Le droit est-il plus précieux que la paix ? C’est la question que posait Woodrow Wilson dans son message au Congrès, le 2 avril 1917, moins d’une semaine avant l’entrée en guerre des États-Unis. Plus d’un siècle plus tard, le dilemme reste entier. L’Europe s’y est heurtée en refusant le « compromis » que Donald Trump entendait sceller avec Vladimir Poutine au détriment de l’Ukraine — quitte à laisser la guerre s’éterniser et le bilan humain s’alourdir chaque jour.

Mais les dirigeants de l’UE ont estimé, comme l’a martelé Emmanuel Macron le 17 août à Bormes-Les-Mimosas, que l’on ne pouvait pas « être du côté de la reconnaissance de la loi du plus fort ». « Nous voulons la paix : une paix robuste, durable, précédée par la restitution des prisonniers, des innocents, et qui respecte la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les pays », avait-il déclaré. Noble rappel à l’ordre démocratique, venu servir la cause d’un Volodymyr Zelensky fragilisé sur le terrain comme sur le front diplomatique depuis l’arrivée, le 20 janvier 2025, d’un président américain privilégiant avant tout le retour de la grandeur du bon côté de l’Atlantique : le sien. Et tant pis pour les autres. Il est tout à l’honneur de Bruxelles et de Paris de ne pas avoir, dans ce contexte, abandonné le plus faible à son sort. D’un point de vue arménien, on ne peut que s’en réjouir…

Comment toutefois ne pas nourrir quelque amertume, au regard du contraste entre l’attitude de la France et de l’Europe vis-à-vis de l’Ukraine, et leur silence assourdissant, ces deux dernières années, concernant l’Arménie ? Comment ne pas être frappé par cette faculté d’exhumer les valeurs pour les uns et de les inhumer pour les autres ? Et ce, notamment, à l’occasion de l’annonce de la dissolution du Groupe de Minsk de l’OSCE, à laquelle Erevan a été obligé d’acquiescer, le couteau sous la gorge, renonçant ainsi de facto aux perspectives que pouvait offrir cette structure internationalement mandatée pour négocier la paix et dire le droit dans le conflit du Haut-Karabakh.

Comment aucun Etat n’a-t-il pu entraver cette forfaiture organisée pour sceller à jamais le nettoyage ethnique de 2023 ? Comment aucune voix ne s’est-elle élevée pour défendre, en lieu et place d’un pouvoir arménien bâillonné, ses intérêts sacrifiés ? Trop loin ? Trop tard ? Trop mineur ?

On s’était presque habitué à ces injustices. À cette affligeante banalité des inégalités entre les aides militaires occidentales attribuées à l’Ukraine afin qu’elle puisse se défendre (350 milliards de dollars depuis février 2022 selon Washington – tant mieux pour elle) et l’aumône ridicule consentie à l’Arménie (10 millions d’euros pour du « matériel non létale ») par la « Facilitée européenne pour la paix », pour qu’elle ne puisse justement pas résister… On s’était presque résigné à la disparité récurrente dans le traitement entre les différents conflits, et à la traditionnelle part congrue faite dans nos contrées à une Arménie dont on préfère fleurir les tombes que protéger les frontières.

Mais il est une chose, dans cette comédie diplomatique, que l’on ne saurait laisser passer, de surcroît : ce sont les applaudissements francs et massifs de Mme Ursula von der Leyen, de Monsieur Macron ou Monsieur Merz, lors de la signature du pseudo accord à Washington, le 8 août dernier, sous les caméras du monde entier… pour le coup. Car cette clameur cynique a eu, en réalité, moins pour résultat de saluer la paix que la capitulation de l’Arménie, l’enterrement des valeurs, et avec elles le triomphe sans vergogne des palinodies les plus viles. 

N’était-ce pas, en effet, ce même Groupe de Minsk, qui avait posé les principes de toute paix durable entre Arménie et Azerbaïdjan : respect du droit à l’autodétermination des peuples, intégrité territoriale des États, non-recours à la force, retour des réfugiés ? Au lieu de quoi, ses ex-coprésidents américain, français et également russe se félicitent aujourd’hui qu’Erevan entérine l’annihilation de l’Artsakh, renonce au retour de sa population, abandonne ses otages aux geôles de Bakou, ouvre une route stratégique sur son propre sol pour relier l’Azerbaïdjan à la Turquie via le Nakhitchevan, et réécrive sa Constitution sous la dictée de son agresseur.

À n’en pas douter l’histoire jugera sévèrement cette nouvelle étape honteuse et humiliante du processus d’anéantissement qui se poursuit contre l’Arménie. Dans la distribution des responsabilités, il ne s’agit pas tant ici d’accabler depuis la diaspora les autorités arméniennes qui font leur possible pour sauver ce qui peut l’être, sacrifiant en désespoir de cause l’honneur à l’espérance, ni de brocarder l’opposition qui pense par définition toujours pouvoir faire mieux. Mais il s’agit de tendre à la France et à l’Europe, depuis lesquelles ces lignes sont écrites, le miroir de leurs incohérences et de leurs lâchetés, alors qu’elles disposent de tous les leviers pour dire « Stop » à l’axe Ankara-Bakou, comme elles savent le dire au Kremlin. Et défendre ainsi, en même temps que l’Arménie, leur propre dignité. Voire leurs intérêts à long terme.