ça a causé une réaction d’asthme très intense pour moi, je n’arrivais plus à respirer. Et puis ça a effrayé la manifestation au complet et tout le monde s’est mis à courir d’un bord. Et moi, malheureusement, je n’ai pas pu suivre. »

« On était tellement proches du gaz », confirme Ki’ra. « Yara ne pouvait plus voir, ne pouvait plus respirer, donc iel a essayé de se reposer sur le trottoir, juste un petit instant. »

C’est à ce moment que des policiers surgissent et attaquent sans crier gare.

L’attaque des policiers contre Yara et Ki’ra a été immortalisée par un photographe présent sur les lieux. Photo: William Wilson (courtoisie)

« J’ai regardé [dans mon sac] pour chercher de l’eau, puis j’ai levé la tête et soudainement, j’ai été frappée du côté arrière de ma tête avec un bâton de police », poursuit Ki’ra.

« Je pense que c’est à peu près à ce moment-là qu’un des policiers a cassé mon doigt. […] Je me suis retournée, j’ai mis mes bras devant mon visage pour essayer d’éviter d’être frappée dans le visage, dans la tête encore. »

Les agents s’en sont aussi pris à Yara alors qu’iel était toujours incapacité·e.

« Je me retrouve plaqué·e sur une clôture et puis j’entends une voix masculine, plusieurs voix masculines me crier dessus. Je ne sais pas vraiment ce qui se passe et puis ma tête est comme super sonnée – j’assume que c’est parce que je me suis fait taper la tête sur la clôture », relate Yara, malgré les trous de mémoire qui affectent aujourd’hui ses souvenirs des événements.

« J’ouvre les yeux et je vois trois policiers anti-émeutes qui m’encerclent puis, quelques secondes après, je vois Ki’ra qui agit comme bouclier entre moi et la police. »

« En résumé, ils nous tabassent. Ils nous tabassent pour quelques minutes, quand même. Ils me tapent à la poitrine avec leur bâton, aux fesses, au ventre, au pubis, aux jambes, aux cuisses. Vraiment partout. »

« C’était interminable. Je leur disais que j’essayais de partir, parce qu’ils voulaient qu’on parte, mais en même temps, ils nous encerclaient, donc c’était très paradoxal […]. Je les suppliais. Je leur disais : “s’il vous plaît, arrêtez, j’arrive pas à respirer, j’arrive pas à respirer”. »

« J’étais en pleurs. »

Attaque injustifiée

Yara et Ki’ra assurent n’avoir commis aucun geste criminel justifiant l’intervention de la police ce soir-là. Iels dénoncent aussi la disproportion entre, d’une part, les dommages causés par quelques manifestant·es à des vitrines ou du mobilier urbain et de l’autre, les attaques brutales menées par les forces de l’ordre contre de nombreuses personnes de chair et d’os.

« Comme quelques manifestant.es ont brisé des fenêtres, ils ont pris ça comme une permission de nous attaquer tou·tes », s’indigne Ki’ra.

« Ce sont des vitres brisées. Eux, ils m’ont brisé ma tête, ce n’est pas le même rapport », critique aussi Yara.

« C’est ça qui se passe quand tu manifestes. »

Un policier, en réponse aux questions de Yara

« Moi, j’ai été là-bas en tant que manifestant·e pacifiste, c’était ça mon but », explique-t-iel. « Ils nous ont interpellé·es lorsqu’on était hors de la manif. Ils ne nous ont rien vu·es faire, franchement. On n’était même plus manifestant·es, on était juste des personnes, des civil·es qu’ils ont tapé·es. »

« Mais même s’ils m’avaient vu·e commettre un acte criminel », demande Yara, « dans quelle mesure est-ce que ça leur donne le droit de me taper, de m’humilier et de me causer des conséquences graves à mon cerveau – physiquement, mais mentalement, aussi? »

Lourdes conséquences

En effet, des semaines après les coups des policiers, Yara et Ki’ra trainent encore de lourdes conséquences.

« OK, quelques fenêtres ont été brisées, mais là, c’est mon doigt qui est brisé, c’est ma psyché qui est brisée », dit Ki’ra. « Je suis allée voir un médecin qui m’a diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique. »

« La police va toujours être du côté qui arrête les progrès sociaux. »

Ki’ra

« On s’est retrouvé·es à l’hôpital parce que Ki’ra avait subi des coups si violents », rapporte Yara. « Je me suis fait [examiner] et ils m’ont diagnostiqué une commotion » et « un choc post-traumatique sévère, qui se manifestent de différentes manières ».

« Je ne sors plus autant qu’avant parce que clairement, je ne peux pas sortir. Je porte des lunettes de soleil partout dehors. Les bruits me dérangent, la lumière me dérange », énumère Yara.

« Je prends des calmants pour pouvoir dormir […] Pendant une semaine, je n’ai pas dormi, parce que chaque fois que je dormais, j’avais des cauchemars de l’événement. Je suis tout le temps en alerte dans la rue. Quand je vois la police, j’hyper-ventile. Même au métro, si j’entends des bruits brusques, je suis en hyper-vigilance. »

« Et je pense que ça va rester, parce que pour moi, c’était un événement hyper-traumatique où je m’apprêtais à mourir. Je m’apprêtais ou bien à mourir, ou bien à tomber dans un coma. »

Injustice politique

« C’est un abus de pouvoir grave qui a été exprimé ce soir-là », tranche Yara.

Pour Yara comme pour Ki’ra, la brutalité dont les policiers ont fait preuve à leur encontre – mais aussi plus généralement contre les manifestant·es qui dénonçaient le militarisme et le génocide en Palestine – constitue une forme de répression politique qui en dit long sur le rôle de la police dans notre société.

« La police va toujours être du côté qui arrête les progrès sociaux », juge Ki’ra. Or, « les changements sociaux, ça vient à cause d’un [dérangement]. T’as besoin de manifester, t’as besoin de mettre la pression sur les politiciens pour avoir des changements dans les lois, dans les politiques et dans ce que le gouvernement fait », croit-elle.

« Pour moi, c’est ça, le message de la police », estime aussi Yara. « C’est un message qui est anti-démocratique. »

« On ne peut pas être dans une démocratie libre si manifester, ça a des conséquences de violence, ça a des séquelles si graves. »

Yara

Yara souligne que les manifestations comme celle du 22 novembre sont importantes, parce qu’il s’agit d’un des rares moyens pour les personnes qui vivent au Canada de dénoncer le soutien des pays occidentaux aux atrocités commises par Israël en Palestine et au Liban.

« C’est pour ça que je suis allé·e manifester. Ces pays-là, y compris le Canada, financent la destruction de ma civilisation. »

« Mais moi, je n’ai aucun pouvoir là-dessus, je ne peux rien faire […] Mon seul pouvoir, c’est ma parole et mon écriture, et la participation à des manifestations. »

« Je connais des personnes qui sont mortes ou bien qui sont blessées à cause des crimes de l’État sioniste », confie aussi Yara, qui est d’origine libanaise. « Ce n’est pas la réalité de tout le monde ici. Et donc pour moi, participer à une manifestation, ça me fait me sentir moins seul·e. »

Mais aujourd’hui, la volonté de participation démocratique cède le pas à la peur.

« Une phrase me reste dans la tête », dit Yara. « Quand on essayait de s’enfuir de la police […] je leur ai demandé : “où est partie votre humanité?” »

« Puis un des policiers m’a répondu : “j’ai mon humanité, c’est juste ça qui se passe quand tu manifestes”. »