Ceux qui pensent que le problème du logement au Luxembourg est un phénomène récent se trompent. En 1920 déjà, la philanthrope luxembourgeoise Aline Mayrisch disait: «Le logement est la véritable clé de la question sociale

Déjà à l’ère industrielle, les logements étaient rares dans les villes en pleine croissance. Les ouvriers, en particulier, vivaient souvent dans de mauvaises conditions. Les employeurs investissaient massivement dans la construction de logements afin de fidéliser leur main-d’œuvre à long terme.

L’affirmation datant de cette époque est donc toujours d’une brûlante actualité aujourd’hui. Les coûts élevés du logement sont le principal problème pour de nombreuses personnes au Luxembourg. Ils nuisent à la qualité de vie, rendent le pays moins attractif et posent de grands défis à la politique et aux autorités.

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L’ancien ministre du Logement Henri Kox (déi Gréng) déclarait en 2022 qu’il ne pouvait pas tout influencer et qu’il était avant tout ministre du Logement abordable.

Il a été critiqué pour cela, mais il avait raison sur certains points: les aides directes de son ministère (environ 50 millions d’euros par an), par exemple, sont faibles par rapport aux aides au logement du ministère des Finances (près de 600 millions d’euros). En outre, le ministère de l’Intérieur et les communes décident des règles de construction et des autorisations.

La sphère d’influence du ministère du Logement

C’est effectivement dans le domaine du logement abordable que le ministère du Logement a une grande influence. Il finance des projets de construction abordables, achète des logements à des promoteurs privés afin d’augmenter le nombre de logements publics abordables, établit des règles pour la construction, l’attribution de logements abordables et définit qui peut y prétendre. Il supervise également le Fonds du logement, qui détient plus de la moitié des logements locatifs abordables du pays.

Cet amendement permet aux autorités de procéder à des expropriations pour la création de logements abordables.

Sébastien Couvreur

Avocat

Le 8 mai 2025, le ministre du Logement Claude Meisch (DP) a présenté des amendements à la loi de 2023 sur le logement abordable. Un point important, mais jusqu’à présent peu remarqué: le projet de loi prévoit que le logement abordable soit désormais officiellement reconnu comme étant «d’utilité publique». Le gouvernement entend ainsi renforcer le droit au logement garanti par la Constitution luxembourgeoise.

Le logement comme intérêt public: un changement de paradigme

C’est un changement important, car «l’intérêt public» est une notion forte: elle permet à l’État d’intervenir également dans les droits de propriété dans l’intérêt général. «Cet ajout permet aux autorités de procéder à des expropriations pour la création de logements abordables», explique l’avocat Sébastien Couvreur, interrogé par nos collègues du Luxemburger Wort. «Certes, ce n’est pas explicitement dit dans le projet de loi. Mais c’est potentiellement l’un des objectifs visés par les auteurs du texte.»

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Selon la loi modifiée sur l’expropriation du 15 mars 1979, l’expropriation n’est possible que si «l’intérêt public» a été préalablement établi d’une certaine manière. Soit par une loi, soit par un arrêté grand-ducal (selon le demandeur : État, commune, organisme d’utilité publique ou personne privée).

Les tribunaux ne peuvent pas vérifier si ce que le législateur qualifie d’intérêt public en est réellement un.

Sébastien Couvreur

Avocat

«Ainsi, si l’intérêt public figure déjà dans la loi elle-même, comme ce serait le cas ici avec cet ajout, aucune autre preuve de l’intérêt public n’est nécessaire», explique l’avocat.

L’intérêt public n’est pas contestable devant les tribunaux

Cela a deux conséquences: «Il y a moins d’obstacles juridiques. Cela signifie qu’une personne concernée par une expropriation ne pourra plus la contester en justice si elle est effectuée pour le compte de l’État, car la déclaration d’intérêt public figurera alors déjà dans la loi et non plus dans un arrêté grand-ducal d’expropriation», poursuit l’avocat.

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Pour les communes ou les bailleurs sociaux, un arrêté grand-ducal déclarant d’intérêt public la construction de logements abordables restera certes nécessaire. «Mais même cette déclaration sera plus difficile à contester juridiquement, car la loi considère déjà de tels logements comme étant d’intérêt public et les tribunaux administratifs ne peuvent pas remettre en question l’évaluation du législateur. En d’autres termes, les tribunaux ne peuvent pas vérifier si ce que le législateur qualifie d’intérêt public en est réellement un.»

Les explications de la loi soulignent également à dessein que le terme «intérêt public» a été choisi, et non des termes plus généraux tels que «intérêt général» ou «bien public», «qui ne sont pas juridiquement équivalents à la notion plus restrictive d’intérêt public. Elle seule autorise la puissance publique à imposer des contraintes de droit public», explique l’avocat du cabinet Krieger&Associates.

Certes, la proposition de loi n’explique pas – probablement pour des raisons politiques – ce qu’il faut entendre par contraintes de droit public et ne parle pas non plus ouvertement d’expropriation. «Mais la référence à un jugement du tribunal administratif de 2011 montre clairement que les auteurs étaient au courant de cette possibilité et qu’ils y ont pensé», explique Sébastien Couvreur.

L’arrêt conclut ainsi: «L’intérêt privé, même collectif et appartenant à un grand nombre d’individus, ne suffit pas à conférer à une entreprise quelconque le caractère d’utilité publique, car ils ne sont pas le public, mais une somme d’individus dont l’intérêt ne sera jamais qu’un intérêt privé.»

De même, le Conseil d’État écrivait en 1998, dans son avis sur le projet de loi relatif à la réhabilitation de la Cité Syrdall: «Dans la mesure où des immeubles à exproprier ne sont pas destinés à un usage public, mais doivent servir à procurer des logements à des particuliers, on peut considérer que de telles expropriations ne répondent pas à un objectif d’utilité publique.»

Au vu de l’avis de 1998 et de l’arrêt de 2011, on peut se demander si le Conseil d’État, dans son avis sur le projet de loi, refuserait également de qualifier les logements abordables d’ «intérêt public», étant donné que ces logements profiteront principalement à des particuliers.

Le législateur peut imposer l’utilité publique contre le Conseil d’État

Maître Couvreur déclare à ce sujet: «Le Conseil d’État examine les projets de loi sous l’angle de leur compatibilité avec la Constitution, le droit européen et d’autres normes juridiques. Son seul pouvoir d’influence contraignant est une ‘objection formelle’ en cas de violation du droit supérieur, ainsi que le refus d’exonérer le second vote.»

Aujourd’hui encore, le législateur pourrait maintenir son avis selon lequel la construction de logements sociaux est d’intérêt public, même si le Conseil d’État est d’un avis contraire.

Sébastien Couvreur

Avocat

Il est possible, selon Couvreur, que le Conseil d’État soulève une telle objection formelle, comme en 1998, si les logements sociaux doivent être considérés comme «d’intérêt public». Le législateur pourrait toutefois ignorer cette objection ou bien définir plus précisément ou mieux réglementer les cas dans lesquels la construction de logements sociaux est considérée comme étant d’intérêt public.

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Dans le cas de la Cité Syrdall, la loi créant le «Fonds d’assainissement de la Cité Syrdall» a été adoptée malgré l’objection du Conseil d’État et son refus d’accorder la dérogation du second vote. «Le législateur pourrait aujourd’hui encore maintenir sa position selon laquelle la construction de logements sociaux est d’intérêt public, même si le Conseil d’État est d’un avis contraire», a déclaré Sébastien Couvreur.

La question de savoir si la loi est conforme à la Constitution ou à la Convention européenne des droits de l’homme pourrait se poser plus tard dans le cadre d’un contentieux d’expropriation. «Il serait alors possible de saisir la Cour constitutionnelle, voire la Cour européenne des droits de l’homme, par le biais d’une question préjudicielle, afin de faire vérifier si la loi est conforme aux exigences de la Constitution et de la Convention européenne des droits de l’homme», poursuit l’avocat.

La construction de logements en zone verte

Un autre aspect intéressant: si le logement abordable est considéré par la loi comme un intérêt public, les nouvelles constructions pourraient également être autorisées dans les zones vertes. Cela est directement mentionné dans le texte de loi. On y lit qu’en pratique, il est souvent difficile pour les promoteurs sociaux d’obtenir des autorisations pour des projets de construction, notamment dans le domaine de la protection de l’environnement. La nouvelle phrase de la loi devrait faciliter les choses.

En voulant reconnaître explicitement le logement abordable comme étant d’utilité publique, le gouvernement amorce un tournant juridique et symbolique important. Pour que cet objectif devienne réalité, le législateur doit assumer l’entière responsabilité des conséquences juridiques d’un tel tournant.

Cet article est paru initialement sur le site du Luxemburger Wort.

Adaptation: Julien Carette