Saint-Florent-sur-Auzonnet, vendredi 7 février, 12h25. Un véhicule venu de la droite débarque sur la chaussée réservée aux coureurs, au Km 11 de la troisième étape de l’Etoile de Bessèges, et manque de provoquer une chute. Les premiers éléments du peloton décident immédiatement de poser pied à terre. Pendant quelques minutes, c’est d’abord l’incompréhension. “Vous avez des nouvelles, il se passe quoi ?”, peut-on entendre ici et là dans le peloton comme dans les voitures suiveuses. Arnaud Démare a le sourire. “Non, interdit de prendre des photos !”, plaisante-t-il à l’arrivée d’une poignée de photographes sur place.

« C’EST DOMMAGE POUR LES ORGANISATEURS, MAIS… »

Très vite, il s’avère que plusieurs coureurs du peloton ne souhaitent absolument pas reprendre la course. “On a eu une réunion ce matin-même où l’on nous a promis que ça n’arriverait plus. On se fout de nous”, est-il crié à l’oreille de membres de l’organisation. Jeudi en effet, à quelques 17 bornes de l’arrivée, un véhicule s’est présenté en contre-sens (!) de la course, provoquant une chute massive et l’abandon de l’un des favoris de l’épreuve, le Belge Maxim Van Gils. “Ce que je vois ici ne m’enchante pas trop, c’est assez dangereux”, soufflait déjà Nicolas Prodhomme à l’arrivée de la deuxième étape, à Marguerittes. Cet incident le conforte dans son envie de rentrer à la maison.

Voilà vite 20 minutes que le peloton est immobilisé sur les routes détrempées du Gard. Alors, que faire ? Reprendre la course après avoir montré un temps son mécontentement ? Ou aller encore plus loin en mettant tout bonnement fin à cette journée de course ? “Si on repart après avoir protesté, ça ne sert à rien. Honnêtement, je n’ai pas forcément envie de continuer. On nous dit toujours de faire attention sur le vélo, mais là on nous met en danger”, regrette Alexys Brunel auprès de DirectVelo. Son coéquipier Pierre Latour commence à s’impatienter. “On se gèle là, allez on rentre au bus !”. Mais il n’en est rien.

Les échanges se poursuivent, encore et encore, et personne ne semble se mettre d’accord. Le leader de la course, Paul Magnier, s’est isolé un peu plus loin sur la chaussée. “Je n’ai pas forcément mon mot à dire là-dessus, j’attends de voir ce qu’il se passe”, concède-t-il. Après une demi-heure de pourparlers, Axel Laurance s’impatiente. “C’est dur à dire mais à un moment donné, même s’il est impossible que 150 coureurs soient d’accord, il faut s’unir dans une décision”. Or, au sein de sa nouvelle formation INEOS Grenadiers, il a été décidé de ne pas repartir. “C’est dommage pour les organisateurs, mais ce matin on a demandé des garanties et malgré ça…. On sait que ça peut être fini pour les orga de l’Étoile si on ne remonte pas sur le vélo, c’est triste. Mais il faut savoir ce que l’on veut. Sinon, ça ne marchera jamais. Ce n’est pas la peine d’envoyer des messages dans les groupes WhatsApp pour ne pas agir le jour où l’on doit le faire”.

« DANS LA VIE, SI TU FAIS DES BÊTISES, TU ES PUNI »

Les représentants des coureurs, au nombre de trois, sont cette semaine Dries De Bondt (Decathlon AG2R La Mondiale), Oier Lazkano (Red Bull-BORA-Hansgrohe) et Benjamin Thomas (Cofidis). Les deux premiers cités ont émis le souhait d’en rester là, tandis que le Champion Olympique de l’Omnium est prêt à repartir. “Ce n’est pas que de la faute des organisateurs les mecs ! Les gens en bagnole font les cons, ils repartent même si on leur demande de s’arrêter. Et il y a de plus en plus de zones à sécuriser avec les dos d’âne, les ronds-points de partout etc”, est-il répété plusieurs fois, dans les grandes lignes. “Eh bien il faut plus de gendarmes pour les arrêter, ça ne se passe pas comme ça en Belgique ou aux Pays-Bas”, leur est-il répondu.

Et voilà maintenant 40 minutes que la situation n’a pas évolué. “Je préfère arrêter. C’est un vaste débat mais je pense qu’il va falloir que les plus petites courses, comme les Classe 1, s’adaptent dans les prochaines années, en proposant des courses en circuits, dans de plus petites zones”, analyse Soren Waerenskjold, vainqueur au sprint la veille. “Dans la vie, si tu fais des bêtises, tu es puni, tu vas en prison. Là, si l’organisation doit être punie par l’arrêt de la course, c’est triste mais il faut prendre des mesures pour les forcer à changer des choses. En Norvège, on a le même problème, il n’y a pas assez de bénévoles pour assurer la sécurité alors on en reste à de petits circuits. C’est la seule solution. On sait que les frais de sécurité coûtent toujours plus chers mais quand je vois ce qu’il se passe ici, je préfère arrêter”.

Le chaos est total après pratiquement trois quarts d’heure de discussions. En réalité, les avis sont extrêmement partagés. Chez Alpecin-Deceuninck ou Lotto, tout le monde n’est pas d’accord. Alors que fait-on ? En revanche, d’autres formations sont catégoriques. Chez Lidl-Trek par exemple, lauréate de l’Etoile l’an passé avec Mads Pedersen, on souhaite retourner à l’hôtel. Le capitaine de route, Julien Bernard, nous explique : “on a demandé des garanties que l’on n’a visiblement pas. Du moment où les conditions de sécurité ne sont pas réunies, il devient assez clair qu’on ne peut pas prendre le risque d’avoir une grosse chute et du monde à l’hôpital. C’est malheureux car on a vraiment envie de courir. C’est une course que j’apprécie beaucoup. Ça me fait vraiment mal au cœur. Mon père a organisé des courses pendant des années, je sais à quel point c’est dur. Le problème, c’est qu’on n’a pas envie de ramasser non plus. On a déjà vécu trop de tragédies ces dernières années. Il n’y a pas de solution miracle mais là, on s’est senti en danger deux fois”, synthétise-t-il alors que la situation ne s’est toujours pas décantée.

LE TON MONTE

Romain Le Roux arrive au milieu de la chaussée. Le responsable de la sécurité annonce que la course va reprendre. Les esprits s’échauffent. “C’est une dinguerie ! S’ils ne sont pas capables d’emmener la sécurité, pourquoi nous faire repartir ?”, peste Adrien Maire. “On ne va pas faire des courses sauvages. Là, ça s’est bien passé mais on aurait pu tous se faire faucher”. Oier Lazkano commence à sérieusement s’impatienter et évoque un argument de poids. “On vient de voter, équipe par équipe, et la majorité souhaite arrêter (reste à vérifier la véracité de cette information puisque la majorité des équipes ont finalement repris la route, NDLR), même chose au sein des trois représentants. Alors, à quoi sert-il de voter si on ne respecte pas la décision collective ?”, râle l’Espagnol, qui développe ensuite auprès de DirectVelo, devant la voiture du président du jury : “on leur a donné l’opportunité de s’améliorer lors de la réunion de ce matin, on leur a laissé une chance. Mais ça n’a pas fonctionné. Je veux courir, je suis venu ici pour ça, mais pas dans ces conditions”.

Comme d’autres coureurs, Rasmus Pedersen se projette à plus long terme, sans en vouloir spécifiquement à l’organisation gardoise. “Je suis partagé. C’est dommage d’arrêter mais c’est le tout début de saison et si on laisse passer ça, on laissera passer encore la prochaine fois…”. 50 minutes après l’arrêt de la course, la scission est définitive. Les coureurs d’EF Education EasyPost sont les premiers à définitivement rejoindre leur bus. À l’inverse, des coureurs de différentes formations, majoritairement françaises, se mettent en place pour un nouveau départ. Pour les Soudal-Quick Step, c’est non, malgré les nouvelles promesses de Romain Le Roux. “On fait le maximum et on fera encore le maximum cet après-midi et demain. On va vous mettre deux motards de gendarmerie en plus devant le peloton. Mais comprenez bien que l’on n’a pas les moyens du Tour de France !”. Yves Lampaert fait la moue. “On ne peut pas rester sur un circuit local à Bessèges, 100% sécurisé ?”. Réponse négative de l’ancien coureur pro. “Ce n’est pas possible car les déclarations en préfecture ne sont pas déposées. Mais on y réfléchira pour l’avenir”.

La décision tombe pour de bon : la course va bien reprendre, “pour ceux qui le souhaitent”. La majorité des WorldTeams refuse, y compris les Français de Decathlon AG2R La Mondiale. “Tant pis, on repart, même avec 20 coureurs s’il le faut”, insiste Romain Le Roux, soutenu par un Stéphane Javalet – manager historique d’Auber 93 – qui n’hésite pas à donner de la voix et à haranguer les troupes. “Allez, go, go !”, crie-t-il plusieurs fois en faisant de grands gestes de la main pour inviter les coureurs à se positionner sur une ligne de départ virtuelle. “On doit se battre pour la survie de cette course, pour la survie de notre vélo, même s’il y a des difficultés que l’on ne peut pas mettre sous le tapis. Mais là, si on ne repart pas, on flingue la course”. Oier Lazkano voit rouge lorsqu’une quarantaine de coureurs se prépare à retourner au combat. “Ok, ok… Bravo ! Vous avez eu une opportunité de changer les choses, mais vous ne la saisissez pas”. Il est interrompu par Anthony Delaplace. “Mais rentre au bus toi !”. La tension monte. “Pourquoi ne portez-vous pas vos couilles ? Vous attendez qu’il se passe quoi ? Qu’il y ait encore un mort ?”, peut-on entendre au loin.

DES SCÈNES LUNAIRES

Fataliste, incrédule, Dries De Bondt n’a plus les mots. “Vous allez vraiment repartir avec 20 ou 30 coureurs ?”, demande-t-il à Romain Le Roux, sans mépris ou méchanceté mais avec grand étonnement. “Oui, on va le faire”, lui est-il répondu. Une petite cinquantaine de coureurs se rassemblent – ils seront finalement une centaine -. Toutes les Conti françaises sont là : Auber, Nantes, Nice, Roubaix. “Oh putain ! On va marquer nos premiers points UCI aujourd’hui !”, est-il lâché avec humour. “Il y a des points DirectVelo en jeu là ?”, demandent Clément Izquierdo et Maxime Decomble, pour la boutade. “Allez, on reste tous ensemble, deux par deux, priorité à droite les gars”, blague un coureur en fond de paquet. “Tu me donnes combien toi ?”, interroge un autre coureur en clin d’oeil aux critériums d’antan. “Attention les gars, je suis là !”, prévient Arnaud De Lie en rigolant. Comme un présage dans la bouche du futur lauréat de l’étape. “Si les WorldTeams veulent rentrer chez elles, tant pis. Il n’y aura plus d’Etoile de Bessèges en 2026 mais ils s’en foutent, ils iront à Oman”, lance ironiquement Stéphane Javalet en évoquant les armadas du peloton international. 

Des véhicules de directeurs sportifs finissent par se croiser. Cette heure hors du temps touche à sa fin. Pas encore tout à fait. “On fait quoi alors les gars ?”, dit Sam Bennett à l’oreillette. L’Irlandais ne sait pas de quel côté ses coéquipiers sont partis. Sont-ils rentrés au bus, ont-ils repris la course ? La scène est lunaire. Le voilà qui croise finalement son coéquipier Rasmus Pedersen. La nouvelle tombe, ils rentrent à l’hôtel. Chez Lotto, Baptiste Veistroffer rejoint son leader Arnaud De Lie en course tandis que l’une des deux voitures de la ProTeam belge part… en contre-sens pour rentrer à Bessèges. Image saisissante, une de plus. Les Soudal-Quick Step sont les derniers à quitter la zone, tous ensemble et à très faible allure. Les Kern Pharma, le temps de se décider, reprennent la course… en retard et doivent chasser durant plusieurs kilomètres pour réintégrer le peloton.

La dernière scène cocasse est à mettre à l’actif des coureurs d’Unibet Tietema Rockets. Les infos sur RadioTour ne sont données qu’en français et la ProTeam pense que la course va repartir en convoi. C’est le cas pendant quelques kilomètres mais une fois la course relancée pour de bon, Adrien Maire, Axel Huens et leurs coéquipiers décident d’abandonner. Il n’y a pas assez de place dans la voiture pour récupérer tous les coureurs et le directeur sportif Sverre Dyngeland Vik se retrouve un temps seul sous la pluie, au milieu de nulle part et avec deux vélos, en attendant que ses collègues déposent les athlètes au bus puis ne viennent le rechercher. S’en suivront près de deux heures et demi de course sous des trombes d’eau, comme pour rajouter encore au drama d’une journée pas comme les autres, qui laissera assurément des traces.