« C’était en Pologne, c’est-à-dire nulle part », grinçait Alfred Jarry dans Ubu roi. A l’époque où il écrivait cette pièce, en 1888, ce pays en effet n’existait plus, rayé de la carte pour la troisième fois dans son histoire, partagé entre ses grands et gloutons voisins : la Prusse, la Russie tsariste et l’Autriche-Hongrie des Habsbourg. « La Pologne n’a pas encore péri », clament encore aujourd’hui les premiers mots de l’hymne national. Le poids de l’histoire y est écrasant. Réfugié à Paris comme tant d’autres patriotes polonais, le grand poète polonais du 19e siècle Adam Mickiewicz dépeignait son pays comme « le Christ des nations », crucifié, dépecé, écartelé mais triomphant de la mort par sa résurrection. Ce qui fut fait en 1918 après 123 ans sous divers jougs étrangers.

D’autres tragédies allaient suivre tout au long du XXe siècle, l’occupation nazie puis communiste, avant que la Pologne ne recouvre finalement sa pleine liberté avec l’effondrement de l’empire soviétique en 1989 dont elle fut un des grands protagonistes. A bien des égards et malgré de récurrentes poussées populistes, ce pays représente la success-story du post-communisme, à la fois grâce au dynamisme de son économie et surtout en raison de son rôle incontournable aussi bien militairement que diplomatiquement dans une Union européenne dont le centre de gravité s’est déplacé vers l’est depuis les élargissements du début des années 2000.

Syndrome d’une souveraineté post-traumatique

« Alors que se profile le spectre d’un retour du tragique de l’histoire sur ces « terres de sang », selon l’expression de l’historien Timothy Snyder, alors que l’Europe est sans doute face à son défi le plus existentiel depuis la fin de la guerre froide, alors qu’une administration Trump est synonyme d’incertitude quant à la protection américaine, les clés de compréhension de cet acteur central qu’est devenue la Pologne sont plus indispensables que jamais », écrit Pierre Buhler dans l’introduction d’un essai (1) brillant sur l’histoire de ce pays qu’il connaît très bien notamment pour y avoir été ambassadeur de 2012 à 2016. Un livre érudit et nécessaire pour saisir toutes les dimensions de ce qui est en train de son jouer à l’est de l’Europe.

Il y a aujourd’hui un incontestable moment polonais. Un Premier ministre à la tête d’une coalition libérale et civique a remplacé les xénophobes nationalistes du PIS, le parti droit et justice. En outre Varsovie préside ce semestre l’UE. Jamais dans son histoire tourmentée ce pays n’a été installé dans un environnement géopolitique aussi favorable, intégré dans l’Union européenne comme dans l’Otan. Mais il y a le retour de la menace russe avec l’ambition de Vladimir Poutine de reprendre le contrôle de l’espace post-soviétique et de son étranger proche. La guerre d’agression russe contre l’Ukraine a réouvert les plaies du passé.

« Par son ampleur et par le risque d’un effondrement d’un pays voisin, elle réveille brutalement en Pologne le spectre enfoui du retour de la guerre, de la perte de l’indépendance, voire d’une nouvelle disparition », pointe Pierre Buhler. On pourrait à cet égard parler de syndrome d’une souveraineté post-traumatique qui hante toujours la mémoire des Polonais.

Nous nous battons pour notre liberté et pour la vôtre

Pour cela la connaissance de l’histoire du pays est fondamentale pour comprendre ce qui est en train de se passer et pourquoi la Pologne a mis sur pied ce qui est désormais la plus importante armée conventionnelle de l’Europe avec plus de 200 000 hommes et plus de chars à elle seule que ceux dont disposent ensemble la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Un matériel militaire acheté surtout aux Etats-Unis et à la Corée du Sud parce qu’il est immédiatement disponible.

Les Polonais savent que les nations sont mortelles et pas seulement les petites. La République des deux nations réunissant la Pologne et la Lituanie fut pendant près de quatre siècles, entre 1386 et 1795, le plus vaste Etat de l’Europe avant que cette « république nobiliaire » ne s’effondre et ne disparaisse, à la fois paralysée par l’anarchie des rivalités internes et les appétits des voisins. « Si l’histoire du continent européen est un cimetière d’Etats à l’existence plus ou moins longue, aucun royaume de l’importance et de l’ancienneté de la Pologne n’a subi un tel sort », rappelle à raison Pierre Buhler.

Mais rebelle à toutes les occupations et forte d’un sentiment national bien ancré dont l’Église catholique était l’un des principaux bastions, la Pologne n’a cessé de lutter pour retrouver son indépendance. « Nous nous battons pour notre liberté et pour la vôtre », rappelaient les insurgés dont les révoltes furent à chaque fois écrasées par les empires qui se partageaient le centre et l’est du continent depuis la fin de l’aventure napoléonienne.

La Pologne, un allié modèle des Etats-Unis

Dans l’imaginaire polonais d’aujourd’hui, seul le couplage de sécurité avec les Etats-Unis est en mesure d’apporter une garantie fiable face à la menace venant de l’est. Conservateurs, populistes ou libéraux, les dirigeants de Varsovie se sont activés pour créer et afficher une forme de « relation spéciale » avec les Etats-Unis. Ils sont convaincus que le président Ronald Reagan a joué un rôle clé pour libérer l’Europe centrale et orientale du communisme. Ils n’ont pas ménagé leurs efforts pour intégrer au plus vite les structures euroatlantiques, l’UE et l’Otan, dès 2004, et se sont montrés des alliés modèles de Washington, hébergeant les prisons secrètes de la CIA pour traiter des terroristes islamistes ou présumés tels après le 11 septembre et participant à l’aventure irakienne de George W. Bush.

Aujourd’hui la Pologne se veut la pièce centrale du dispositif de défense du flanc est de l’Otan « et la véritable clé de voûte de la sécurité du continent, appelée à jouer le rôle qui était celui, toutes proportions gardées, de la RFA pendant la guerre froide », note Pierre Buhler. Mais la confiance qui fut longtemps sans faille pour la protection américaine est ébranlée aujourd’hui par l’unilatéralisme de l’administration Trump. De par leur passé de douleurs et de sang, les dirigeants polonais ne savent que trop bien que le pire peut devenir possible.

De cette Europe de l’autonomie stratégique encore en construction et qui doit réinventer le lien transatlantique, la Pologne veut être la vigie. Celle qui rappelle la réalité et le danger des ambitions néoimpériales de la Russie poutinienne comme elle n’a cessé de le faire notamment après 2008 et l’invasion de la Géorgie mais trop longtemps sans être écoutée.