Sous couvert de défendre la cause masculine, les figures du masculinisme en ligne recyclent les vieux clichés sexistes avec les codes d’aujourd’hui : stories léchées, rhétorique bien huilée, avec une audience de plus en plus jeune. Face à eux, une génération de garçons en quête de repères, désorientée par la fin des modèles patriarcaux sans toujours trouver d’alternative. Si le malaise est réel, la réponse, elle, flirte dangereusement avec l’idéologie. Et derrière l’apparente revanche des mecs sympas, se cache une haine ordinaire totalement décomplexée.
Le masculinisme, ou la peur de perdre ses privilèges
Comment définir ce courant idéologique ? Si la série Netflix « Adolescence » a remis en lumière le phénomène, le masculinisme n’est pas nouveau. Il est, selon Sylvie Lausberg, présidente de la commission éthique du Conseil des femmes francophones de Belgique, « la réponse réactionnaire d’une société patriarcale qui voit ses privilèges remis en question ». Ce n’est pas un phénomène qui surgit de nulle part, complète Margot Foubert, chargée de mission chez Sofelia : « L’antiféminisme a toujours existé. Dès qu’il y a une avancée féministe ou pour les droits des minorisé·es, il y a un backlash. »
Le masculinisme s’est structuré en deux grandes vagues. Dans les années 1970 aux États-Unis, il prend d’abord la forme d’un mouvement de pères revendiquant la garde de leurs enfants, sur fond de lois sur le divorce. « Ils ont créé un mouvement des pères qui voulaient élever eux-mêmes leurs enfants, avec comme figures de proue inconscientes des films comme “Madame Doubtfire” ou “Kramer contre Kramer” », précise Lausberg. En Europe, cette idéologie traverse l’Atlantique par capillarité. Les ouvrages pseudo-psychologiques comme « Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus» essentialisent les sexes à coups de clichés plus ou moins bienveillants. « Lors de ses conférences, l’auteur explique par exemple qu’une femme qui ne veut pas faire l’amour doit s’y résoudre, c’est comme tremper l’orteil dans l’eau pour se décider à entrer dans la piscine… Les propos de ce best-seller ont été relayés via une pièce de théâtre qui est toujours jouée aujourd’hui à Paris ou à Bruxelles. Ce qui est présenté comme de l’humour véhicule des stéréotypes patriarcaux puissants. »

Le masculinisme d’aujourd’hui n’est plus une somme d’individus isolés. C’est un mouvement structuré qui s’organise et qui s’affiche
La deuxième vague se structure en réaction au mouvement #MeToo. « Recentrer la notion de consentement dans les rapports sexuels a ébranlé certains hommes persuadés qu’ils avaient un droit de jouissance sur le corps des femmes », observe Lucie Barridez, chargée de plaidoyer au Centre d’action laïque. Enfin, Margot Foubert rappelle également un événement marquant dans l’histoire du masculinisme. En 1989, à Montréal, un homme armé, après avoir séparé les hommes et les femmes, tue 14 étudiantes de l’École polytechnique en criant « Vous êtes toutes des féministes ». Dans sa lettre de suicide, il accuse le féminisme d’avoir gâché sa vie. « C’est un acte masculiniste avant l’heure, même si le mot n’existait pas encore. »
Crise, virilité et extrême droite : le cocktail masculiniste
Pour Lucie Barridez, « le masculinisme d’aujourd’hui n’est plus une somme d’individus isolés. C’est un mouvement structuré qui s’organise et qui s’affiche ». Celui-ci prétend dénoncer une misandrie imaginaire. Leur credo ? Le féminisme serait allé trop loin et aurait inversé les inégalités au détriment des hommes. Ces groupements défendent des positions profondément réactionnaires. « Ils veulent revenir à une société traditionnelle, nationaliste, capitaliste. Celle qui promettait au “self-made-man” de régner sur sa maison, sa femme et ses enfants », note Barridez.
Ce retour idéalisé aux Trente Glorieuses séduit d’autant plus qu’il arrive dans un contexte d’insécurité économique généralisée. Entre précarité, chômage et perte de repères, certains cherchent à retrouver une forme de dignité à travers des discours identitaires, notamment virilistes. La formule d’Édouard Louis l’illustre bien : « La masculinité, c’est la richesse des pauvres. » Le dernier moyen de reconquête pour les marginalisés. Un phénomène qui touche aussi les femmes, séduites par des figures comme Thaïs d’Escufon, ex-porte-parole de Génération identitaire, qui promeut une vision ultraconservatrice du féminin comme voie de reconquête de soi.
Un terreau parfait pour l’extrême droite, qui n’a pas tardé à s’y engouffrer. D’Orbán à Milei, en passant par Trump soutenant Andrew Tate, les figures nationalistes assument désormais des discours ouvertement antiféministes. « La fenêtre d’Overton (concept décrivant l’acceptabilité progressive d’idées radicales, NDLR) s’est ouverte » , constate Sylvie Lausberg. « Des hommes de pouvoir ont rendu ces idées acceptables. »
Incels, MGTOW, coachs en virilité : bienvenue dans la manosphère toxique
Incels, MGTOW, pickup artists… Derrière ces acronymes à la sauce Reddit, un même fil rouge : le contrôle du corps des femmes. Les incels (célibataires involontaires) estiment que le sexe leur est dû. Les MGTOW (« Men Going Their Own Way ») ont décidé de s’éloigner des relations avec les femmes et de la société traditionnelle, estimant que celles-ci nuisent à leur liberté et à leur bien-être.
Quant aux pickup artists, ils transforment la drague en performance violente. « Ils parlent de cibles, de proies, de techniques. Ils harcèlent les femmes dans la rue en se donnant pour challenge de collectionner un maximum de numéros, c’est une logique de prédation », explique Lucie Barridez. Même rhétorique dans le mouvement des « droits des pères », qui se présente comme une défense des hommes face à une justice biaisée, mais dont les figures sont régulièrement accusées de violences intrafamiliales. « Derrière ce discours victimaire, il y a une profonde haine des femmes », rappelle Sylvie Lausberg.
Les réseaux sociaux, incubateurs virilistes
YouTube, TikTok, Insta, Twitch… Les réseaux ont largement contribué à la diffusion des discours virilistes. En mode frontal ou en douce, sous forme de conseils fitness, développement perso ou diètes carnées. « Un simple clic pour perdre du ventre, et on se retrouve happé dans une spirale idéologique », explique Lucie Barridez.
Et les algorithmes en redemandent. Plus c’est clivant, plus ça tourne. Résultat : même les jeunes qui s’y opposent finissent noyés dans la manosphère. « Cette logique d’amplification enferme les utilisateurs dans des bulles idéologiques, avec des conséquences bien réelles : certains passent à l’acte, comme l’a montré l’affaire Mickaël Philetas en France », ajoute Margot Foubert. Cet autoproclamé « coach en séduction » dispensait ses théories misogynes sur sa chaîne YouTube et fréquentait des réseaux masculinistes avant de tuer son ex-compagne de 80 coups de couteau.
Un malaise masculin ? Oui, mais pas comme ils le prétendent
Offline aussi, le masculinisme se structure : colloques, lobbying, procédures judiciaires. Et des business virils à la Bali Time Chamber, où pour 1.290 $ la semaine, on promet la « reconnexion masculine » à coups de muscu, bains glacés et 1 kg de viande par jour. « Nous devons créer les conditions pour que les hommes forts puissent à nouveau se lever, sans attendre une guerre mondiale pour lancer ce mouvement », clame son fondateur, Nicolas de Paoli.
Comment aborder cette crise de la masculinité sans tomber dans le piège du retournement victimaire ? « Les masculinistes situent leur souffrance dans le rapport avec les femmes, alors que leur souffrance vient des normes virilistes qu’ils sont sommés d’incarner », rappelle Irène Zeilinger, sociologue et cofondatrice de l’association Garance. Margot Foubert complète : « Le patriarcat hiérarchise aussi les hommes. Ceux qui expriment leurs émotions sont vus comme faibles. Résultat : des hommes qui ne consultent pas, qui ne parlent pas… et qui explosent. »
Comment prévenir l’adhésion des adolescents au masculinisme ?
Rétablir le dialogue
« Le problème dans la série “Adolescence”, c’est notamment le silence du jeune garçon », explique Sylvie Lausberg. Les ados ont besoin d’un espace de parole. Les repas, les trajets, les moments informels sont autant d’occasions à saisir. Un adolescent mutique peut être un adolescent en danger.
Repérer les signes
Mépris envers les filles, moqueries sexistes, influenceurs virilistes en fond sonore : autant de signaux à ne pas minimiser. « Les likes, les vidéos regardées, les commentaires postés sont des indices objectifs », précise Lucie Barridez.
Ne pas rester seuls
Écoles, PMS, animations EVRAS, psychologues : les relais existent. « Il ne faut pas tout porter seul », insiste Lucie. Et militer pour une EVRAS renforcée à l’école, bien au-delà des quatre heures actuelles. Les cours de philosophie et citoyenneté sont aussi des outils puissants. Côté ressources à destination des écoles et autres professionnels, Irène Zeilinger recommande l’outil Le Système des drapeaux (Sensoa), les boîtes d’animation AMO ou encore le guide Clouer le bec (Garance).
Développer l’esprit critique
« Il faut commencer tôt, et ne pas attendre qu’ils deviennent adolescents », souligne Irène Zeilinger. Apprendre à vérifier ses sources, résister à la pression du groupe, poser ses limites. Cela suppose aussi de limiter la surexposition aux écrans : « Les écrans utilisés comme baby-sitters empêchent le développement d’une pensée indépendante. »
Nommer les violences en ligne
« Les parents sous-estiment parfois la gravité des violences numériques », avertit Margot Foubert. Pourtant, le stress post-traumatique peut être aussi intense qu’en cas de violences physiques. Le rôle de modération des plateformes est aussi central : leur responsabilité est encore trop limitée.
Montrer d’autres masculinités
Un garçon sensible, fluet ou homosexuel ne devrait jamais être marginalisé. « C’est en combattant les stéréotypes à la racine qu’on prévient les dérives », rappelle Sylvie Lausberg. Montrer à son enfant d’autres modèles de masculinité, ouvrir la voie à d’autres identités, c’est aussi offrir une alternative au repli identitaire viriliste.