Selon la Cellule investigation de Radio France, le parquet de Créteil a ouvert une enquête préliminaire visant l’École nationale vétérinaire d’Alfort après une plainte pour harcèlement moral et discrimination sexiste. Après le suicide d’une jeune interne à la rentrée, étudiants et enseignants dénoncent un climat délétère.
C’est “une grande maison”, comme aime à la qualifier son directeur depuis neuf ans, Christophe Degueurce. L’École nationale vétérinaire d’Alfort (EnvA), aux portes de Paris, réunit chaque jour près de 1 000 étudiants, 80 enseignants, une trentaine de chercheurs et 260 personnels administratifs. Elle abrite également un hôpital vétérinaire universitaire qui prend en charge plus de 30 000 animaux chaque année, ainsi que le musée Fragonard où sont exposés des corps humains et animaux momifiés, les “écorchés” du célèbre anatomiste du XVIIIe siècle, Honoré Fragonard.
Une institution brutalement endeuillée il y a quelques semaines : la veille de la rentrée, une jeune femme de 24 ans, qui devait débuter son internat après cinq années d’études à l’EnvA, met fin à ses jours. Lors d’un hommage qui lui est rendu entre les murs de l’établissement, devant 500 personnes, le directeur, Christophe Degueurce, affirme qu’il faut dissocier le geste de la jeune femme de l’école vétérinaire, selon plusieurs témoins présents dans l’assistance à la Cellule investigation de Radio France. Le jour de la rentrée, alors même que les obsèques n’ont pas encore eu lieu, une responsable de l’établissement lance aux étudiants, au micro : “Allez, la vie continue !”.
Mais dans les couloirs, beaucoup estiment que ce drame doit être entendu comme une alerte, et appellent à des changements profonds dans le fonctionnement de l’école. Ainsi, lors d’une réunion début septembre, une salariée de l’hôpital lit devant une dizaine de personnes un texte qu’elle a rédigé : “J’ai besoin de parler de ce qui s’est passé. Il n’est pas exclu que le monde vétérinaire, et l’hôpital, aient pu jouer un rôle dans ce drame, et peu importe l’importance de ce rôle, même infime, c’est trop et ce n’est pas acceptable”.
Elle poursuit : “Il est bien connu que le monde vétérinaire présente un taux de suicide trois fois plus élevé que la population générale. Comme ces vétérinaires sont formés à l’école, il est évident que nous avons un rôle à jouer. L’idée n’est pas de blâmer quelqu’un, car nous sommes tous issus de ce système toxique, qui nous broie, nous rappelle qu’on n’est jamais à la hauteur, jamais assez investi, assez compétent, assez disponible, jamais assez tout court. Il faut changer ce système”.
Le surrisque de suicide au sein de la population vétérinaire est effectivement largement documenté, et l’école de Maisons-Alfort a déjà été confrontée à plusieurs situations similaires. Pourtant, selon la Cellule investigation de Radio France, de nombreuses alertes remontent depuis plusieurs années sur des dysfonctionnements internes liés au stress, à la surcharge de travail, aux pratiques managériales et à des situations de harcèlement. Transmis à la direction de l’établissement et au ministère de l’Agriculture, ces signaux ont rarement donné lieu à des mesures tangibles, laissant perdurer des conditions susceptibles d’avoir des conséquences dramatiques.
Ainsi, il y a trois ans, Christophe Desbois, professeur d’anesthésie à l’EnvA depuis près de 30 ans, met fin à ses jours. Dans ses rapports d’activité, consultés par la cellule investigation de Radio France, il décrit une longue descente aux enfers : “Je n’oublierai jamais l’ambiance invivable, les interventions chirurgicales majeures sans antalgiques adaptés, les cadavres évitables, les personnes bafouant le respect humain comme animal”. Dans son dernier rapport, en 2021, il explique avoir été écarté pour avoir dénoncé ces dysfonctionnements : “En refusant de cautionner les exactions, j’ai signé mon refus d’appartenance à la famille. Ça ne s’appellerait pas harcèlement moral par hasard ?”.
“Je suis un homme avec une cible sur le dos. Ça se passe à l’EnvA, et je ne suis probablement pas le seul à le vivre.”
dans un rapport consulté par la Cellule investigation de Radio France
Il évoque notamment des “interdictions de travailler”, la “destruction de ses projets de recherche”. Il cite en particulier deux professeurs historiques de l’École nationale vétérinaire d’Alfort : l’ancien chef de la chirurgie, Pascal Fayolle, qui lui aurait dit : “Vous êtes un incompétent”, “Vous n’êtes pas capable de faire votre travail”, et Dominique Grandjean, ancien directeur de l’Unité de médecine de l’élevage et du sport (UMES), à qui il impute des “insultes, menaces physiques et judiciaires”.
En 2010, 2012 et 2015, Christophe Desbois tente d’alerter le ministère de l’Agriculture. Celui-ci assure aujourd’hui avoir “pris ces alertes au sérieux”, mais précise que les enquêtes n’avaient pas conclu à un harcèlement moral, mais à “un état de mal‑être lié à une situation psychologique complexe et à des conflits avec plusieurs enseignants‑chercheurs”.
Pour sa fille âgée de 28 ans, contactée par la cellule investigation de Radio France, cet “état de mal‑être” était directement lié à l’école : “J’en veux à l’EnvA de n’avoir rien fait. Mon père nous parlait sans cesse des insultes, du mépris, de la pression qu’il subissait. Je suis triste que ce soit moi qui raconte cette histoire aujourd’hui. Il aurait rêvé qu’on l’écoute enfin, pour que ça s’arrête et qu’il n’y ait pas d’autres victimes”.
Pour sa part, Christophe Degueurce assure avoir “mobilisé la médecine du travail” et il évoque un “refus catégorique d’évolution” de Christophe Desbois. De son côté, Pascal Fayolle conteste “avec véhémence” avoir tenu de tels propos, rappelant que ses collègues “ont toujours attesté des compétences et de la qualité du service rendu” par l’anesthésiste.
Mais Christophe Desbois n’est pas le seul à avoir dénoncé des faits de harcèlement moral ou sexuel au sein de l’EnvA. Selon nos informations, le parquet de Créteil a ouvert une enquête préliminaire pour harcèlement moral et discrimination sexiste visant l’établissement, après le dépôt d’une plainte en juillet dernier par Valérie Freiche, vétérinaire spécialisée en gastroentérologie à l’EnvA et toujours en poste.
Elle affirme avoir subi pendant des années “brimades, propos humiliants et vexations”, notamment de la part de Christophe Degueurce, qui en 2019 lui aurait lancé : “Tu es trop vieille. Tu finiras dans le caniveau, et moi vivant, tu ne seras jamais prof”.
Valérie Freiche décrit aussi des conditions de travail extrêmes, avec des semaines de 60 à 80 heures pour un contrat de 38 heures. En mai dernier, son époux, le journaliste Jacques Legros, avait alerté sur le plateau de l’émission C à vous, sur France 5 : “Mon épouse est la victime d’une institution à laquelle on ne penserait jamais : l’école vétérinaire d’Alfort. Et elle n’est pas la seule. C’est un système. Ça va mal finir”. Quelques jours plus tard, la direction de l’EnvA publiait un démenti, affirmant être “fortement engagée dans la lutte contre toutes les formes de discriminations et de violences, en particulier celles faites aux femmes”.
Pour soutenir sa plainte, Valérie Freiche fournit 128 pièces, principalement des attestations de collègues ou d’anciens collègues décrivant eux aussi un management brutal et une ambiance “harcelante et délétère”. Par exemple, Adeline Decambron, enseignante-chercheuse jusqu’en 2021, évoque un climat “de dénigrement, d’exclusion, de hurlements” dans le service de chirurgie dirigé par Pascal Fayolle. “Le directeur ne m’a pas protégée, explique-t-elle.
“Il m’a même convoquée pour m’annoncer que je ne serais pas titularisée, et il m’a dit : ‘Bah alors, tu ne pleures pas ? J’étais sûr que tu allais pleurer’.”
à la Cellule investigation de Radio France
Des propos que la direction de l’établissement dément. Pascal Fayolle quant à lui admet avoir été accusé de “comportement inapproprié” par deux collaborateurs, mais précise que la direction “n’a pas confirmé la véracité des affirmations”.
D’autres enseignantes et salariées affirment également avoir été victimes de harcèlement sexuel de la part de Dominique Grandjean, surnommé “le véto des neiges” pour avoir initié la course internationale de chiens de traîneau Lekkarod, dans les Alpes.
Une enseignante-chercheuse, toujours en poste aujourd’hui et qui tient à garder l’anonymat, explique avoir saisi le ministère de l’Agriculture en 2023 pour dénoncer des propos “violents, dégradants et diffamants”. “Depuis une décennie, je subis des agressions verbales et écrites répétées de sa part”, écrivait-elle il y a deux ans à la cellule discrimination du ministère de l’Agriculture. D’autres salariés affirment aussi avoir été victimes de la part de Dominique Grandjean de propos relevant du harcèlement sexuel tels que : “Il m’a demandé de venir le sucer” ou “il m’a dit que j’avais pile la bonne taille pour lui tailler une pipe”.

Affiches sur la porte de l’ancien bureau de Dominique Grandjean. (DR)
Pendant des années, des images obscènes ornent la porte de son bureau, sans réaction de la hiérarchie. Dès 2013, une employée administrative, Sophie*, quitte l’école après avoir subi, dit-elle un “harcèlement répété” : “Il me disait que j’étais la ‘mal baisée’. Il me disait des phrases du genre : ‘Plutôt que de me faire chier, tu t’achètes un cierge, tu te l’enfournes dans le vagin et tu me fous la paix.'”
Sophie* raconte également avoir été progressivement “placardisée” après avoir déposé une main courante et demandé des excuses, expliquant que l’école tirait de gros contrats de l’industrie de l’alimentation canine grâce à Dominique Grandjean. Malgré ses alertes à la direction, à la médecine du travail et au ministère de l’Agriculture, rien n’est fait. En octobre 2022, à la demande du ministère, Dominique Grandjean est même décoré de la Légion d’honneur, remise par le président du Sénat, Gérard Larcher, vétérinaire de formation. La direction salue publiquement cette distinction sur ses réseaux sociaux.
Officiellement retraité depuis septembre 2024, Dominique Grandjean conserve toujours un laboratoire au sein de l’EnvA, pour son association Nosaïs, dédiée à la détection de maladies par l’olfaction canine. Il continue également d’y organiser des événements, comme récemment une journée de démonstration avec ses chiens renifleurs, en partenariat avec Purina, la branche animale du groupe Nestlé.
“Je ne nierai pas que M. Grandjean a eu des comportements inadapté”, reconnaît le directeur de l’EnvA, Christophe Degueurce. Selon lui, pour l’un des signalements, une enquête administrative a conclu que son comportement était “indigne d’un professeur”, mais que les mesures prises avaient “assuré la protection de la plaignante”. Au sujet des images obscènes, le directeur précise que le bâtiment concerné a été désaffecté en 2017 tout en affirmant ne pas se souvenir de ces affiches, ni en avoir constaté depuis.
Quant au laboratoire que Dominique Grandjean occupe toujours au sein de l’école, le directeur de l’école justifie son maintien par ses “activités à rayonnement international”. Il précise qu’une convention annuelle encadre cette occupation, avec un article stipulant que tout comportement inadapté pourra entraîner une résiliation immédiate.
Au total, le ministère de l’Agriculture reconnaît avoir été saisi à quatre reprises via sa cellule de lutte concernant l’École nationale vétérinaire d’Alfort. Dans trois cas, selon lui, “il n’a pas été identifié d’éléments systémiques de violence, de harcèlement ni d’agissement sexiste”.
Concernant Dominique Grandjean, le ministère admet que l’homme a “une forte personnalité qui n’est pas consensuelle”, tout en rappelant qu’il est “un spécialiste reconnu au niveau international” et qu’en tant que colonel des sapeurs-pompiers volontaires de Paris, il a consacré une grande partie de sa carrière aux chiens sauveteurs.Contacté, Dominique Grandjean n’a pas répondu à nos questions.
Mais selon la vétérinaire spécialisée en gastroentérologie à l’Enva, Valérie Freiche, “les difficultés ne doivent pas se résumer à quelques cas isolés. Elles sont structurelles et durent depuis des années”. Dès 2016, un rapport officiel du Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hceres) souligne “un risque majeur en matière de prévention et de santé au travail”, avertissant que la situation ne peut être ignorée ni par l’établissement, ni par le ministère de l’Agriculture.
Dans un autre rapport rendu quatre ans plus tard, le constat du Hceres reste identique : “Les pratiques de prévention des risques et de santé au travail restent préoccupantes”. Plus récemment, en février 2024, le cabinet Secafi remet à la direction de l’Enva un rapport sur les risques psychosociaux dans le service urgences-anesthésie, demandé par les syndicats, selon lequel “les notions de base en matière de ressources humaines sont peu présentes : on parle plus de clans, familles, que d’équipes”.

Extrait du rapport d’expertise du cabinet Secafi sur les risques psychosociaux (RPS) à l’école vétérinaire de Maisons-Alfort. (DR)
Ce rapport constate des conflits entre personnes, du matériel défectueux ou insuffisant, ainsi qu’une charge de travail élevée : “Certains agents rallongent leurs horaires de travail, sans que cela soit reconnu comme des heures supplémentaires. Un comportement peut être amplifié par la ‘passion’ du métier, pour s’aligner sur les pratiques valorisées par le groupe et la hiérarchie”. La question du bien-être animal est également soulevée, certains agents estimant que l’institution privilégie “la rentabilité au détriment de la sécurité et du bien-être des animaux”.
Interrogée, la direction assure qu'”aucun dysfonctionnement systémique n’a été identifié” au sein du service. Elle précise que “les moyens humains aux urgences-soins intensifs ont été augmentés de 35 % depuis sept ans pour un nombre de cas qui tend assez nettement à baisser”.
Mais les alertes ne concernent pas seulement les personnels. En 2022, une étude menée par l’association Véto Entraides rassemblait déjà des centaines de témoignages d’étudiants, décrivant une “charge de travail considérable”, une “fatigue physique et mentale”, de la “dépression”, de “l’anxiété”, du “stress” et la “peur de l’échec” entretenue par une “quête de perfection”. Dans les colones du Monde, les auteurs appelaient alors les directions d’écoles à “sortir du déni”.
Interrogé, le directeur de l’EnvA, Christophe Degueurce, promettait alors le lancement d’une “étude sérieuse”. Une étude a bien été conduite à l’initiative des quatre écoles vétérinaires (Maisons-Alfort, Toulouse, Nantes et Lyon) par Didier Truchot, professeur émérite de psychologie sociale, et elle repose sur les réponses anonymes de 1 600 étudiants. Ses conclusions sont, une nouvelle fois, alarmantes : 43% des étudiants interrogés déclarent présenter d’un état dépressif modéré à sévère et 15,7% déclarent avoir eu récemment des pensées suicidaires — des taux “bien supérieurs à ceux observés dans la population générale” selon l’étude (12,5% pour la dépression, 20,8% chez les 18-24 ans).

Extrait du rapport rendu par Didier Truchot sur les idéations suicidaires à l’EnvA. (DR)
Présenté au printemps dernier aux étudiants de l’école, le rapport n’a été rendu public que très récemment, le 14 octobre 2025, avant d’être repris dans la presse. “Nous avons choisi de rendre publics ces résultats. Nous n’avons rien caché”, assure Christophe Degueurce, qui dément fermement avoir affirmé qu’il fallait dissocier le suicide de la jeune interne de son parcours à l’école vétérinaire. Le directeur, lui-même formé à l’Enva il y a près de quarante ans, admet que “les résultats confirment une fragilité réelle”, tout en soulignant que “ce n’est pas un phénomène propre aux étudiants vétérinaires”.
Il évoque également un plan d’actions au sein de l’école nationale vétérinaire d’Alfort, “non abouti à ce stade”, comprenant notamment une réforme du cursus, la création d’espaces de coworking et l’aménagement d’espaces verts. Il précise aussi que l’ensemble des étudiants ont désormais accès, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, à un psychologue via le numéro vert d’une association. Une mesure instaurée à la rentrée, après le suicide de la jeune interne de 24 ans, qui avait participé à cette étude.
Si vous avez des pensées suicidaires, si vous êtes en détresse ou si vous voulez aider une personne en souffrance, il existe plusieurs services d’écoute anonymes et gratuits. Le numéro national 3114 est notamment joignable 24h/24 et 7j/7 et met à disposition des ressources sur son site(Nouvelle fenêtre). L’association Suicide écoute(Nouvelle fenêtre) propose un service similaire au 01 45 39 40 00. D’autres numéros, dédiés notamment aux plus jeunes, sont disponibles sur le site du ministère de la Santé(Nouvelle fenêtre). Le ministère propose aussi une page consacrée à la formation, pour repérer, évaluer et intervenir(Nouvelle fenêtre). Vous trouverez également des informations complémentaires sur le site de l’Assurance-maladie(Nouvelle fenêtre).
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