Selon une enquête inédite de l’équipe data de la SRF, les sociétés privées jouent un rôle beaucoup plus important qu’on ne le pensait dans la récolte de signatures pour les initiatives populaires. Les cantons dans lesquels ces entreprises sont basées, soit essentiellement en Suisse romande, contribuent désormais proportionnellement beaucoup plus au succès de ces textes que le reste de la Suisse. Une évolution qui inquiète, car les premiers robots permettant de falsifier des signatures à grande échelle apparaissent sur le marché.

Pour la première fois, une équipe de journalistes a analysé en détail les signatures des initiatives populaires déposées à la Chancellerie fédérale. La source de cette enquête est le site internet de la Chancellerie, où ces données sont publiées par canton.

Avant 2016, la règle était plutôt que tous les cantons contribuaient à la récolte de signatures proportionnellement à leur part de citoyens et citoyennes ayant le droit de vote, comme c’était le cas pour l’initiative “Pour un climat sain” déposée en 2008, puis retirée en 2012 à la suite d’un contre-projet.

Il y a toutefois certaines exceptions. Selon les thèmes, les initiatives recevaient plus ou moins de soutien dans une région ou l’autre. Les signatures pour l’initiative de la fondation Weber “Pour en finir avec les constructions envahissantes de résidences secondaires” (2008), par exemple, ont pour une grande part été récoltées dans les grandes villes alémaniques, plus sensibles à la problématique.

A l’inverse, ce sont surtout les cantons romands et le Tessin qui ont contribué à l’aboutissement de l’initiative socialiste “Pour une caisse maladie unique et sociale” déposée en 2005. Les cantons de Vaud et Genève ont livré à eux seuls respectivement 22% et 15% des signatures, alors que la part des personnes ayant le droit de vote y était plus faible.

2016, l’année qui change tout

Entre 2000 et 2015, 85 initiatives populaires ont été déposées à Berne. Les signatures nécessaires proviennent plutôt des grandes villes alémaniques comme Zurich, Berne et Bâle. En moyenne, les Romands contribuent moins au succès de ces textes que la part des personnes dotées du droit de vote qui y résident.

Autour de 2016, la situation commence à changer. Il est devenu difficile de motiver les militants à aller dans la rue pour récolter les 100’000 paraphes nécessaires. Des sociétés privées s’engouffrent alors dans la brèche. Elles proposent aux comités, aux partis et aux associations faîtières de récolter des signatures contre une rétribution financière.

Au début, une signature coûte entre 2 et 4 francs environ. Ces sociétés de récolte sont créées principalement en Suisse romande, avec l’arrivée notamment du leader du marché Incop, fondé à Lausanne en 2016.

“Un pacte avec le diable”

Cette professionnalisation de la récolte de signatures se reflète immédiatement dans les statistiques. L’initiative “Pour sauver des vies en favorisant le don d’organes” aboutit en 2019 grâce au soutien de la société Helvète Initiative, qui récolte essentiellement dans les cantons de Vaud (39% de toutes les signatures), Genève (11%) et Fribourg (13%).

C’est la “Jeune Chambre Internationale de la Riviera” qui est responsable de l’initiative en Suisse romande. Son ex-président, Julien Cattin, l’avoue à nos collègues de SRF: “Sans le soutien de cette société, nous n’aurions pas réussi à faire aboutir le texte. C’était pour moi comme de conclure un pacte avec le diable.”

Même si les Romands sont plus favorables que les Alémaniques aux dons d’organes, la récolte piétine dans un premier temps. La chambre n’avait jamais récolté de signatures. Après avoir mandaté Helvète Initiative, la récolte prend enfin son envol, raconte Julien Cattin. Au final, 80% des signatures seront livrées par les cantons romands.

Même schéma pour l’initiative “De l’électricité pour tous en tout temps (Stop au blackout)”. La Suisse latine joue à nouveau un rôle clé: le canton de Vaud livre 28% des paraphes, Genève 13% et le Tessin 12%. Il faut dire que le comité d’initiative, financé par le riche couple de physiciens alémaniques Irene et Simon Aegerter, mandate surtout la société lausannoise Incop. En Suisse alémanique, la société zurichoise Sammelplatz Schweiz, de la députée UDC Susanne Brunner, récolte aussi des signatures.

30% des signatures de Suisse romande

Sur la période après 2016, les chiffres montrent clairement l’impact de ces sociétés privées sur la démocratie helvétique. Là où ces sociétés sont actives, essentiellement à Lausanne, Genève et Fribourg, la part des signatures livrées explose. Parallèlement, elle baisse dans les autres cantons.

Entre 2016 et 2020, la part des signatures venant de Suisse romande est en moyenne 11% plus élevée que dans la période précédente.

Alors qu’auparavant 81% des signatures venaient de Suisse alémanique et du Tessin, et 19% de Suisse romande, après 2016, 30% des paraphes viennent de l’est de la barrière de rösti et 70% du reste du pays. Dans neuf cas, les trois cantons de Vaud, Genève et Fribourg ont livré ensemble plus de 40% des signatures, ce qui ne s’était jamais vu avant 2016, alors que les Romands ne constituent aujourd’hui que 24% de l’électorat suisse.

Les soupçons de fraude se multiplient

Incop est sous le feu des critiques depuis longtemps. En 2020, l’émission Mise au point de la RTS montrait comment ses employés trompaient les passants dans la rue en mentant sur l’objectif des initiatives pour lesquelles ses employés récoltaient des paraphes. En 2023, SRF révélait ensuite qu’Incop demandait jusqu’à 7,50 francs par paraphe au lobby nucléaire pour son initiative “Stop Blackout” et qu’elle avait par ailleurs livré un grand nombre de signatures non valides.

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Incop est l’une des sociétés contre laquelle la Confédération a déposé plainte suite à la découverte de 21’000 signatures falsifiées fin 2024. Elle bénéficie de la présomption d’innocence.

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Le 17 mars dernier, le contrôle des habitants du canton de Zurich avertissait officiellement la population que la société “Pôle Suisse” ainsi qu’un proche d’Incop étaient en train de récolter des paraphes sans mandat officiel des comités d’initiative concernés. En 2024, Noemie Roten, du comité “Service citoyen”, dépose deux plaintes. Elle avait mandaté quatre sociétés de récolte commerciale et reçu une grande part de signatures non valides. Les communes ne sont toutefois pas en mesure de confirmer complètement la validité des signatures, car elles n’ont connaissance ni de l’écriture manuscrite ni de la signature de leurs citoyens.

Contactée, la Chancellerie fédérale indique que les soupçons de fraude ont commencé à se multiplier en 2022. “En 2024, le nombre d’annonces de soupçons de signatures falsifiées a augmenté, concernant de plus en plus aussi la Suisse alémanique.” La Chancellerie a mis en place fin 2024 un monitoring avec les cantons pour réduire les abus. Des tables rondes ont également été lancées dans le but d’élaborer un code de conduite pour la récolte de signatures. Le Parlement vient par ailleurs d’adopter une motion visant à démarrer un projet pilote de récolte de signatures par voie électronique au moyen de la nouvelle identité électronique (e-ID).

Jean-Marc Heuberger, Tybalt Felix et Cécile Denayrouse (RTS)

Sascha Buchbinder et Pascal Albisser (SRF)