Le sommet de l’Alliance Atlantique (Washington juillet 2024) a proposé que l’Otan s’implique non seulement en Europe mais aussi, avec ses « amis » ailleurs dans le monde et notamment dans le Pacifique. L’Otan est-elle un lieu de décision ou une agence d’application ?

L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord est l’appareil militaire de l’Alliance Atlantique, créé en 1949 face aux soviétiques, en Europe de l’Ouest, en Atlantique au nord du Tropique du Cancer et en Méditerranée. Aux 12 membres d’Europe occidentale et d’Amérique du nord[1] se sont ajoutées la Grèce et la Turquie en 1951 et l’Allemagne de l’Ouest en 1954 – conduisant l’URSS à fonder le pacte de Varsovie en 1955[2]. Les États-Unis ont conclu des accords bilatéraux complétant l’Otan en 1953, avec l’Espagne de Franco (l’Espagne n’entrera dans l’Otan qu’en 1981) et le Maroc. Des alliances liées ont fonctionné en 1950-70 au Moyen Orient (Cento) et en Asie (Otase)[3].

L’Otan n’a participé à aucune opération pendant toute cette période, se contentant de sa « guerre imaginaire »[4], alors même que certains de ses membres, Américains, Français, Portugais, Britanniques… étaient activement engagés dans des guerres tragiques. La première action de guerre de l’Otan a eu lieu en Bosnie-Herzégovine en 1993.

Après la fin de la guerre froide, quel Otan ?

Avec la fin de la guerre froide la question de la pérennité de l’Otan s’est posée : elle avait perdu sa raison d’être alors que le Pacte de Varsovie s’auto-dissolvait. Le choix, surtout européen, a été de la maintenir[5]. L’Otan a conclu des « partenariats pour la paix » avec ses anciens adversaires ; celui avec la Russie perdurera jusqu’au début des années 2010. Les partenaires ont adhéré à l’Alliance entre 1999 et 2017[6]. La Suède et la Finlande se sont ajoutées après l’agression russe en l’Ukraine, portant le total des membres à 32 États.

L’Otan est l’outil de l’Alliance, une agence, une assurance

Totalement dominée par les États-Unis, l’Alliance n’est pas établie entre égaux. Les USA contrôlent le commandement militaire central et les commandements annexes, laissant aux Européens le « secrétariat général » civil, tenu par des personnalités dévouées, généralement du Benelux ou de Scandinavie. Les étasuniens disposent de bases en Allemagne, Italie, Royaume-Uni, Espagne, Grèce, Turquie, Pays-Bas, Portugal, Islande, Groenland (dépendant du Danemark). Des « groupements tactiques » otaniens, avec présence américaine ou non, ont été déployés depuis 2017 en Pologne, dans les pays baltes, en Slovaquie et en Roumanie, et depuis 1999 au Kosovo (sous mandat de l’Onu).

La prééminence américaine a été contestée par certains (Espagne, Turquie). La seule « dissidence » réelle a été celle de De Gaulle en 1965. L’État-major (Shape) a dû quitter Paris et Versailles pour Bruxelles et Mons, avec les dizaines de milliers de soldats américains alors présents en France. Mais la France avec De Gaulle n’a pas « quitté l’Otan », restant membre de l’Alliance, donc de son organisation. La France a bien pris ses distances avec le « commandement intégré » de l’Otan, ce qui en pratique ne signifiait que l’absence lors des exercices nucléaires virtuels. Nicolas Sarkozy, en le « réintégrant » en 2008, et obtenu la direction d’un nouveau « commandement allié transformation » (SACT) distinct du « commandement allié opération » (ACO), chargé des « questions doctrinales et de transformation », sans que l’on comprenne ce que ses chefs français successifs ont vraiment « transformé ».

En pratique, au Kosovo en 1998-99, et plus encore lors de la très longue présence de l’Otan en Afghanistan de 2001 à 2021, ce sont les Américains qui ont fixé la stratégie militaire et politique, consultant éventuellement quelques alliés privilégiés. L’Otan a servi de prestataire de services appliquant les décisions prises ailleurs. Et c’est toujours le même schéma concernant l’Ukraine…

L’Otan est d’abord une agence productrice de normes, de types d’armements, de méthodes de « management ». Il y a longtemps que ces normes et méthodes sont élargies à des pays amis, comme en Europe la Suède, la Finlande, la Suisse, l’Autriche…, en Indopacifique le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Taiwan…, les alliés arabes, du Maroc aux pétromonarchies, dans une large mesure le Pakistan, sans parler d’Israël.

Cette « normativité » de l’Otan favorise des industries étatsuniennes, soutenues par l’action de lobbies puissants – par exemple Italiens, Belges, Néerlandais. L’agence offre même des services « de gestion de crise » pour des actions de formation (Irak), pour le contrôle aérien (Union Africaine), pour la lutte antipiraterie (Océan Indien), etc. Jusqu’à la sécurité des Jeux olympiques d’Athènes en 2004 (opération Distinguished Games).

L’Otan est perçue comme une police d’assurance, avec le supposé « parapluie nucléaire » américain qui ne s’appuie cependant sur aucune clause précise. L‘article 5 du traité de l’Atlantique Nord prévoit seulement que les alliés « se doivent assistance en cas d’agression, l’agression contre l’un d’entre eux entraînant la solidarité de tous les autres ». Cette logique « assurantielle » explique la popularité de l’Otan dans les pays d’Europe centrale, baltes ou balkaniques, auprès des opinions publiques. La menace envisagée est généralement russe, mais il peut aussi s’agir d’un voisin imposant – Serbie pour le Monténégro et la Croatie, voire Bulgarie pour la Macédoine du Nord – ou même d’une conflictualité interne à l’Alliance, comme entre la Turquie et la Grèce. C’est pourquoi la Géorgie, la Moldavie ou l’Ukraine, menacées par la Russie, voulaient dès 2008 une pleine adhésion. C’est aussi la raison pour laquelle des membres de l’Alliance ont refusé ces adhésions, comme celle de la Bosnie-Herzégovine, de peur d’être entraînés dans des conflits.

Notons que l’article 42 du traité de Lisbonne de l’Union Européenne prévoit aussi que « au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens[7] ». Cette « garantie UE » est cependant perçue comme moins fiable que la « garantie Otan ».

Pas de sécurité européenne sans Otan ?

Aurait-on pu imaginer une architecture de sécurité en Europe sans Otan ?  D’autres institutions pouvaient servir de base à une sécurité collective.

Le Conseil de l’Europe (CdE) a été fondé en 1949 par 10 pays Ouest-européens. Après la fin de la guerre froide, il a été élargi à tous les pays du continent[8], dont la Russie (celle-ci a été exclue du Conseil le 16 mars 2022). Le CdE est théoriquement le garant de l’état de droit, car dépositaire de la Convention européenne des Droits de l’Homme, qui a force de loi dans tous les États membres. Il revient donc à la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) de faire respecter cette Convention. Elle crée un cadre juridique pour l’exercice des droits fondamentaux. Mais la CEDH ne dispose pas de moyens pour faire respecter ses jugements, et la Convention elle-même est mise en cause en Europe par diverses forces d’extrême droite, voire de droite.

Une autre institution a été conçue explicitement pour la sécurité : l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). La forme initiale, dite CSCE, résulte de l’Acte final de la Conférence d’Helsinki d’août 1975 signé par tous les États d’Europe de l’Ouest et de l’Est – y compris l’URSS, les États-Unis et le Canada. L’Acte est composé de trois « corbeilles » : la sécurité (au sens militaire), les droits humains, la coopération économique et culturelle. De nombreux mouvements des sociétés civiles, de l’Est et de l’Ouest, se sont emparés du contenu de cet Acte final pour qu’en soient respecté les principes. L’OSCE a été consolidée en 1995 avec des fonctions théoriquement étendues (maitrise des armements, terrorisme, bonne gouvernance, démocratie, sécurité énergétique, droit des minorités, liberté des médias, etc.). Ce fut aussi à partir de ce moment-là qu’ont été conclus plusieurs accords de désarmement[9] et de « confiance » concernant l’Europe et que fut envisagé un « Helsinki » de la Méditerranée[10].

Pourtant, le Conseil de l’Europe et l’OSCE sont demeurées marginaux. Limités par la règle de l’unanimité des États membres, et surtout parce que les principaux États (dont la France) n’ont jamais eu l’intention de donner des prérogatives, et a fortiori des moyens, à ces organisations, réduites à des bureaucraties organisant avec difficulté des missions d’observation d’élections, de vérification de cessez-le-feu ou de cadre de négociations inefficaces en ex-Yougoslavie, au Nagorny-Karabagh, dans le Donbass, etc.

S’emparer des questions de défense et de sécurité

Au tournant du siècle, les organisations représentatives des « sociétés civiles », et les partis progressistes européens, ne se sont pas emparés des questions de sécurité, se contentant pour l’essentiel de slogans plus ou moins creux, certains pour une hypothétique « défense européenne » ou d’une supposée extension naturelle de la « démocratie de marché », pour d’autres d’une dénonciation abstraite de l’Otan.

La période de stabilité post guerre froide n’a pas duré, et la situation n’a cessé de se dégrader depuis 2008 pour de multiples raisons géopolitiques – échecs américains, montée progressive de la Chine, agressivité russe, etc. – et structurelles (crise écologique), réactualisant la potentialité d’un affrontement mondial, et la réalité de guerres atroces dont deux impactent directement l’Europe en Ukraine et en Palestine. La course aux armements reprend partout, les politiques de « sécurité » aussi – considérant tous les problèmes comme relevant de la sécurité au sens militaro-policier – sur fond de raidissements identitaires/nationalistes. Nous sommes très loin d’une dynamique de sécurité collective durable.

Faut-il se résigner à cette militarisation croissante ? Aujourd’hui, la question pratique n’est pas de « quitter l’Otan ». Elle est d’interpeller nos gouvernements sur les politiques à court terme, les stratégies à long terme et les décisions militaro-industrielles, que ce soit sous couvert de l’Otan (en Ukraine) ou non (en Palestine). Personne n’a demandé des comptes sur les vingt ans de fiasco afghan, considéré par l’Assemblée parlementaire de l’Otan « comme un succès de l’Alliance »[11].  Dans l’immédiat, il faut agir vis-à-vis toutes les instances gouvernementales, parlementaires, otaniennes, européennes ou nationales, sur les guerres en cours, mais aussi sur d’autres sujets. Exemple : l’Otan vient de publier un rapport[12] soulignant que la crise climatique est le défi sécuritaire majeur de notre temps. Ne faut-il pas l’interpeller sur le fait que les choix des gouvernements, des armées, de l’Otan elle-même, contribuent à la crise climatique comme premiers pollueurs de la planète[13].

À plus long terme, il faudra bien (re)construire un système de sécurité collective durable en Europe, qui ne pourra qu’être basé sur les principes du CdE et de l’OSCE, et, à l’échelle mondiale, sur le respect effectif de la Charte des Nations Unies.

Un système de sécurité collective durable en Europe ne peut pas être fondé que sur des choix militaires, des systèmes d’armes et de stratégies supposées, mais aussi sur des choix sociaux. Le développement d’un système de Défense civile non-violente peut faire partie des moyens d’assurer la sécurité face à un agresseur. Il nécessite une grande capacité d’auto-organisation et de cohésion sociale, conditions non remplies en Ukraine lors de l’invasion de février 2022. Pourtant, la vivacité des organisations locales (associations, syndicats, etc.) a été un élément déterminant de la résistance de l’Ukraine, et l’est toujours, malgré la fatigue et les tensions. Pas tout à fait une Défense civile non-violente mais tout à fait une forme quotidienne de résistance[14].

Notes

[1] États-Unis, Canada, Royaume-Uni, France, Italie, Portugal, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Danemark, Norvège, Islande.

[2] Le pacte de Varsovie, créé en mai 1945, comprenait l’URSS, l’Albanie (jusqu’en 1968), la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la République Démocratique Allemande.

[3] Le Cento, ou pacte de Bagdad, affaibli par la révolution irakienne de 1958, enterré après la chute du shah d’Iran en 1979 ; l’Otase, organisation du traité de l’Asie du Sud-Est de 1954 (États-Unis, Royaume-Uni, France, Australie, Nouvelle-Zélande, Pakistan, Philippines, Thaïlande), créée en 1954. La France l’a quittée en 1965, le Pakistan en 1972, la défaite américaine au Vietnam l’a définitivement enterrée.

[4] Selon le terme de Mary Kaldor dans son livre the Imaginary War, Understanding the East West Conflict publié en 1990 (non traduit en français comme les autres livres de cette très brillante analyste britannique).

[5] Maintien défendu à l’époque notamment par les Btanniques pour contrôler l’Allemagne réunifiée.

[6] En 1999 : République Tchèque, Hongrie, Pologne. En 2004 : Slovaquie, Roumanie, Bulgarie, Slovénie, Lituanie, Lettonie, Estonie. Albanie en 2009. Croatie en 2017.  Monténégro et Macédoine du Nord en 2020.

[7] Rappelons que 4 membres de l’UE ne font pas formellement partie de l’Otan : Autriche, Irlande, Chypre et Malte.

[8] Belgique, Danemark, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Norvège, Suède, Royaume-Uni. Aujourd’hui le Conseil de l’Europe compte 46 membres (sans la Russie ni la Biélorussie), de l’Azerbaïdjan à l’Islande.

[9] Dont le Traité des forces conventionnelles en Europe de 1990, ou le Traité ciel ouvert de 1992, et le Protocole de Budapest de 1994 sur la remise à la Russie des armes nucléaires stationnées en Ukraine, moyennant l’intangibilité de la frontière russo-ukrainienne… Accords remis en cause ou bafoués dans les années 2010.

[10] L’Espagne a cherché à initier une Conférence pour la coopération et la sécurité en Méditerranée. Cette dynamique a été bloquée avec le torpillage du processus de paix israélo-palestinien, le contrôle des questions sécuritaires par les Américains et leurs alliés arabes et israéliens, les accords économiques inégalitaires bilatéraux imposés par l’Union Européenne, l’opposition les régimes autoritaires des pays arabes et d’Israël.

[11] Résolution présentée à l’Assemblée le 11 octobre 2021 et rapport Developments in Afghanistan, Causes, Consequences and Lessons Learned, présenté par Ahmet Yildiz le 18 mai 2022 sur le site

[12] NATO Climate Change and Security Impact Assessment, Third edition 2024 Nato HQ Brussels

[13] Voir le Transnational Institute d’Amsterdam sur ce qui est imputable à l’Otan : « Climate in the Crosshairs, The planetary impact of NATO’s spending increases » Issue Briefing – June 2024, https://www.tni.org

[14] Voir la note de l’organisation non-violente de Barcelone NOVACT : https://novact.org/informe-presentem-linforme-la-resistencia-civil-noviolenta-ucrainesa-davant-la-guerra/ Voire aussi les brochures des éditions Syllepse, Soutien à l’Ukraine résistante, 32 numéros parus à l’été 2024, disponible en ligne.

 

L’Auteur

Bernard Dréano est président du Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM), cofondateur de l’Assemblée européenne des citoyens (HCA-France). Auteur de nombreux ouvrages, dont Jours gris et nuages d’acier sur l’Ukraine, Paris, Syllepse, 2023.

 

 

Cet article fait partie du Dossier La Défense civile non-violente, numéro 213 (spécial), Décembre 2024, de la revue Alternatives non-violentes.

 

Articles du Dossier ‘La Défense civile non-violente DCNV’ publiés par Pressenza en français, en allemand, en anglais.