Quelle mouche a piqué le gouvernement néerlandais ? On connaissait les Pays-Bas apôtres du commerce ouvert. Ils ont façonné l’idée de liberté des mers avec Hugo Grotius (Mare Liberum, 1609), bâti une puissante économie de transit d’Amsterdam à Rotterdam, contribué à créer le Benelux et la CEE au XXe siècle. Mais, cet automne, La Haye a pris les Européens de court en annonçant une reprise en main de Nexperia, fleuron des puces local racheté en 2019 par le chinois Wingtech.

La réponse de Pékin ne s’est pas fait attendre : la Chine a privé l’Europe des puces Nexperia – qui transitent quasi toutes chez elle lors des étapes finales de fabrication – plongeant certaines industries majeures du Vieux Continent sous respirateur. Début novembre, Pékin, Washington et Bruxelles ont entrouvert la porte à une sortie de crise, sans luxe de détails. Le 5 novembre Nexperia indique ne toujours “pas être en mesure de savoir si et quand les produits provenant de l’usine en Chine seront livrés.”

Surtout, les problèmes de fond ayant engendré ce bourbier ne sont en rien réglés. “Et beaucoup de multinationales européennes pourraient se retrouver confrontées à des crises similaires à l’avenir”, avertit Tobias Gehrke, chercheur du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR).

De troublants transferts vers la Chine

La première cause de ce fiasco ? L’influence de Washington. Le gouvernement néerlandais assure que les facteurs ayant motivé sa décision sont de troublants transferts de Nexperia vers l’entité chinoise. “Les agissements du PDG ont porté atteinte aux capacités de production en Europe, en particulier le détournement de ressources financières à son profit et celui de ses autres sociétés en Chine, ainsi que le transfert de droits de propriété intellectuelle à une entité étrangère lui appartenant, en dehors du groupe Nexperia”, détaille à L’Express le porte-parole du ministère de l’économie néerlandais. Si le ministre Vincent Karremans n’avait pas agi, la “branche européenne aurait rapidement disparu”, précise l’administration.

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C’est ce danger qui aurait conduit les Pays-Bas à recourir à une ancienne loi d’urgence – le Goods Availability Act de 1952 – leur permettant de superviser étroitement une entreprise. Plusieurs experts interrogés par L’Express jugent légitimes les inquiétudes de La Haye. Et le ministère précise que sa décision a un caractère temporaire – un an maximum – et n’affecte “ni la propriété de la société, ni sa structure, pas plus que la propriété de ses actifs.”

Le calendrier ne laisse néanmoins pas de doute sur le rôle majeur d’un autre facteur dans cette affaire : les Etats-Unis. Les Pays-Bas ont en effet agit le 30 septembre, au moment même où Washington modifiait les règles de sa redoutée Entity List, qui pointe les entités étrangères jugées contraires aux intérêts sécuritaires des Américains, et dans laquelle figure Wingtech.

Les pressions américaines sur ASML

Une liste noire que le monde entier se doit de connaître. Même des entreprises européennes peuvent être affectées par son périmètre, si elles utilisent des composants ou des technologies américaines. Et le 29 septembre, les Américains ont étendu encore la portée de ce texte, en décidant que les filiales détenues à plus de 50 % par une entité de la liste seraient automatiquement couvertes par les mêmes restrictions. Un cauchemar pour Nexperia qui risquait, dès lors, d’être ciblé.

“Les Pays-Bas sont scrutés par les autorités américaines depuis des années”, observe Mathilde Velliet, chercheuse au Centre Géopolitique des technologies de l’IFRI. Car le paradis des tulipes a aussi fait fleurir sur son sol des spécialistes des semi-conducteurs, notamment le géant mondial ASML. Les Néerlandais sont donc en première ligne de la guerre des puces que les Etats-Unis livrent à la Chine.

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En 2023, les Américains les ont ainsi poussés à restreindre encore l’éventail de machines qu’ASML vend au rival asiatique. “Au départ, leurs demandes ne concernaient que les machines dites EUV fabriquant les puces de dernière génération, mais elles se sont étendues aux machines DUV pour les puces moins avancées”, précise la chercheuse de l’Ifri. En 2022, les Etats-Unis inquiets de voir le tandem Nexperia- Wingtech avaler un fabricant britannique avaient également incité Downing Street à stopper l’acquisition qu’il avait au départ validé.

Les Pays-Bas sont dans une situation impossible, nul ne le niera. Et la sécurité nationale est une prérogative de La Haye, pas de Bruxelles. Mais l’impact de la crise Nexperia a largement dépassé les frontières du pays. Lorsque la Chine a riposté, toute l’industrie automobile européenne s’est retrouvée en danger car le groupe lui fournit plus de 40 % de ses composants électroniques. Et, à eux seuls, les Pays-Bas ne pèsent rien face à Washington et Pékin : ils ont impérativement besoin de Bruxelles pour infléchir ces géants. Que les Européens aient été mis devant le fait accompli en octobre est donc embarrassant.

La Chine n’hésite plus à couper le robinet

L’affaire Nexperia n’est sans doute que la première d’une longue série. Certes, les négociations de Xi Jinping avec Donald Trump d’une part, et les Européens de l’autre, devraient permettre une désescalade. Les Américains qui ne peuvent tout de même pas se passer complètement de la Chine – ils ont encore besoin de ses terres rares et de son puissant écosystème de fabrication – ont annoncé un allègement des droits de douane et un délai d’un an avant l’application de la “règle des 50 %” sur les filiales.

Mais l’affaire montre une extension du domaine de la lutte. “Par le passé, les Américains tentaient uniquement de bloquer la fourniture de technologies de rupture à la Chine. Le cas Nexperia montre qu’un nombre croissant de produits est désormais dans le viseur”, souffle un expert du secteur. En face, le ton monte également. Il y a cinq ans encore, la Chine se contentait en pareil cas de maugréer – avec une bonne dose de mauvaise foi – contre ces Occidentaux qui ne respectent pas les règles du commerce international. Désormais, elle n’hésite plus à les priver de terres rares ou de composants.

Cachotteries entre Européens

Mario Draghi l’a dit, on le répète : l’Europe doit se réveiller dans la tech, notamment les puces qui alimentent toute l’économie, de l’aérospatial à la défense, en passant par l’énergie et les transports. Certes, ses actions récentes vont dans le bon sens, notamment le Chips Act de 2023 doté de 43 milliards d’euros pour doubler le pourcentage de puces mondiales fabriquées dans l’UE d’ici 2030. “L’Europe affine depuis plusieurs années sa cartographie des risques sur ses chaînes de valeur”, observe Mathilde Velliet de l’Ifri. Mais les 27 doivent cesser leurs cachotteries sur les menaces qui les visent et les réserves dont ils disposent – en communiquant bien sûr via des outils fiables qui protègent le secret des affaires.

Il leur faut aussi renforcer leur dispositif de crise – commandes prioritaires, achats groupés, etc. – et l’éprouver avec des stress tests réguliers. “L’UE devrait également étudier l’idée de standards communs pour la gouvernance d’entreprises stratégiques détenues par des entités étrangères”, suggère Camille Reverdy, spécialiste de l’économie mondiale et du commercial international au sein du think tank Bruegel.

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Mais l’écosystème bruxellois n’est pas seul à blâmer. “Cela fait des années, que les entreprises de l’UE parlent de dérisquer leurs activités. Comment justifier que la production entière de certaines soit toujours dépendante de livraisons à flux tendu, d’une seule usine en Asie ?”, questionne Tobias Gehrke.

Même quand elles sont fabriquées en Europe, la plupart des puces passent en effet par la Chine pour les étapes de test, d’assemblage et de conditionnement qui requièrent beaucoup de main-d’œuvre. Le pays de Xi Jinping a particulièrement progressé dans le conditionnement avancé (en anglais, advanced packaging). “Une expertise clef, car en combinant adroitement plusieurs puces on peut créer des systèmes beaucoup plus puissants”, explique Mathilde Velliet.

Mais la Malaisie, la Thaïlande ou Taïwan sont également compétents et permettraient à l’Europe de diversifier ses approvisionnements, en attendant qu’elle se renforce dans ces domaines. Tobias Gehrke invite aussi les entreprises à étudier plus sérieusement l’idée de constituer des stocks : “C’est complexe à faire dans des secteurs gourmands en puces, c’est vrai. Mais tous les problèmes ne peuvent pas être réglés par l’Etat”.

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