Ce serait la première fois que ces armes seraient utilisées avec une charge conventionnelle au combat depuis qu’elles ont été développées pour la dissuasion nucléaire durant la Guerre froide. Le Kremlin a annoncé qu’il ne commentait pas.

Est-ce la «réponse appropriée» que Moscou promettait après les premières frappes de missiles occidentaux sur le territoire russe depuis le début de la semaine ? La Russie a lancé un missile balistique intercontinental (ICBM) en Ukraine ce jeudi matin entre 5h et 7h, a déclaré ce jeudi 21 novembre l’armée de l’air ukrainienne sur sa chaîne Telegram. Il est «évident» que l’arme utilisée ne portait pas de charge nucléaire, a précisé une source militaire ukrainienne à l’AFP. Le missile intercontinental a été «lancé depuis la région d’Astrakhan», précise le communiqué ukrainien, près de la mer Caspienne et à moins de 1000 kilomètres de sa cible. Le Kremlin a réagi ce matin en déclarant qu’il ne commentait pas ces «accusations». «Je n’ai rien à dire sur ce thème», a réagi le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov. 

Jamais un missile intercontinental, arme développée durant la guerre froide pour la dissuasion nucléaire, n’avait été employé sur le champ de bataille, par la Russie ou par un autre pays parmi la poignée de ceux disposant de ce type de vecteur. Si la Russie a utilisé des missiles hypersoniques Kinjal dès le début de son invasion de l’Ukraine en mars 2022 -134 précisément selon le ministère ukrainien de la Défense -, elle franchirait donc un nouveau seuil dans l’escalade si cette frappe était avérée.

«Symboliquement très fort»

«C’est davantage un avertissement qu’autre chose», commente une source militaire française au Figaro sur la base de renseignements en source ouverte. «Si c’est avéré, c’est sérieux. Cela permettrait aux Russes de souligner à la fois leur détermination et leur crédibilité (opérationnelle, technique et politique – les trois ingrédients de la dissuasion nucléaire)», précise un autre haut gradé. «Si c’est confirmé, c’est symboliquement très fort. Du jamais vu», commente un fin connaisseur du dossier. 

L’ampleur des dégâts est limitée selon les autorités locales.
HANDOUT / AFP

Ces missiles, qui ont une portée de plus de 5500 km, selon la classification internationale, et atteignent des vitesses vertigineuses – jusqu’à plus de Mach 20 -, peuvent emporter une ogive conventionnelle aussi bien que nucléaire. Les missiles intercontinentaux, tirés sur terre depuis des silos ou des plateformes mobiles, sont en effet l’une des principales composantes de la dissuasion nucléaire russe, avec les missiles balistiques tirés par les sous-marins lanceurs d’engins et les armes déployées par les bombardiers stratégiques.

Rs-26 Rubezh?

Sur les réseaux sociaux, une vidéo d’une attaque dans la ville de Dnipro, le long du Dniepr, a émergé ce mercredi matin. Elle paraît conforme avec le tir d’un missile intercontinental. L’on distingue distinctement ce qui pourrait être l’entrée dans l’atmosphère des têtes multiples que possèdent ces missiles dits «mirvés» (pour l’expression anglaise «MIRV» signifiant «Multiple Independently targeted Reentry Vehicle»). 

La «très courte distance» du tir – eu égard à la très longue portée des ICBM pensés pour parcourir plusieurs milliers de kilomètres – est «compatible avec un ICBM lancé sur une trajectoire élevée, vers l’ouest en raison de la rotation de la Terre pendant le temps de vol», a commenté sur X le chercheur Étienne Marcuz, spécialiste des questions militaires. Les moins de 1000 km avaient au départ laissé certains experts dubitatifs. «Le lancement a probablement eu lieu sur le polygone d’essai de Kapustin Yar» dans l’oblast d’Astrakhan, a précisé Étienne Marcuz. La distance avec la ville de Dnipro est de 800 km.

Le modèle d’ICBM n’a en revanche pas été précisé. Le média ukrainien Ukrayinska Pravda a cependant écrit dans ses pages, citant des sources anonymes, qu’il s’agirait d’un Rs-26 Rubezh. Ce modèle a été testé pour la première fois en Russie en 2011, puis plusieurs fois depuis, mais n’est jamais entré en service opérationnel. En 2018, son développement a même été officiellement gelé jusqu’à 2027 au moins. «On ne peut pas exclure que le RS-26 ait été sorti de sa ’retraite’ pour une frappe. Cela implique que la Russie avait un certain nombre de ces missiles en stock pendant près de dix ans. Pas impossible, mais plutôt improbable, a commenté sur X un autre chercheur spécialiste des questions nucléaires, Pavel Podvig, basé à Genève. Mais il n’est pas nécessaire que ce soit le RS-26. La plupart des ICBM ont la portée minimale et il semble que 800 km soient possibles pour les ICBM russes modernes. Certains ICBM Topol-M et Yars sont mobiles sur route, donc un lancement depuis Kapustin Yar est possible.» Etienne Marcuz est aussi dubitatif quant à l’hypothèse d’un missile Rs-26 : «Je doute fortement qu’il s’agisse du missile balistique intercontinental Rubezh, dont le développement est resté en suspens pendant des années». 

Avertissements de Moscou

La Russie a multiplié les avertissements à l’encontre de l’Ukraine et des Occidentaux ces derniers jours, en réponse au feu vert donné par les États-Unis à Kiev pour frapper le sol russe avec les missiles balistiques ATACMS qui lui ont été livrés. Les Britanniques ont suivi avec les missiles Storm Shadow mercredi. Les Ukrainiens réclamaient de longue date l’autorisation d’utiliser ces armements, mais les Occidentaux craignaient la réaction de Moscou, qui présentait leur utilisation sur le sol russe comme une ligne rouge.

Un ICBM Topol lors d’un défilé militaire sur la place rouge en mai 2008.
YURI KADOBNOV / AFP

La Russie a aussi de nouveau adressé des mises en garde nucléaires ces derniers jours, tout en accusant les Occidentaux de «vouloir l’escalade». Selon sa nouvelle doctrine sur l’emploi de l’arme nucléaire, présentée en septembre mais officialisée mardi par la signature d’un décret, la Russie peut désormais y recourir en cas d’attaque «massive» par un pays non nucléaire mais soutenu par une puissance nucléaire, référence claire à l’Ukraine et aux États-Unis.

Ce changement «exclut de facto la possibilité de vaincre les forces armées russes sur le champ de bataille», a souligné mercredi le patron du renseignement extérieur russe, Sergueï Narychkine, laissant entendre que la Russie recourrait à la bombe atomique en cas de risque de défaite conventionnelle. Washington, Paris, Londres et l’Union européenne ont dénoncé une attitude «irresponsable», tandis que Kiev a exhorté ses alliés à «ne pas céder à la peur».

L’armée russe a aussi tiré plusieurs autres missiles, rapporte également ce mercredi l’armée de l’air ukrainienne qui cite un missile hypersonique Kinjal tiré depuis un avion de chasse MiG-31K et sept missiles de croisières tirés depuis des bombardiers Tupolev 95MS, dont six ont été abattus par la défense aérienne. «Les autres missiles n’ont pas eu de conséquences significatives», indique le communiqué qui précise ne pas avoir d’information à ce stade sur les victimes possibles du raid.

Le gouverneur régional Serguiï Lyssak a déclaré de son côté que deux personnes avaient été blessées par les frappes à Dnipro, sans préciser le type d’armement utilisé. Quinze autres personnes ont été blessées par une autre attaque à Kryvyï Rig, une ville située à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Dnipro, a-t-il aussi affirmé.