Est-ce un retour en arrière pour l’Ukraine ? The Kyiv Independent, n’hésite pas, lui, à évoquer un “tournant décisif”. En pleine guerre contre la Russie, Kiev a déclenché une onde de choc en adoptant une loi qui affaiblit considérablement ses institutions anticorruption. Mardi 22 juillet, le président Volodymyr Zelensky a promulgué une loi qui place deux organes clefs – le parquet spécialisé (SAP) et l’agence d’enquête anticorruption (NABU) – sous l’autorité directe du procureur général. Or ce dernier dépend lui-même du chef de l’État. Cette réforme, largement perçue comme un coup de frein à la lutte contre la corruption, a suscité une rare mobilisation dans les rues de Kiev, mais aussi Lviv, Dnipro et Odessa.

Plusieurs centaines de personnes se sont réunies, pancartes en main : “Nous avons choisi l’Europe, pas l’autocratie”, ou encore “Mon père n’est pas mort pour ça”, pouvait-on lire parmi les slogans. C’est la première grande manifestation antigouvernementale depuis le début de l’invasion russe, en février 2022. “Ces démonstrations sont pourtant interdites par la loi martiale et limitée par le couvre-feu nocturne”, rappelle Politico. De son côté, Bruxelles a réagi en faisant part de son inquiétude. “Profondément préoccupée”, la commissaire chargée de l’élargissement, Marta Kos, a dénoncé un “sérieux recul”. Le respect de l’État de droit reste une condition non négociable pour les négociations d’adhésion, rappelle la Commission européenne.

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Pour sa part, le président ukrainien justifie cette centralisation par la nécessité de purger le système de toute influence russe. “Nous avons tous un ennemi commun : les occupants russes. Et pour défendre l’État ukrainien, il faut un système de protection de l’ordre suffisamment solide, capable de garantir un véritable sentiment de justice,” a-t-il encore affirmé, mercredi 23 juillet. Deux jours avant, les services de sécurité ukrainiens (SBU) avaient annoncé l’arrestation d’un membre du NABU pour espionnage présumé au profit de Moscou. “L’infrastructure anticorruption fonctionnera. Simplement, sans l’influence russe”, a voulu rassurer Volodymyr Zelensky.

Ce dernier a enfoncé le clou, critiquant l’efficacité de l’infrastructure anticorruption ukrainienne, affirmant que des affaires étaient “en sommeil”. “Il n’y a aucune explication rationnelle au fait que des procédures pénales valant des milliards soient en suspens depuis des années”, a-t-il tancé.

“Mauvais jour pour l’Ukraine”

Selon le député Roman Lozinsky, la nouvelle loi accorde au procureur général le pouvoir de gérer le SAP, de donner des “instructions écrites obligatoires” au NABU et d’avoir accès aux détails de n’importe quelle affaire et de les déléguer au procureur de son choix ou à d’autres agences. Pour Semion Kryvonos, directeur du NABU, “l’infrastructure anticorruption a été détruite”.

Cette loi s’inscrit dans un contexte plus large de tensions croissantes entre le gouvernement et les voix critiques. En témoigne le sort du militant Vitaliï Chabounine, 40 ans. Cette figure du Centre d’action anticorruption (AntAC), poursuivie pour fraude et insoumission militaire présumée, risque jusqu’à dix ans de prison. Le 15 juillet, 90 ONG ont signé une lettre ouverte appelant le président à mettre fin à “l’utilisation du système judiciaire à des fins de représailles politiques”. Transparency International Ukraine a dénoncé des perquisitions “illégales” et une tentative de pression sur les enquêtes menées par l’agence. Le moment n’est pas anodin : selon la presse ukrainienne, le NABU et le SAP s’apprêtaient à inculper plusieurs anciens ministres.

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Créées en 2014 et 2015, à la suite de la révolution de Maïdan et avec le soutien explicite des alliés occidentaux, ces structures de lutte contre la corruption sont devenues un symbole des efforts démocratiques du pays. Leur fragilisation menace donc bien plus que leur fonctionnement interne : elle jette une ombre sur le projet européen de l’Ukraine. “Ce texte va à l’encontre de nos obligations dans le cadre du processus d’intégration à l’UE”, alerte Anastassia Radina, présidente du Comité anticorruption du Parlement. Depuis Kiev, un diplomate européen nuance cependant : “Est-ce un revers ? Oui. Est-ce un point de non-retour ? Non.” Pour l’heure, les alliés occidentaux restent prudents. En effet, réduire l’aide à un pays dont l’armée est en première ligne face à la Russie reste difficile à envisager.

Dmytro Kuleba, qui a démissionné de son poste de ministre des Affaires étrangères ukrainien en 2024, a martelé qu’il s’agissait d’un “mauvais jour pour l’Ukraine” et que le président ukrainien avait le choix : se ranger du côté du peuple ou non. Mais dans ce double combat – contre l’armée russe et pour la démocratie –, les signaux envoyés par Kiev pourraient bien peser lourd. Reste à l’Ukraine de convaincre qu’elle ne sacrifie pas ses principes sur l’autel de la guerre.