La conseillère d’Etat vaudoise Valérie Dittli devait comparaître devant le procureur général en qualité de prévenue d’abus d’autorité notamment. Mais la convocation a été annulée après des pourparlers secrets entre la magistrate et un avocat qui avait porté plainte contre elle, révèle la RTS. 

Imaginez la scène: Valérie Dittli qui se rend au siège du Ministère public central, à Renens, pour être entendue en qualité de prévenue par Eric Kaltenrieder. Cette scène aurait dû avoir lieu courant janvier, mais le procureur général vaudois a annulé la convocation à la suite d’un accord confidentiel passé entre la conseillère d’Etat vaudoise et l’ancien président de la Commission foncière rurale, qui avait porté plainte contre elle. 

Pour bien comprendre cette affaire dévoilée par le Pôle Enquête de la RTS, il faut d’abord camper le décor. La Commission foncière rurale supervise, entre autres, des ventes de terrains agricoles dans le canton. Elle est composée de cinq à sept membres nommés par le Conseil d’Etat. 

Son autorité de surveillance est le Département des finances et de l’agriculture, dirigé par Valérie Dittli. Il peut contester en justice les décisions prises par la commission. 

Une figure de la Commission 

Avocat lausannois, Jean-Claude Mathey a été une figure de la Commission foncière rurale pendant plus de vingt ans. Il présidait cette instance depuis 2015, mais son mandat a pris fin de manière abrupte en avril 2024 en raison d’un litige avec Valérie Dittli.

Selon les informations de la RTS, confirmées par le Ministère public vaudois, cet homme a déposé à cette période une plainte pénale à l’encontre de la conseillère d’Etat pour calomnie, subsidiairement diffamation, abus d’autorité et violation du secret de fonction. 

Cette action en justice ponctue un an de tensions entre les deux protagonistes. Selon des sources recoupées, Jean-Claude Mathey relate deux épisodes conflictuels dans sa plainte. Il revient d’abord sur des frictions autour d’une première décision de la Commission foncière rurale datant d’avril 2023.

A cette époque, la commission autorise la Fondation en liquidation des Hôpitaux de la Riviera à vendre des parcelles à l’entreprise Orllati. Le Département de l’agriculture recourt en justice contre cette autorisation, dénonçant une constatation incomplète des faits. La Commission annule alors sa première décision, remet l’ouvrage sur le métier et rend une nouvelle décision identique sur le fond, mais davantage développée cette fois.

En novembre 2023, la justice constate que la décision contestée a été annulée et que le recours du Département est donc devenu sans objet. Mais cet épisode laisse des traces. 

Favoritisme reproché 

Jean-Claude Mathey fait brièvement référence dans sa plainte à une deuxième décision de la Commission foncière rurale, prise cette fois en novembre 2023. Elle aussi a été contestée en justice par le Département de l’agriculture, en janvier 2024.

Interrogée sur les raisons du recours, Valérie Dittli refuse de donner des détails à la RTS, invoquant la procédure en cours devant la Cour de droit administratif et public (lire encadré ci-dessous).

Selon une source, dans ce dossier, le Département reprocherait à Jean-Claude Mathey d’avoir favorisé un particulier au lieu d’appliquer le droit foncier rural, ce qu’il conteste.

Refus de rentrer dans le rang 

Or, c’est précisément le contenu du recours du Département de l’agriculture contre cette deuxième décision de la Commission foncière rurale qui est à l’origine de la plainte pénale.

Selon plusieurs sources, Jean-Claude Mathey affirme dans sa plainte avoir été calomnié par les propos écrits tenus par Valérie Dittli à son égard. Il assure avoir demandé des explications écrites à la magistrate, mais n’en avoir jamais reçues.

A ses yeux, elle l’aurait même poussé vers la sortie de la commission simplement parce qu’il exprimait son mécontentement et demandait des réponses à ses courriers. Pour lui, elle se serait ainsi rendue coupable d’abus d’autorité.

Confrontée à ces accusations par la RTS, Valérie Dittli a refusé d’y répondre (lire encadré ci-dessous).

Les discussions capotent 

Près de deux mois après le dépôt de sa plainte, Jean-Claude Mathey est auditionné par le procureur général vaudois. Nous sommes en juin 2024. En parallèle, des discussions ont lieu avec Valérie Dittli autour d’un arrangement financier.

D’après les informations de la RTS, il est alors question d’un retrait de plainte conditionné au versement de quelque 30’000 francs, un montant couvrant notamment les frais d’avocat du plaignant.

Mais les négociations n’aboutissent pas. Questionné par la RTS, le Parquet vaudois précise qu'”aucun échange entre les parties n’a eu lieu dans le cadre de la procédure pénale devant le Ministère public, qui a toutefois été informé de pourparlers en cours”.

Levée d’immunité 

Après l’été 2024, Eric Kaltenrieder décide d’aller de l’avant. Pour lui, il est possible que la conseillère d’Etat ait fauté. “Après examen de la plainte et audition du plaignant, le procureur général a estimé disposer d’indices de commission d’infraction suffisants justifiant l’ouverture d’une instruction pénale, étant précisé que Madame Dittli bénéficie à ce stade de la présomption d’innocence”, précise par courriel Vincent Derouand, responsable de la communication du Ministère public vaudois. 

Cependant, pour pouvoir entendre la magistrate en tant que prévenue, le chef du Parquet doit d’abord demander la levée de son immunité au Bureau du Grand Conseil vaudois. Le 16 octobre, il prend alors contact avec cette instance composée d’élus de tous les partis représentés au Parlement.

Le 21 novembre, le Bureau prend connaissance du dossier transmis par le procureur général et autorise l’ouverture d’une enquête pénale. “Nous souhaitions que le Ministère public puisse aller au bout de son instruction. Par ailleurs, nous avons contacté la magistrate mise en cause et elle ne s’est pas opposée à la levée de son immunité”, explique le président du Grand Conseil Jean-François Thuillard. 

Rebondissement de taille 

Dans les jours qui suivent, le Ministère public convoque la conseillère d’Etat pour la confronter aux accusations. “Madame Dittli a été citée à comparaître en qualité de prévenue à une audition initialement fixée courant janvier 2025”, indique Vincent Derouand.

Mais deux semaines après la convocation de la magistrate, l’affaire connaît un rebondissement de taille. Le plaignant retire sa plainte et en informe le Ministère public.

Contacté par la RTS, Jean-Claude Mathey ne souhaite pas expliquer ce revirement ni répondre aux autres questions sur son litige avec la magistrate. Il évoque “un accord de confidentialité”.

Sollicitée elle aussi (lire encadré ci-dessous), Valérie Dittli ne livre aucune information sur l’accord passé. 

Joint à son tour, le chancelier d’Etat vaudois accepte de lever le voile “sur l’aspect d’une prise en charge financière”. “D’entente avec le Département de l’agriculture, le Conseil d’Etat a admis la prise en charge d’un montant de 8000 francs au titre de frais d’avocat de Jean-Claude Mathey, conformément aux pratiques de l’Etat. Le versement a été effectué par la Chancellerie via son budget”, précise Michel Staffoni.

Impossible en revanche de savoir si l’accord contient d’autres clauses, par exemple des compensations qui ne seraient pas d’ordre financier. 

Procédure classée 

Malgré le retrait de plainte, le Ministère public aurait pu interroger Valérie Dittli, l’abus d’autorité étant une infraction poursuivie d’office. Mais le procureur général a décidé d’en rester là. “Après analyse de tous les éléments portés à sa connaissance à ce stade, dont les explications complémentaires de M.Mathey dans le cadre du retrait de sa plainte, le procureur général a renoncé à entendre Mme Dittli”, explique Vincent Derouand.

Le 17 décembre 2024, Eric Kaltenrieder a donc émis « un avis de prochaine clôture », un document dans lequel il annonce aux parties son intention de classer la procédure, ce qu’il vient de faire ces derniers jours. 

Le 19 décembre 2024, dans un communiqué rédigé par les services de Valérie Dittli, le Conseil d’Etat vaudois annonce que Jean-Claude Mathey a décidé « de mettre fin à ses fonctions » de président de la Commission foncière rurale en avril 2024, soit huit mois avant la diffusion du communiqué.

Le gouvernement évoque “un président respecté de longue date” et lui témoigne “sa reconnaissance pour son engagement et l’étendue de ses compétences professionnelles mises au service de la Commission foncière rurale pendant plus de vingt ans”.

Le communiqué de deux pages ne fait aucune référence au différend entre les protagonistes, ni à la plainte pénale déposée puis retirée. 

Fabiano Citroni, Pôle enquête RTS