Quand les nazis triomphaient

by A_parisian

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  1. 80 ans après la libération d’Auschwitz et à l’occasion de la publication du livre « Le Monde nazi », l’historien Christian Ingrao s’interroge sur l’essor du national-socialisme et son acceptation par la société allemande.

    Ce vendredi 13 décembre, cela fait à peine une semaine que la dictature de Bachar al-Assad s’est écroulée telle un château de cartes. Fasciné, l’historien Christian Ingrao regarde s’ouvrir les portes de la prison de Saidnaya. Une sinistre presse hydraulique vient d’y être découverte. Servait-elle, comme le pensent certains observateurs, à broyer les corps des suppliciés ? Christian Ingrao s’interroge : « Mon hypothèse est qu’ils ont essayé, mais que cela ne marche pas. Cela n’est pas praticable en tant qu’outil d’élimination en masse des corps des victimes de la terreur ». Il juge possible que les positions d’Al-Jolani, le nouvel homme fort, se colorent de pragmatisme : « N’oubliez pas que l’expérience de guerre transforme les gens. » Dans sa lecture de l’actualité la plus chaude transparaît l’expérience professionnelle de celui qui, depuis trente ans, tente de regarder en face la violence extrême, rebaptisée Le Soleil noir du paroxysme, titre de son avant-dernier livre1.

    Le 15 décembre 2024, une semaine après la chute du régime Assad, un homme passe devant des cellules désormais vides de la prison syrienne de Saidnaya, où nombre de prisonniers politiques ont été torturés et assassinés.
    Bien qu’il vive à Berlin, Christian Ingrao a gardé un pied-à-terre à Paris. Il habite au cinquième étage d’un immeuble haussmannien, près de la gare de l’Est. L’entretien a lieu dans sa cuisine, autour d’une table en bois rustique recouverte d’une ardoise qui fait office de dessous de plat. L’homme, visiblement, aime les objets bruts. Né en 1970, directeur de recherche au CNRS2, il porte des cheveux mi-longs et a la vivacité, la chaleur, le sens du contact de ceux qui ne pratiquent véritablement qu’un seul sport : la conversation, à coups de formules truculentes (« Faut pas se mettre des peaux de saucisson dans les yeux ») et de fréquents moulinets des bras appuyant ses démonstrations.

    « Anthropologue des émotions et de la violence »

    Son dernier ouvrage, Le Monde nazi, est une somme de plus de 600 pages, synthèse de 30 années de recherches sur le sujet, écrite à six mains avec ses collègues et amis Nicolas Patin et Johann Chapoutot. Les trois chercheurs ont des profils qui se complètent idéalement : Johann Chapoutot3 est un fin connaisseur d’histoire culturelle et intellectuelle, Nicolas Patin, un spécialiste d’histoire sociale et politique, et Christian Ingrao se définit parfois comme « anthropologue des émotions et de la violence ». « C’est un long compagnonnage intellectuel entre nous qui n’a pas commencé avec ce livre », souligne-t-il. Il ne cessera pendant l’entretien de mettre en avant le travail de ses amis « Johann et Nico ».

  2. Quelles explications ces cadres SS peuvent-ils donner aux meurtres d’enfants ? « J’ai mis en évidence plusieurs argumentations. D’abord une rhétorique millénariste : pour qu’advienne le rêve nazi de colonisation à l’Est, il faut faire place nette. Une autre rhétorique, bien plus fréquente, décrit les massacres comme une réponse à la menace existentielle que représentent les juifs. Cette rhétorique de défense est également appliquée aux meurtres d’enfants. S’ils n’étaient pas tués, ils grandiraient et viendraient se venger sur les enfants allemands. À cette argumentation s’ajoute l’idée d’une déploration nécessaire. Ces massacres sont inéluctables, mais doivent être accomplis sans prendre de plaisir à l’atroce besogne. »

    « Une volonté de déculpabilisation »

    Comment appréhender la violence quand elle repousse toutes les limites ? Comment en faire un objet d’histoire ? Christian Ingrao s’inscrit dans la filiation des travaux de Stéphane Audouin-Rouzeau (qu’il appelle « mon maître ») sur la violence des combattants de la Première Guerre mondiale, d’Alphonse Dupront, spécialiste de la Croisade, et de Denis Crouzet, historien des guerres de Religion. « Beaucoup d’historiens, devant les massacres, ont détourné les yeux, relève-t-il. À l’inverse, Denis Crouzet nous montre comment appréhender une pendaison ou une fusillade. Il faut regarder ces crimes comme si quelqu’un nous parlait. La violence reste un langage. »

    Par exemple, le fait de tuer au moyen d’un peloton d’exécution, procédant par un tir en salve nourrie sur ordre du commandant, est signifiant : « Il s’agit de donner au massacre les apparences d’une justice militaire, même sommaire. On met les victimes à distance. On collectivise les assassinats. On tente de déguiser la violence en exécution “selon les règles”, dans une volonté de déculpabilisation. Évidemment, cela ne marche pas pour des massacres de masse, comme Babi Yar , en septembre 1941, où 15 000 personnes sont assassinées le premier jour et 33 711 en deux jours. »

    Après Croire et détruire, Christian Ingrao a intégré d’autres approches – de la violence extrême à son appareil de justification. Par exemple, la psychanalyse, qu’il utilise avec mesure : « Ce dont il faut se garder absolument, c’est de poser des diagnostics désincarnés sur des individus, par exemple en les qualifiant hâtivement de pervers sans enquête et sans entretien clinique. Mais la psychanalyse peut être utile pour déchiffrer certains mécanismes comme le déni, le refoulement, la dissociation, que l’on retrouve si souvent chez les anciens assassins. »

    L’animalisation des victimes

    Pour déchiffrer cette violence paroxystique, la collaboration avec d’autres spécialistes des génocides s’est révélée particulièrement féconde : « Dans le vocabulaire employé par les Einsatzgruppen, on repère un imaginaire d’animalisation des juifs. Dans un premier temps, cela prend la forme de la proie que l’on chasse. Puis, graduellement, jusqu’en décembre 1941, celle du bétail que l’on abat. En travaillant avec des historiens spécialistes de massacres contemporains, par exemple au Rwanda, je me suis aperçu que l’animalisation des victimes, sous différentes modalités, se retrouve dans pratiquement tous les génocides. »

    Après tout ce travail et ces multitudes d’approches, le « soleil noir du nazisme » a-t-il perdu de sa brûlante opacité ? Christian Ingrao marque un silence, tire à deux mains ses cheveux en arrière, geste familier chez lui, et concède : « Oui… en partie ». Certaines hypothèses relèvent de convictions ou d’intuitions difficiles à établir scientifiquement. Par exemple, celle que tout se noue, pour beaucoup de SS, dans une enfance marquée par l’expérience de la Première Guerre mondiale.

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