La Commission européenne s’attaque à un totem. Le 6 mai, l’institution bruxelloise a dévoilé les premières lignes d’un plan attendu, visant à sevrer l’Europe de gaz naturel russe et priver Moscou des revenus que sa vente lui procure. «D’ici la fin de 2027, nous serons complètement libérés du gaz russe», a déclaré le commissaire à l’énergie et au logement, Dan Jørgensen. «Ce n’est pas une petite chose. Ce n’est pas sans défi», a ajouté le danois, alors que la Russie représentait 45% des importations européennes de gaz naturel avant la guerre en Ukraine, et encore 19% en 2024. Il s’agissait alors de 32 milliards de mètres cubes envoyés par gazoduc, et de 20 milliards de mètres cubes sous forme de gaz naturel liquéfié (ou GNL), acheminés par voie maritime… L’achat de gaz, mais aussi de pétrole et d’uranium à la Russie a représenté 23 milliards d’euros en 2024, chiffre Bruxelles.
Fin des contrats existants
La Commission présentera sa proposition législative en juin. Mais les grandes lignes sont là. D’ici la fin 2025, la signature de nouveaux contrats et l’achat en direct (spot) – qui représentent un tiers des achats actuels – seront prohibés. Ensuite, la Commission s’attaquera aux contrats à long terme déjà signés, qu’elle souhaite éliminer progressivement d’ici fin 2027, en ligne avec l’objectif de son plan Repower EU présenté en 2022. Pour cela, les entreprises européennes devront aussi dévoiler à Bruxelles les détails (volume, durée…) de leurs contrats d’achat de gaz russe.
Face aux débats, la Commission avance des arguments. L’arrêt, début 2025, du transit de gaz via le gazoduc Brotherhood, qui traverse l’Ukraine (qui représentait 15 milliards de mètres cubes), s’est fait sans heurt. Le marché a connu une hausse des prix en début d’année, mais les cours sont redescendus. Pourtant, l’opération décidée par Kiev devrait faire baisser la part de la Russie dans les approvisionnements européens de 19 à 13% !
En trois ans, les règles de stockage et d’échange entre les pays ont été renforcées. Et 14 unités de regazéification, qui permettent d’importer du GNL, ont été installées sur le continent entre 2022 et 2024, chiffre l’institution européenne. La capacité d’importation de l’Union européenne culmine désormais à 250 milliards de mètres cubes annuels. Côté offre, de nombreuses capacités de liquéfaction de gaz naturel doivent entrer en production aux Etats-Unis, au Qatar et au Canada d’ici fin 2026. Et la Commission compte aussi sur le projet Neptun Deep, porté par le pétrolier autrichien OMV au large de la Roumanie, qui doit produire 8 milliards de mètres cubes de gaz par an à partir de 2027. Ainsi que sur l’expansion du Trans Adriatic Pipeline qui doit assurer davantage d’importations depuis l’Azerbaïdjan.
Craintes pour la compétitivité
Dernier point, et non des moindres, la Commission parie sur une importante diminution de la consommation intérieure de gaz, avec 40 à 50 milliards de mètres cubes en moins d’ici 2027 ! Elle met en avant sa politique de sobriété et d’aide à la transition énergétique, de l’isolation des logements à l’électrification des fours industriels. Mais d’autres sont moins optimistes, et craignent une désindustrialisation.
Un argument qui fait mouche dans l’industrie… Le gaz est un combustible fossile, qui peut être aussi néfaste que le charbon pour le climat lorsqu’il est exporté par la mer. Mais difficile de sortir d’une addiction, alors que le méthane est bien moins cher que l’électricité pour générer de la chaleur en Europe… Et qu’il l’est encore davantage quand il provient de Russie ! D’où l’espoir – parfois assumé clairement, en particulier outre-Rhin – qu’un retour du gaz du Kremlin vienne donner une bouffée d’air frais à des secteurs en difficulté. C’est d’ailleurs le Kremlin lui-même qui avait serré les vannes. Et, quand il a fait machine arrière en 2024, l’Europe a augmenté ses achats de gaz russe de 19% a chiffré le think-tank IEEFA, qui note que la France fait partie des grands importateurs de GNL.
Les énergéticiens français ne s’en cachent d’ailleurs pas. «S’il y a une paix raisonnable en Ukraine, nous pourrions retrouver un flux de 60, peut-être 70 milliards de mètres cubes par an», expliquait ainsi Didier Holleaux, vice-président exécutif d’Engie à l’agence de presse Reuters. «L’Europe ne va jamais recommencer à importer 150 milliards de mètres cubes de la Russie comme avant la guerre… mais je ferais un pari autour de 70 milliards», ajoutait le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, dans le même article.
Une pression économique qui pèse sur le plan de la Commission, et à laquelle s’ajoutent des considérations politiques. Tout d’abord, la Commission ne peut obtenir l’unanimité alors que la Slovaquie et la Hongrie (dont les chefs d’Etat sont proches de la Russie et restent approvisionnés via le gazoduc Turkstream) s’opposent au plan. Ensuite, Vladimir Poutine a intérêt à retrouver un accès au marché européen – les flux de gaz se réorientent moins simplement que ceux de pétrole – et pourrait insister sur le sujet dans le cadre des négociations sur la fin de la guerre. Enfin, l’alternative consistant à importer davantage par la mer, pourrait entraîner une nouvelle dépendance de l’Europe aux Etats-Unis de Donald Trump, qui ont fourni près de la moitié du GNL acheté par l’Europe en 2024… Le soutien à l’Ukraine et la protection du climat sont de bonnes raisons pour que la Commission maintienne le cap. Mais ça ne sera pas simple.