Vous revenez de la Conférence sur la sécurité de Munich, dont vous êtes un habitué. Cette édition a été particulièrement agitée…

« Cette Conférence, qui mélange des chefs d’État, des ministres et des experts, est un bon baromètre de l’ambiance stratégique, parfois de ses ruptures. C’est la troisième rupture que je vis lors de cette Conférence. La première, en 2003, lors d’un débat entre le secrétaire d’État à la Défense Donald Rumsfeld et le ministre allemand des Affaires étrangères, à quelques semaines de l’invasion de l’Irak par les Américains : un moment dramatique, avec un Fischer en pleurs, qui marquait la rupture entre la Vieille Europe et les États-Unis intervenant hors d’Europe. En 2007, nous avons eu le discours de Vladimir Poutine annonçant que la Russie était de retour – la suite a montré qu’il aurait fallu mieux entendre son message. Et cette année, une rupture à la fois idéologique et stratégique entre les États-Unis et l’Europe, dans une atmosphère de fin d’époque. Les historiens du futur reparleront de ce moment. »

Commençons par la rupture idéologique…

« C’est le discours de J. D. Vance, le vice-président américain : un homme talentueux, intelligent, avec des discours très construits, pas du tout le registre débridé de Trump. Et cela rend son propos, sur le fond, encore plus radical et extrémiste. Il soutient publiquement le parti d’extrême droite AfD – ce n’est pas une opinion, c’est une ingérence revendiquée, à la veille des élections allemandes. Vance dit en substance que les Américains et les Européens n’ont plus les mêmes valeurs, et puisque nous n’avons pas les mêmes valeurs, ils n’ont pas à nous défendre. »

La rupture devient alors stratégique…

« Exactement. Si nous avons de telles divergences idéologiques, nous ne pouvons pas avoir une stratégie commune, dit Vance à Munich. »

Dans ces conditions, quelles sont les chances d’une paix juste et durable pour l’Ukraine ?

« Zelensky sait qu’il ne peut plus vraiment compter sur les Américains, car Trump est pressé, prêt à n’importe quoi pour pouvoir annoncer qu’un deal a été conclu. Zelensky dit aussi que les armées européennes ne sont pas en mesure de résister à quelque opération militaire importante de la Russie : il a cité les renforts que la Russie achemine, 150 000 hommes – il n’y a pas une armée en Europe capable d’opposer 150 000 soldats. D’où son appel à une armée de l’Europe. Car, il l’a dit à un moment, si ce n’est pas Bruxelles, c’est Moscou, sans même mentionner Washington. Maintenant, tout dépend de nous. »

Un monde sans l’Amérique , de François Heisbourg (Ed. Odile Jacob).