Dans le cadre de ses publications prospectives, le NATO Defense College a publié récemment une analyse portant sur les ambitions navales de la Russie à l’horizon 2050. Le secteur de la construction navale russe, aujourd’hui en crise, pourra-t-il réellement répondre aux défis opérationnels et géopolitiques que rencontrent Moscou ?
Rédigé par le Dr Andrew Monaghan, spécialiste reconnu de la vision stratégique russe, ce rapport intitulé « Russia’s naval future : new horizons 2050 » revient tout d’abord sur le contexte stratégique que connait la Russie aujourd’hui. Si ce pays reste avant tout une puissance militaire terrestre, le secteur maritime est aujourd’hui considéré par Moscou comme une priorité stratégique.
La mer, nouveau front stratégique pour Moscou
En effet, les autorités militaires russes partent du constat que c’est sur le théâtre maritime que se mettent ou se mettront en place la plupart des stratégies occidentales « anti-Russie ». Ces menaces pourraient prendre plusieurs formes, du blocus sur les transferts de céréales, d’engrais ou d’hydrocarbures, en passant par une « fusion » des différentes grandes alliances, notamment l’OTAN et AUKUS (le nouvel accord stratégique liant le Royaume-Uni, les USA et l’Australie, à l’origine plutôt destiné à contrer les ambitions chinoises).
En Baltique, les opérations étatiques russes sont systématiquement scrutées par une myriade de vecteurs européens et otaniens, poussant Moscou à opérer de plus en plus souvent sous le couvert d’opérations scientifiques ou commerciales.
Le verrouillage par l’OTAN de la Baltique et potentiellement de l’Arctique, depuis l’intégration de la Finlande et de la Suède dans l’Alliance, est également cité comme l’un des électrochocs ayant conduit Moscou à reprendre en main son secteur maritime. Pour la Russie, ce glissement vers le nord des intérêts stratégiques occidentaux représente une menace réelle pour ses propres projets de développement, que ce soit dans le domaine des hydrocarbures (exploitation offshore et transport du pétrole et du gaz) ou de l’exploitation des minerais sous-marins.
Maintenir l’outil industriel à flot
Dans les deux cas de figure, qu’il s’agisse de protéger les abords russes ou ses flux économiques, Moscou a besoin de renforcer sa marine et son industrie navale. Dans les faits, le rapport souligne que cela a déjà commencé. Même si les chantiers russes sont globalement en mauvais état, par rapport aux standards occidentaux, et qu’ils peinent à pouvoir mettre à l’eau et entretenir des unités majeures, la Russie a tout de même perçu une trentaine de bâtiments de surface et sous-marins depuis 2023. Même si cela concerne principalement des petites unités, ce décompte inclus la modernisation du croiseur à propulsion nucléaire Admiral Nakhimov, la troisième frégate du type Amiral Gorshkov, trois sous-marins nucléaires d’attaque du type Yasen-M et deux SNLE Borei-A, auquel nous pouvons ajouter le sous-marin spécial Khabarovsk, lancé après la rédaction du rapport du Dr. Monaghan. Les nouvelles classes de navires sont cependant rares, même si l’on peut citer la nouvelle classe de patrouilleurs polaires Ivan Papanin.
Ainsi, si la Russie peine à innover radicalement dans le domaine de la conception d’unités navales majeures, elle semble se concentrer sur des designs maîtrisés, dont l’efficacité opérationnelle se voit décuplée par la production de missiles de croisière de plus longue portée, mais aussi par une utilisation conjointe de drones de surface et, de plus en plus souvent, de drones sous-marins, y compris à propulsion nucléaire.
Le Perm, sixième sous-marin nucléaire d’attaque de la classe Yasen, et le cinquième en version Yasen-M, est sorti de son hall de construction du chantier Sevmash au printemps dernier.
La construction navale: enjeu stratégique à long terme
Néanmoins, pour l’horizon 2050, Moscou ne semble pas vouloir se contenter d’accélérer le rythme des productions déjà maîtrisées. Depuis 2024, la construction navale russe a été reprise en main au plus haut niveau de l’État, avec pour objectif d’en améliorer la gestion à tous les échelons en évitant les détournements de fonds, les gaspillages de ressources et les pertes de temps inutiles. A l’été 2024, Vladimir Poutine a même été jusqu’à annoncer un plan d’investissement de près de 100 milliards de dollars pour moderniser l’industrie navale russe. Comme dans bien d’autres domaines industriels, depuis 2022, l’objectif est également de pouvoir en profiter pour dynamiser tout un pan de l’industrie civile, par l’investissement d’État dans le secteur militaire. Ces objectifs ambitieux doivent d’ailleurs s’appuyer sur un ensemble de textes législatifs, à promulguer prochainement, qui doivent offrir une vision globale et cohérente non seulement des ambitions russes, mais également des moyens qui leurs seront attribuées jusqu’à l’horizon 2050.
La relance de la construction navale russe, poussée par l’exécutif, ne vise pas uniquement à accélérer la production d’unités combattantes majeures. Le but est aussi d’améliorer la production de bâtiments civils ainsi que tout l’écosystème industriel nécessaire à la projection de puissance militaire et économique par la mer.
Ainsi, cette nouvelle loi sur la construction navale ne révolutionnera pas immédiatement la marine russe, mais s’inscrit dans une évolution destinée à renforcer progressivement la flotte, malgré les problèmes persistants en matière de commandement (militaire et politique), de logistique ou de gestion structurelle. L’effort porte surtout sur la production de masse et la montée en cadence : davantage de navires, dont quatre Yasen-M, sont attendus d’ici 2028, et le développement de systèmes sans équipage se poursuit à grande vitesse. À moyen terme, ces orientations doivent soutenir la Stratégie navale 2050, et devraient influencer le prochain Programme d’armement russe 2027-2036.
L’OTAN face à la nouvelle équation maritime russe
On le voit à la lecture de ce rapport : deux tendances majeures émergent : l’intégration étroite entre ambitions navales et capacités industrielles, et la volonté de faire de la puissance maritime un pilier de la stratégie économique russe. Pour la marine, la Stratégie de développement 2050 tout comme la nouvelle loi sur la construction navale sont aussi vues comme des arguments de poids dans le bras de fer budgétaire qui l’oppose aujourd’hui aux autres forces armées. Une guerre de clochers qui s’est considérablement accentuée ces dernières années, la flotte russe ayant enchaîné de nombreuses défaites et assez peu de victoires en mer Noire, sans compter le camoufler de la refonte de son unique porte-avions, le Kuznetsov, qui va probablement finir à la casse.
Mais les forces navales russes semblent justement apprendre de leurs mésaventures ukrainiennes. En cherchant aussi bien à renforcer leurs unités navales principales (frégates, corvettes et sous-marins) qu’à développer de nouvelles familles de drones et de moyens d’actions hybrides, elles cherchent à faire peser sur leurs adversaires une menace à la fois incertaine et insaisissable.
Le HMS Tyne escortant le sous-marin russe Krasnodar. L’utilisation par Moscou de navires civils dans des opérations militaires hybrides vient déjà compliquer le travail des forces navales de l’OTAN.
Pour l’OTAN, sui dispose aujourd’hui d’une supériorité indéniable sur les mers, il ne s’agit donc plus seulement d’anticiper un affrontement naval classique dans l’Atlantique, mais de comprendre la montée en puissance progressive d’une posture maritime russe réellement globale, étendue de la Baltique au Pacifique, et équipée aussi bien de moyens conventionnels qu’hybrides. L’enjeu n’est pas tant la capacité immédiate de la flotte russe, encore bridée par ses contraintes industrielles, mais plutôt sa trajectoire : celle d’un État qui, à l’horizon 2050, entend aligner sa stratégie géoéconomique, son appareil industriel et ses ambitions navales.
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