La prostitution des mineurs reste un sujet tabou, que la société préfère souvent ignorer. À Metz, la délégation de Moselle du Mouvement du Nid, créée il y a 30 ans, aide les personnes en situation de prostitution à rompre l’isolement. Fin 2023, une convention signée entre la Cour d’appel, l’Aide sociale à l’enfance et la direction de la protection judiciaire de la jeunesse a permis d’identifier 42 mineurs exploités sexuellement en Moselle. Parmi eux: 40 filles et 2 garçons.

Une influence et une emprise

Mais qu’est-ce qui pousse des adolescents, et surtout des adolescentes à entrer dans un réseau prostitutionnel? «Dans toutes les situations observées en Moselle, il y a systématiquement une violence, souvent une violence sexuelle, où la victime n’a pas été reconnue comme telle. Par exemple, un inceste, ou des dépôts de plainte classés sans suite», explique Marlène Chané, chargée de développement au Mouvement du Nid.

Lire aussi :Maria, 39 ans et travailleuse du sexe dans un milieu de plus en plus violent

«On a systématiquement un lien mère-fille assez atypique, avec soit des mamans qui sont elles-mêmes dans des conduites prostitutionnelles, soit des relations copines-copines, ou au contraire des relations très distendues», ajoute-t-elle. Dans tous les cas, le schéma familial complexe joue un rôle majeur.

Il arrive que des jeunes filles se voient imposer de ramener deux nouvelles copines pour pouvoir quitter le réseau.

Marlène Chané

chargée de développement au Mouvement du Nid

Les jeunes filles sont ciblées par des proxénètes qui exercent sur elles une influence, une emprise. Pour recruter des mineurs, les réseaux repèrent les vulnérabilités initiales. «On a pu voir certains réseaux recruter dans des foyers de protection de l’enfance, par exemple.»

Parfois, l’initiative vient des jeunes elles-mêmes, en quête d’ascension sociale, d’un peu d’argent, d’une forme de liberté… Mais une fois dans la spirale, elles tombent sous l’emprise de leur proxénète. Certaines, pour espérer en sortir, doivent même recruter à leur tour. «Il arrive que des jeunes filles se voient imposer de ramener deux nouvelles copines pour pouvoir quitter le réseau», précise Marlène Chané. Ces jeunes adolescentes sont donc prises au piège, et deviennent elles-mêmes recruteuses à contrecœur pour pouvoir se libérer du réseau.

Des mineurs passeraient régulièrement la frontière

Mais avec la génération ultra-connectée, les proxénètes passent de plus en plus par les réseaux sociaux. Ils essaient d’attirer ces jeunes filles en jouant la carte de la «séduction», en leur faisant miroiter une relation amoureuse. Des adolescentes souvent en carence affective, à cause de leur passé, se retrouvent ainsi prises au piège. Et c’est à partir de cet instant que débute l’emprise.

Certaines jeunes filles accompagnées par notre structure nous confient, après coup, être passées par le Luxembourg.

Marlène Chané

chargée de développement au Mouvement du Nid

Et le phénomène ne s’arrête pas aux frontières françaises. Le Luxembourg est également concerné. Des mineures venues de France passeraient régulièrement la frontière pour se prostituer. «On observe une certaine mouvance dans l’activité prostitutionnelle. Les réseaux de proxénètes les emmènent systématiquement d’une ville à l’autre pour être plus difficilement retrouvées par les services d’enquêtes. Elles vont rester une à deux semaines dans des villes et après les réseaux vont organiser leurs déplacements pour qu’elles soient attendues dans d’autres», explique la chargée de développement au Mouvement du Nid. «Certaines jeunes filles accompagnées par notre structure nous confient, après coup, être passées par le Luxembourg.»

Interrogé, le service DropIn de la Croix-Rouge luxembourgeoise confirme que «la prostitution des mineurs est une problématique réelle qui touche bon nombre de jeunes», tout en précisant: «À l’heure actuelle, nous n’avons pas encore beaucoup de matière ou d’informations à fournir.»

Les proxénètes passent par Snapchat

Aujourd’hui, l’activité prostitutionnelle s’organise de moins en moins dans la rue, mais de plus en plus en ligne. «Cette activité est proposée soit sur Snapchat, soit par le biais de sites internet spécialisés, où les proxénètes vont publier des annonces de jeunes.»

La prostitution des mineurs est interdite sur le territoire français, tout comme sur le territoire luxembourgeois. Alors, pour échapper aux autorités et camoufler ce réseau, ils précisent dans l’annonce que la personne prise en photo ne sera pas forcément celle qui sera présente lors du rendez-vous. «Ils mettent des corps d’adultes pour planquer la prostitution des mineurs et faire croire que c’est une personne majeure derrière l’annonce», explique Marlène Chané.

Lire aussi :Un réseau de prostitution entre un immeuble de Villerupt et un café luxembourgeois

«Dès qu’il est stipulé dans l’annonce “la personne présente sur l’annonce ne sera pas celle-là mais une autre”, les clients savent à quoi s’attendre. Il y a clairement une volonté de pédocriminalité», détaille la membre du Mouvement du Nid. «Systématiquement, les clients vont dire qu’ils n’étaient pas au courant… mais finalement, il y a quand même des recherches bien spécifiques», ajoute-t-elle.

Mais pour les autorités, il est parfois compliqué d’identifier ces réseaux et d’intervenir. «Au-delà de la mouvance, il y a aussi les surnoms, tout est planqué sur Telegram, ou encore avec des téléphones qui sont achetés puis jetés au bout de deux semaines. C’est extrêmement compliqué pour les services d’enquête de pouvoir retracer et d’être sur une réelle piste», détaille Marlène Chané.

L’idée est de pouvoir planter des graines, de pouvoir faire germer que la prostitution peut être violente.

Marlène Chané

chargée de développement au Mouvement du Nid

Quand un mineur est en situation de prostitution, il est reconnu comme étant en danger et il dépend ainsi de l’accompagnement du département. Il faut ainsi pouvoir créer un lien de confiance avec la victime et pouvoir être patient. «Il faut que la personne ait le déclic. L’idée est de pouvoir planter des graines, de pouvoir faire germer que la prostitution peut être violente. C’est tout un travail avec l’équipe éducative.» L’idée est d’ainsi pouvoir construire un lien de confiance et de pouvoir l’orienter au besoin.

Une stratégie d’isolement, et une coupure de tout contact familial

Les proxénètes ont souvent une longueur d’avance. Leur stratégie d’isolement repose sur le changement fréquent de ville, de téléphone, la coupure de tout contact familial. La dépendance affective s’installe, parfois accentuée par des violences physiques ou une addiction imposée aux stupéfiants. «On a souvent affaire à des jeunes très vulnérables, avec de grandes carences affectives et éducatives. Et pour certaines, c’est la première fois qu’elles reçoivent autant d’attention… alors elles plongent dans un amour inconditionnel, une confiance aveugle.» Au Mouvement du Nid, l’objectif est donc de contrer tout ce qui est mis en place par ces réseaux de proxénètes et ainsi recréer du lien social.

Et quels sont les signes qui peuvent alerter l’entourage? «Les signes principaux vont être la fugue, la déscolarisation, ou tout ce qui va être lié à une scolarité compliquée. Mais il y a aussi tout ce qui est possession d’argent ou de cadeaux inexpliqués, ou la possession de plusieurs téléphones, de cartes SIM qui sont données par le réseau. On peut aussi remarquer des changements de comportement, où des jeunes peuvent entrer dans de grandes colères, vouloir fermer la porte dès qu’on leur propose quelque chose…», nous détaille Marlène Chané. Les victimes peuvent aussi faire régulièrement des cauchemars ou des insomnies, ou encore avoir des troubles de l’alimentation.

Plus l’emprise est longue, plus les conséquences sont lourdes. «Au niveau de la santé psychologique, elles peuvent plonger dans le déni. C’est un mécanisme de protection du cerveau qui est classique quand on est confronté à un stress intense, avec les viols qu’elles peuvent subir. Systématiquement, ces personnes me disent qu’elles sont séparées de leur corps. C’est ce qu’on appelle la dissociation. Pendant le rapport, elles vont avoir l’impression de ne pas sentir ce qui est vécu à ce moment-là, la violence du client… car elles vont être totalement dissociées de leur corps.»

Le corps de la femme n’est pas à vendre, le corps de la femme n’est pas un objet.

Marlène Chané

chargée de développement au Mouvement du Nid

Mais cela peut avoir de lourdes conséquences sur le cerveau: tout ce qui se passe dans le cadre de la dissociation ne s’enregistre pas de manière classique, mais plutôt sous forme de mémoire traumatique, avec la présence de nombreux flashs. Ce qui peut entraîner un stress post-traumatique très élevé.

Lire aussi :Masculinisme: quand la haine des femmes séduit les plus jeunes

Le Mouvement du Nid agit donc au quotidien pour aider les jeunes à se défendre contre toutes les formes de violences, et pour former les adultes à repérer les situations (pré)prostitutionnelles.

Marlène Chané conclut: «Le corps de la femme n’est pas à vendre, le corps de la femme n’est pas un objet. La lutte contre le patriarcat, c’est un peu mon cheval de bataille au quotidien, et encore plus quand on parle de prostitution des mineurs, car on parle de pédocriminalité. Il faut sensibiliser le grand public car malheureusement tant qu’il y aura des clients, les réseaux continueront à exploiter les enfants.»