Les internautes français ne peuvent plus se connecter à trois des principaux sites pornographiques au monde. Comme il l’avait annoncé mardi, le géant du secteur Aylo a bloqué l’accès aux contenus de ses plateformes Pornhub, YouPorn et RedTube peu avant 16 heures ce mercredi 4 juin.
Le conglomérat canadien, leader de la pornographie gratuite en ligne, entend ainsi protester contre les lois passées dans l’Hexagone depuis 2020 qui obligent les éditeurs de sites pour adultes à mettre en place des dispositifs de vérification d’âge de leurs visiteurs pour limiter l’accès des mineurs.
“Nous avons pris la décision difficile de suspendre l’accès à nos sites en France dès demain après-midi et d’utiliser nos plateformes pour nous adresser directement au public français”, a déclaré Alex Kekesi, vice-présidente de la communauté et de la marque chez Aylo, lors d’une conférence de presse organisée mardi.
Le groupe avait déjà pris des décisions similaires dans une vingtaine d’États américains ces derniers mois. Mais il s’agit d’une première en Europe. Cette annonce intervient à quelques jours de la date butoir permettant aux autorités françaises de prononcer des sanctions, pouvant aller jusqu’au blocage, contre les sites pornographiques qui ne respectent pas la loi.
Pourquoi cette décision et peut-elle durer ?
La suspension de ces trois places fortes du porno gratuit survient alors que doit entrer en vigueur ce samedi 7 juin le référentiel technique sur la vérification de l’âge pour la protection des mineurs contre la pornographie en ligne. A partir de cette date, l’Arcom aura la possibilité de mettre en demeure les sites pornographiques ne se conformant pas à la loi, y compris ceux établis dans un pays de l’Union européenne, comme ceux du groupe Aylo, qui avaient formulé un recours au niveau européen pour retarder l’application du texte. La loi permet ensuite à l’Arcom de demander aux fournisseurs d’accès à Internet le blocage des sites concernés et leur déréférencement par les moteurs de recherche sans passer par un tribunal. Cette procédure a déjà été utilisée à plusieurs reprises par les autorités depuis le mois d’avril pour demander des comptes à des plateformes établies en France ou dans des pays extérieurs à l’Union européenne.
Alors que les experts du secteur le voyaient plutôt rentrer dans le rang pour ne pas risquer d’être coupé du marché français, parmi les plus importants au monde, Aylo, qui revendique plus de 7 millions de connexions quotidiennes depuis la France sur ses plateformes, a choisi la manière forte pour exprimer son refus de se conformer aux exigences des autorités françaises. Le géant du porno prend les internautes à témoin et se place en défenseur des libertés individuelles. Il estime que les dispositifs de vérification d’âge promus par le gouvernement “n’ont jamais été testés auparavant à l’échelle d’un pays et créent des risques de piratage et de fuites de données”. Le groupe plaide à la place pour une vérification d’âge qui serait réalisée au niveau des appareils, par les éditeurs des systèmes d’exploitation comme Apple, Google et Microsoft, plutôt qu’au niveau des plateformes, pour qu’elle ne puisse pas être contournée par un VPN, notamment.
Par cette décision, Aylo engage un bras de fer avec le gouvernement français tout en adressant un signal d’alerte aux autres exécutifs à l’heure où des mesures de protection renforcées des mineurs sont à l’étude aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en Australie et dans l’Union européenne. L’entreprise voit dans ces évolutions réglementaires une menace directe pour son modèle économique, fondé sur un accès libre et massif à des contenus pornographiques monétisés par la publicité, accessibles jusqu’ici par un simple clic sur la mention déclarative “J’ai plus de 18 ans”. Aylo peut-il abandonner durablement un marché aussi important que la France, quatrième consommateur mondial de Pornhub selon les données de Statista ? Aux États-Unis, où le groupe mène une campagne similaire depuis le mois de mai 2023, ses sites affichent toujours un message de protestation dans 17 États (Montana, Caroline du Nord, Utah, Arkansas, Texas…) et il n’a donné aucun signe de recul.
Qu’affichent désormais ces sites ?
Les internautes qui tentent d’accéder à Pornhub, Youporn et Redtube depuis la France voient désormais s’afficher un message de lobbying à la place des vidéos habituelles pour expliquer la position du groupe sur la vérification de l’âge. “La liberté n’a pas de bouton off”, explique le message adossé à une reproduction du tableau de Delacroix “La Liberté guidant le peuple”. “Votre gouvernement propose de vérifier votre âge à chaque fois que vous visitez notre site. C’est fou, non ? Cela ne protège pas les mineurs, mais au contraire, cela met en danger la vie privée de tout le monde et expose les enfants à des risques”, continue Aylo.
La maison-mère de Pornhub, YouPorn et RedTube déplore d’avoir été ignorée alors qu’elle a essayé de collaborer avec le gouvernement en proposant “des solutions plus adéquates”, comme la vérification d’âge directement sur les appareils. Aylo estime enfin que ces mesures vont détourner les utilisateurs vers “des milliers de sites qui contournent délibérément les réglementations, ne vérifient pas l’âge des personnes figurant dans les vidéos et encouragent activement les utilisateurs à contourner la loi”.
Quelles sont les exigences des autorités françaises ?
Sur le plan technique, les plateformes ont plusieurs solutions pour s’assurer que leurs internautes sont bien majeurs. Les autorités les ont recensées dans un référentiel publié le 11 octobre dernier. Parmi elles figurent les algorithmes d’analyse faciale, capables d’estimer l’âge à partir d’un selfie vidéo. Ces outils sont encore perfectibles mais affichent des marges d’erreur de plus en plus faibles selon leurs concepteurs. Yoti, leader du secteur, est déjà utilisé par Pornhub pour authentifier l’âge des créateurs de vidéos, mais aussi par le groupe Meta pour détecter les comptes des mineurs sur ses réseaux sociaux. Les plateformes peuvent aussi demander un scan numérique d’une pièce d’identité ou s’appuyer sur un tiers de confiance, comme une banque, un opérateur téléphonique ou un bureau de tabac, pour vérifier la majorité de ses visiteurs.
La particularité de l’approche française réside dans le fait que les autorités imposent aux plateformes de proposer au moins une solution basée sur le principe de double anonymat. Ainsi, les plateformes doivent recourir à deux prestataires distincts, l’un chargé de collecter et vérifier les documents ou données confirmant la majorité de l’internaute, l’autre se contentant de transmettre cette information au site concerné. Ce cloisonnement vise à empêcher toute reconstitution du parcours utilisateur. En parallèle, les prestataires doivent impérativement respecter les exigences de la CNIL en matière de confidentialité et de sécurité des données.
Une demi-douzaine d’acteurs technologiques (IDxLab, Docaposte, AgeVerif…) se sont positionnés sur ce marché émergent de la vérification d’âge en France et proposent aujourd’hui des dispositifs complets combinant diverses méthodes pour laisser le choix aux internautes. Mais leur implémentation reste un enjeu financier majeur pour les éditeurs des sites qui met à mal leur modèle économique fondé sur la gratuité.
Les sites sont-ils vraiment inaccessibles ?
Depuis mercredi, les internautes ne peuvent plus accéder à Pornhub, YouPorn et RedTube en se connectant depuis une adresse basée en France. Contrairement aux mesures de blocage administratives, où la connexion est coupée en demandant aux fournisseurs d’accès à Internet de rendre inaccessible un site via son nom de domaine habituel, les restrictions mises en place par Aylo se basent sur l’origine géographique des adresses IP des internautes pour filtrer les connexions réalisées depuis l’Hexagone.
Ce type de blocage est relativement simple à contourner. Les internautes peuvent utiliser un VPN, un réseau virtuel, qui change l’origine géographique de leur adresse IP pour simuler une connexion depuis un autre pays où les plateformes sont toujours accessibles. Ces outils, comme NordVPN, Proton, CyberGhost ou Mozilla, sont facilement accessibles et ont déjà été largement popularisés l’an passé dans le contexte de l’explosion du piratage des matchs de football de la Ligue 1. Les recherches à leur sujet devraient à nouveau bondir en France ces prochaines heures. Mais leur utilisation est souvent conditionnée à un abonnement payant, ce qui risque de dissuader de nombreux internautes de les utiliser.
L’essentiel des amateurs de pornographie en ligne devrait surtout se reporter sur des plateformes alternatives gratuites qui ne se conforment pas encore à la loi. Le site Tukif indiquait en mars dernier avoir perdu 60% de son audience après la mise en place d’outils de vérification fin 2024. Aux États-Unis, le trafic de Pornhub avait aussi chuté de plus de 80% dans les États où des mesures similaires ont été appliquées l’an passé. Des experts du secteur mettent en garde contre le risque de voir la France pousser involontairement une partie des internautes vers des plateformes plus extrêmes, moins encadrées que les portails les plus visibles.
Comment réagissent les autorités françaises ?
La suspension des sites de la galaxie Aylo s’apparente à une victoire symbolique pour les autorités françaises qui se félicitaient récemment des premiers effets positifs de leur procédure. “Pornhub, YouPorn et Redtube refusent de se conformer à notre cadre légal et décident de partir. Tant mieux ! Il y aura moins de contenus violents, dégradants, humiliants accessibles aux mineurs en France. Au revoir”, s’est félicitée la ministre Aurore Bergé, mardi “Demander aux sites pornographiques de vérifier l’âge de leurs utilisateurs ce n’est pas stigmatiser les adultes, mais bien protéger nos enfants. D’autres l’ont fait. Si Aylo préfère sortir de France que d’appliquer notre loi, libre à eux”, a également fait savoir la ministre déléguée au Numérique Clara Chappaz.
Même si des solutions de contournement existent, la France espère que ces obstacles supplémentaires permettront de restreindre massivement l’accès aux 2,3 millions de mineurs qui fréquentent les sites pornographiques et réalisent chaque mois 12% de leur trafic auprès de ce jeune public dans l’Hexagone. L’échéance du 7 juin sera révélatrice et dira si le secteur consent à se plier aux exigences françaises ou préfère suivre Aylo dans son bras de fer avec l’État. En cas de résistance, l’Arcom devra lancer une nouvelle salve de mises en demeure, un chantier de taille face à une offre en ligne pléthorique et mouvante. L’autorité fait aussi le pari que les internautes accepteront de passer par ces nouveaux intermédiaires pour prouver leur majorité. Les premiers signaux sont encourageants. D’après nos informations, plus de 120.000 personnes ont déjà franchi le pas avec la solution française AnonymAge ces quinze derniers jours.
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