Afin d’illustrer à quel point les pays nordiques sont complémentaires, les businessmen scandinaves ont coutume de dire : “Pour lancer un nouveau produit sur le marché, faites-le dessiner en Finlande (pays du design), fabriquez-le en Suède (pays d’ingénieurs), confiez-en la commercialisation aux Danois (des marchands dans l’âme) et laissez les Norvégiens (peuple de marins) gérer l’export.” A l’heure où la menace russe s’étend de l’Ukraine jusqu’à la mer Baltique, et où Moscou mène une guerre hybride mêlant cyberattaques, sabotages, survols de drones et violation de l’espace aérien, les quatre pays septentrionaux, déjà unis par une culture, des langues et une histoire commune, ont décidé d’approfondir un peu plus encore leur coopération, mais sur le plan militaire cette fois.
Refueling d’un F-35 furtif sur la base aérienne de Lulea/ Kallax en Suède le 13 mars 2024 dans le cadre de l’exercice de l’Otan appelé Nordic Response 24. A l’arrière plan: un F-18 de l’aviation finlandaise.
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Ça tombe bien : en matière de défense, les quatre Nordiques se complètent à merveille. La Finlande a des troupes au sol et la plus grande artillerie d’Europe. La Suède possède une industrie de défense qui produit tout – des sous-marins et des avions de chasse en passant par des bazookas et des véhicules blindés. Le Premier ministre Ulf Kristerson vient d’ailleurs de promettre à Volodymyr Zelensky la vente de 100 à 150 chasseurs bombardiers Gripen “made in Sweden”. Le Danemark, lui, apporte des forces spéciales et du volontarisme à revendre, à travers la très ferme Première ministre Mette Frederiksen. La Norvège, enfin, déploie des capacités de surveillance aérienne et une longue expérience dans la région arctique. Tous ces pays savent que, comme au temps des Vikings (800-1050) ou de l’Union de Kalmar qui réunissait les royaumes de Suède, Danemark et Norvège (1397-1523), l’union fait la force.
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Prise séparément, chacune de ces nations peut paraître négligeable. Aucune n’excède 6 millions d’habitants, sauf la Suède qui en compte 10,5 millions. Mais ensemble, elles représentent 28 millions d’âmes – et même 34 millions si l’on y ajoute les trois Etats baltes d’Estonie, de Lettonie et de Lituanie. Leurs PIB combinés s’élèvent à environ 2 000 milliards d’euros et placent la région au 10e rang mondial. Et cela grâce à une économie diversifiée, innovante et high-tech qui procure aux Nordiques un niveau de bien-être parmi les plus élevés du monde. Enfin, cerise sur le gâteau, la Scandinavie possède des ressources naturelles importantes : minerais, énergie et même terres rares.
Militairement, les forces des quatre armées (l’Islande, qui est le cinquième pays nordique, n’en possède pas) sont loin d’être négligeables. Ainsi, l’addition des F-35 américains et des Saab JAS-Gripen suédois constitue une armada de 239 avions de chasse ultramodernes. Si l’on y ajoute les aviations britanniques et hollandaises (qui viendraient en renfort en cas de guerre), le chiffre est deux fois plus élevé. Certes, c’est moins que les 1 200 Soukhoï et MIG russes, mais la plupart sont vieux, moins performants et assignés à d’autres régions du monde. En mer, la flotte alliée compte 34 navires de guerre, soit autant que les 34 bâtiments russes. Mais elle compte aussi dix sous-marins, contre un seul submersible russe.
Une région hautement stratégique
Après plusieurs décennies – post-guerre froide – passées à démanteler leurs armées (seule la Finlande n’a pas commis cette erreur), les Nordiques se remettent en ordre de bataille. Dès l’invasion de l’Ukraine en février 2022, Helsinki et Stockholm ont abandonné leur neutralité historique pour rejoindre l’Otan en 2023 et 2024– un tournant qui a aussitôt fait de la Baltique un “lac otanien”. “Neutres mais membres associés de l’Otan depuis les années 1990, ces deux pays travaillaient déjà depuis longtemps main dans la main, notamment en effectuant des exercices aériens conjoints aux Etats-Unis, précise le Suédo-finlandais Tomas Ries, expert à l’Ecole de guerre suédoise. Cette collaboration ancienne et éprouvée a grandement facilité leur intégration dans l’Alliance atlantique. Il leur a suffi de brancher la prise sur l’Otan et de commencer à jouer ; Plug and play (branche et joue), comme on dit dans le jargon otanien !”
Ces dernières années, les gouvernements nordiques ont aussi multiplié les accords bilatéraux qui permettent à l’US Air Force d’utiliser des bases aériennes partout en Scandinavie, que Washington regarde comme un ‘porte-avions terrestre’. Dans le cas de la Finlande, dix-sept aéroports militaires sont concernés. Partout, les budgets de défense ont augmenté de manière significative. De moins de 2 % voilà peu, celui de la Suède, par exemple, passera à 3,5 % du PIB dès 2030. Et ce n’est qu’un début. Egalement significative est la création d’un espace aérien unique incluant le Danemark, la Suède, la Finlande, la Norvège et l’Islande. Un commandement aérien unifié a, par ailleurs, été inauguré à Bodø, en Norvège, afin que les quatre aviations nordiques opèrent comme une seule. En för alla, alla för en ! (un pour tous, tous pour un).
Des vedettes rapides suédoises de classe CB90 en action lors d’un l’exercice militaire, le 10 mars 2024, en mer près de Sorstraumen, en Norvège.
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Du côté de l’armée de terre, plusieurs nouvelles brigades [NDLR : composée de 3 000 à 5 000 soldats, une brigade peut opérer comme une petite armée autonome] sont en cours de constitution, dont une en Finlande, la Forward Landing Forces (FLF). Elle opère sous l’égide de l’Otan et sous commandement suédois, en incorporant des combattants d’autres pays, dont des chasseurs alpins italiens. Située près de la frontière russe, cette “FLF” s’ajoute à d’autres forces déjà présentes au-delà du cercle polaire, notamment l’armée de terre norvégienne, habituée aux conditions extrêmes du Nord – grand froid, nuit polaire et, le printemps venu, sol détrempé. Peu peuplée, la région des trois frontières (Norvège-Suède-Finlande) n’en est pas moins hautement stratégique. Parce que son littoral s’ouvre sur l’Arctique et parce que la presqu’île de Kola, où la Russie possède l’essentiel de son arsenal nucléaire, n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres.
Avec les Russes, les Européens du Nord savent depuis longtemps à quoi s’en tenir. A travers l’histoire, les Suédois ont mené une trentaine de guerres contre eux. Lors de leur ultime affrontement, en 1808-1809, ils ont été contraints de céder la Finlande au tsar. Devenus indépendants en 1917, les Finlandais ont ensuite résisté héroïquement à l’agression de l’Armée rouge de Staline (comme les Ukrainiens face à Poutine aujourd’hui) lors de la “guerre d’hiver” de 1939-1940 en infligeant à l’ennemi des pertes considérables : six fois plus de morts côté soviétique que du côté finlandais. “Nous connaissons parfaitement de quoi les Russes sont capables : viols, massacres, crimes de guerre”, remarque l’expert militaire danois Sten Rynning, auteur de NATO, from Cold War to Ukraine, a History of the World’s Most Powerful Alliance (non traduit). “Personne ne peut se permettre de les laisser entrer chez lui. Il faut les bloquer à la frontière.”
“Chacun veut préserver l’Otan, mais tout le monde prépare le plan B”
Ces jours-ci, les Scandinaves ne redoutent pas seulement la menace venue de l’Est. “Au reste, note le Suédo-finlandais Tomas Ries, 85 % des soldats stationnés derrière la frontière russo-finaldaise avant 2022 ont été envoyés se battre en Ukraine ; les deux tiers sont morts, blessés ou capturés là-bas.” Aussi, les états-majors, à Stockholm ou Copenhague, sont également alarmés par les intentions de Donald Trump. “Depuis qu’il a exprimé son désir d’acquérir le Groenland [NDLR : région autonome du royaume du Danemark], une réelle inquiétude hante nos dirigeants”, reprend l’expert danois Sten Rynning. Tout le monde se demande si les Etats-Unis vont un jour abandonner l’Otan”, explique-t-il, même si lui croit plutôt au scénario d’un retrait partiel. “Les Américains pourraient délaisser leur rôle central en Europe et une partie de leur leadership pour se concentrer uniquement sur leurs intérêts vitaux, en particulier au Groenland et dans l’Arctique”, prédit celui qui est aussi un professeur d’université à Odense, la jolie ville de l’auteur de La reine des neiges et du Vaillant soldat de plomb, le conteur Hans Christian Andersen.
De son côté, Peter Viggo Jakobsen, professeur à l’Ecole Royale de Défense du Danemark, estime que “la décision, en février, d’augmenter de 70 % les dépenses militaires pour les deux prochaines années traduit la panique au plus haut niveau à Copenhague”. Ces dépenses visent la défense de la Baltique mais aussi du Groenland. “Bien sûr, chacun veut préserver l’Otan, poursuit Jakobsen, mais tout le monde prépare le plan B qui serait l’alliance étroite des pays nordiques renforcée par les pays baltes, la Pologne et l’Allemagne.” Une mini-Otan, en somme. Voire une Otan dans l’Otan. “Mais pour cela, conclut-il, il faut d’abord que Berlin réussisse la modernisation et la réforme de la Bundeswehr et que Varsovie maîtrise la croissance exponentielle de son armée qui doit passer de 200 000 à 300 000 hommes d’ici à 2030.”
Les Finlandais en première ligne
En attendant, les pays scandinaves peuvent compter, d’abord, sur les Finlandais. En première ligne avec leurs 1 300 kilomètres de frontière commune avec l’ours russe, ils connaissent parfaitement la mentalité de l’animal. A la fin de la guerre froide, ils sont les seuls à n’avoir pas baissé la garde ni cédé aux sornettes de “la fin de l’histoire”. Sans bruit ni fanfare, ce peuple taiseux et madré a préservé tout son dispositif de défense. Outre son artillerie (la plus importante d’Europe avec 1 400 pièces) et une aviation dernier cri, Helsinki a maintenu les principes du service militaire et d’une armée de réservistes. Le pays peut compter sur une défense de 280 000 hommes et sur 800 000 réservistes mobilisables en quelques jours. “Notre pays dispose en outre d’un réseau de 50 000 abris anti-bombardements où près de 5 millions de personnes, soit 90 % de la population, peuvent se réfugier”, se félicite le député Johannes Koskinen, qui préside la commission des Affaires étrangères.
Afin de préparer psychologiquement la population à toute éventualité, les pouvoirs publics ont distribué des consignes à tous les foyers sous la forme d’un prospectus. Il contient les consignes à appliquer en prévision d’une guerre ou d’une crise liée à une cyberattaque massive : chaque citoyen doit stocker de l’eau, de la nourriture, un réchaud à gaz, des piles, un transistor, etc., pour pouvoir tenir sept jours en autonomie. Après la Finlande, le dépliant a été distribué en Suède, puis au Danemark. Dans tous les pays nordiques, des ministères ou des agences de Défense civile ont été ressuscitées. “Pendant la guerre froide, toute la sécurité des pays du Nord reposait sur le principe de “Défense totale” avec l’idée que l’armée devait pouvoir s’appuyer sur la défense civile, c’est-à-dire une société civile robuste et résiliente où chacun connaît d’avance le rôle qui lui est assigné en cas de guerre”, explique l’historien danois Rasmus Dahlberg, professeur à l’Université militaire royale de Copenhague. “Cette logique est aujourd’hui remise goût du jour.” Les citoyens en éprouvent-ils de la peur ? “De la peur, non, répond, à Stockholm, Tomas Ries. Mais nous prenons au sérieux la capacité des Russes à devenir très brutaux.” Alors, la “mini-Otan” du Grand Nord prend les devants.
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