Grâce à l’augmentation des prix décidée par les pouvoirs publics français, les volumes de tabac achetés chez les buralistes du pays ont chuté de 26% entre 2017 et 2022, selon une étude sur «l’approvisionnement en tabac des fumeurs en France» publiée en mars 2024 par l’observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT).
Le département français où la chute est la plus brutale? La Moselle, avec 46,2% de baisse des ventes dans les bureaux de tabac sur la même période. Mais si ce chiffre pourrait laisser croire à un succès particulièrement marqué des politiques publiques dans ce département limitrophe du Luxembourg, il s’agit au contraire de la limite de cette politique: lorsque le consommateur se tourne vers un «marché parallèle» pour la contourner, par exemple en se rendant dans un pays voisin où le tabac est moins taxé et moins cher.
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«Les politiques de santé publique visant à réduire la consommation de tabac voient leur effet limité notamment du fait du développement du marché parallèle», remarque ainsi le député français Frédéric Valletoux dans une récente proposition de résolution appelant à faire évoluer la réglementation antitabac au niveau européen pour lutter contre ce phénomène.
En région Grand Est, plus de la moitié des achats de tabac à l’étranger
Si ce constat est particulièrement marqué en Moselle, il est par ailleurs généralisé dans les départements frontaliers, où la diminution des volumes de vente de tabac depuis 2017 est proportionnellement plus importante dans les départements frontaliers (-33,2%) que non frontaliers (-24,6%). Un écart qui se creuse année après année.
15% des fumeurs interrogés dans un baromètre de Santé Publique France de 2021 déclarent d’ailleurs avoir effectué leur dernier achat dans un pays limitrophe. Un taux très nettement supérieur dans les 22 départements frontaliers que compte la France: 42,1%, contre 6,6% dans l’ensemble des autres départements.
Ce taux est encore plus élevé dans la région Grand Est: la part d’achat à l’étranger est la plus haute dans cette région, à 54,6% (contre 37,6% dans les Hauts-de-France et 20,2% en Occitanie), tirée vers le haut par les départements jouxtant l’Allemagne ou le Luxembourg, où près des deux tiers des fumeurs (64,9%) sont concernés.
Un différentiel de prix attractif
L’attractivité du Luxembourg s’explique aisément par le différentiel de prix: si un paquet de 25 cigarettes coûte 13 euros en France, le prix au Luxembourg atteindra 8 euros en 2025, expliquait lui-même le gouvernement luxembourgeois lors des discussions autour du budget en octobre 2024.
C’est la conséquence d’une concurrence fiscale qui in fine pénalise les politiques sanitaires. «Les différences de prix propres au contexte européen, avec des fiscalités hétérogènes, favorisent […] les reports d’achat, tout en freinant probablement la réduction du nombre d’usagers», constate l’OFDT.
10% de hausse des prix entraîne 4% de baisse de la consommation
Mais comment lutter contre ce phénomène? Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’adoption d’une taxe entraînant une hausse des prix de 10% fait reculer la consommation d’environ 4% dans les pays à revenu élevé. Les taxes sur le tabac restent donc le moyen le plus efficace – aux côtés d’autres mesures – pour en réduire la consommation, si leur effet n’est pas, en parallèle, limité par la fiscalité arrangeante des pays voisins.
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Une harmonisation fiscale à la hausse au sein de l’UE paraît donc la solution adéquate. «L’alignement de la fiscalité des produits du tabac au sein des 27 États membres réduirait l’écart des prix et diminuerait la part des achats frontaliers», assure un Livre blanc sur le tabac publié en mars 2024 par un groupe de travail parlementaire du Parlement européen. Celui-ci relève malgré tout la difficulté à atteindre un tel objectif, alors que la fiscalité n’est pas une compétence de l’UE et que les écarts de prix ont au contraire tendance à s’accroître entre les États membres.
Vers des quotas de livraison de tabac par pays?
Une autre solution est d’imposer des quotas de livraison de tabac au sein de l’UE, tels que définis par le Protocole de l’OMS pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac. C’est d’ailleurs la solution proposée par la récente proposition de résolution française, qui veut pousser l’UE à agir en ce sens.
Un tel procédé permettrait aux États d’instaurer des quotas de livraison de tabac par pays, fondés sur la consommation domestique. Une des méthodes des fabricants de tabac pour contourner les taxes élevées fixées par certains pays est en effet de sur-approvisionner les vendeurs de tabac de pays moins taxés. Dans le cas du Luxembourg, le pays reçoit ainsi trois milliards de cigarettes par an pour une consommation domestique annuelle de 600 millions de cigarettes.
La révision de la réglementation européenne sans cesse repoussée
La mise en place de tels quotas supposerait toutefois un système de traçabilité des produits totalement indépendant des fabricants de tabac, tel que le décrit le protocole de l’OMS. Une indépendance qui n’est pas assurée par la réglementation européenne actuellement en vigueur, composée de deux directives, dont la révision est attendue depuis plusieurs années.
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«Les directives […], partiellement obsolètes, doivent être actualisées et renforcées», constatent ainsi les auteurs du Livre blanc précité. «Cependant, leurs révisions annoncées depuis plusieurs années sont sans cesse repoussées par la Commission européenne, sous la pression de l’industrie du tabac.» L’espoir est désormais que cette réforme se concrétise dans les mois qui viennent.
Une manne toujours plus importante pour l’État
Le Luxembourg ne devrait en tout cas pas faire évoluer la situation de lui-même. Selon les prévisions de l’Administration des douanes et des accises, quelque 4,9 milliards de cigarettes ont été vendues en 2024, avec une recette pour l’État d’1,4 milliard d’euros. Des recettes qui ne devraient cesser d’augmenter: 1,6 milliard d’euros en 2025, et même 1,9 milliard d’euros en 2028.
L’objectif des autorités n’est d’ailleurs pas de faire cesser ce phénomène d’achats transfrontaliers. Le gouvernement prévoit une hausse – très mesurée – du prix des cigarettes en 2025, mais celle-ci concernera essentiellement les paquets aux prix les plus accessibles (5,50 euros en 2025 pour un paquet de 20 cigarettes contre 5,20 euros auparavant), dans le but de décourager, «dans un souci de santé publique», les jeunes de l’achat. Il s’agit donc de jouer sur une hausse des prix mais «tout en générant des recettes», donc en conservant un différentiel de prix attractif par rapport aux pays voisins.
Le Luxembourg est in fine «particulièrement gagnant» de la situation, selon la plateforme “Génération sans tabac”. Moins de 5% du tabac vendu au Luxembourg est en effet consommé dans le pays. Ainsi, en plus des recettes fiscales, «les coûts sanitaires engendrés par la consommation de ces produits sont donc très majoritairement supportés par les pays frontaliers, et notamment la France». En parallèle, le tabac tue prématurément 700.000 personnes en Europe chaque année, selon l’OMS.