À la sortie de la réunion des ministres de la Défense de l’OTAN, le 5 juin à Bruxelles, son secrétaire général Mark Rutte affichait une confiance évidente. Selon lui, pour donner corps à l’accord capacitaire entériné par les 32 ministres présents, il n’y avait d’autre choix que d’accepter une élévation de l’effort de défense plancher de chacun des membres à 5 % du PIB d’ici à 2030 ou 2032, soit 3,5 % pour les armées elles-mêmes, et 1,5 % pour les infrastructures, le redéploiement et la transformation capacitaire de l’industrie de défense, et le durcissement de la résilience, au travers de la sensibilisation des opinions publiques.
Pourtant, depuis, si certains pays se sont pleinement engagés à respecter cette trajectoire, spécialement en Europe du Nord et de l’Est, avec l’Allemagne et la Pologne en chefs de file, pour beaucoup d’autres membres, l’objectif budgétaire fixé par Mark Rutte, mais aussi par Donald Trump, est loin de susciter l’enthousiasme.
Ainsi, en début de semaine, le Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, a laissé entendre qu’il n’hésiterait pas à prendre des « décisions courageuses », si les seuils des 3,5 % et 1,5 % visés par l’OTAN étaient imposés à ses membres, laissant supposer que Madrid pourrait, par exemple, sortir du commandement intégré, comme le fit la France en 1966.
D’autres pays, comme le Portugal, l’Italie et même la Grande-Bretagne, s’ils valident la nécessité d’augmenter leurs efforts de défense respectifs, demeurent en revanche beaucoup plus réservés quant aux seuils évoqués par l’OTAN et leur application.
Pour la France, empêtrée dans une crise budgétaire sans précédent, le sujet est d’autant plus complexe que Paris se voyait déjà, par sa dissuasion et ses armées d’emploi expérimentées et aguerries, comme le pivot capacitaire de cette alliance européenne en construction. Pour autant, les déclarations, ou plutôt les non-déclarations du ministre des Armées, lors de l’interview du 6 juin, laissent entendre que la France envisage bel et bien de se désolidariser de cette dynamique OTAN voulue par Mark Rutte, et surtout par Washington.
Si, comme l’exigent les codes politiques modernes, toutes les postures nationales semblent avant tout dictées par des considérations nationales et électorales, on constate toutefois un grand absent dans ce débat occidental : d’où viennent ces valeurs exigées par l’OTAN ? Sont-elles justifiées du point de vue des besoins de défense nationaux et collectifs ? Et sont-elles raisonnables, en particulier lorsqu’elles sont adossées à un calendrier aussi raccourci ?
Pourquoi faut-il augmenter l’effort de défense des membres de l’OTAN, spécialement en Europe ?
En premier lieu, il convient d’étudier, pour répondre à ces questions, la validité des postulats ayant amené les dirigeants de l’OTAN à s’engager dans cette voie controversée. Ces postulats sont au nombre de deux. Le premier est l’inexorabilité du retrait de la protection conventionnelle américaine de l’Europe, annoncée fermement par Donald Trump depuis son retour à la Maison-Blanche, et avant cela, lors de sa campagne électorale, mais engagé, dans les faits, depuis le pivot vers le Pacifique engagé par Barack Obama, à partir de 2014.
Le retrait des forces américaines conventionnelles d’Europe, une trajectoire inévitable ?
Pour de nombreuses capitales européennes, accepter de se conformer aux exigences de l’OTAN, c’est avant tout accepter de répondre favorablement aux exigences formulées par Donald Trump depuis janvier 2025. À ce moment, alors président élu des États-Unis, il avait annoncé que les États-Unis retireraient leur engagement de protection militaire aux pays membres de l’OTAN ne consacrant pas 5 % de leur PIB, ou plus, à leur effort de défense.
Le retrait des forces américaines convetionelles américaines d’Europe, est à présent presque inévitable.
Et de fait, les pays les plus exposés face à la Russie en Europe — la Pologne, les Pays baltes et les pays de la péninsule scandinave — ont tous annoncé qu’ils se conformeraient aux exigences de l’OTAN, et par transitivité, à celles de la Maison-Blanche. Même si, depuis, il est apparu, dans le discours des officiels américains, et en particulier de Pete Hegseth, le secrétaire à la Défense, que la protection qui sera garantie par les États-Unis à l’OTAN tendra à se concentrer avant tout sur les moyens de dissuasion, et non sur les moyens conventionnels.
En dépit d’une certaine forme de déni décroissant, observée surtout dans les capitales des pays européens les plus exposés, au sujet de l’inexorable retrait progressif de la protection conventionnelle américaine, ce postulat est à présent de plus en plus assimilé et validé en Europe, de manière unilatérale.
L’évolution de la puissance militaire russe et la menace qu’elle représentera pour les pays européens à partir de 2028
Le second postulat concerne l’évolution de la menace conventionnelle russe, dans les années à venir, au point de représenter, dès 2028, une menace existentielle pour les membres de l’OTAN dans leur ensemble. Et celui-ci est beaucoup moins consensuel que le premier.
En effet, pour certaines capitales, en particulier pour Budapest et Bratislava, la réalité de la menace russe vis-à-vis de l’OTAN est ouvertement remise en cause. Interrogé sur une chaîne d’information continue, il y a quelques jours, Viktor Orbán, le Premier ministre hongrois, a ainsi déclaré que cette menace était fantasmée par l’OTAN, la Russie n’ayant tout simplement pas les moyens d’agresser militairement l’Europe, alors qu’elle ne parvient pas à prendre l’ascendant sur l’Ukraine.
À l’inverse, beaucoup de services de renseignement occidentaux, et non des moindres, comme le BND allemand, alertent sur l’évolution très rapide des capacités militaires russes, maintenant que la restructuration économique et industrielle du pays a été achevée, surtout une fois la guerre en Ukraine terminée.
Dans ce cas, qui croire ? Laissons la croyance à ceux qui ont la foi, pour nous concentrer sur ce que nous savons. Ainsi, en dépit des sanctions économiques et politiques sévères imposées par l’Europe, les États-Unis et leurs alliés proches, comme l’Australie ou le Japon, l’effondrement politique, budgétaire ou même capacitaire du régime russe, et de ses armées, semble bien plus éloigné que jamais. Il en va de même pour l’isolement et la mise à l’index de la Russie sur le plan international.
Suite à la retraite des forces russes deployées en Ukraine sur la ligne Surovikine, à l’été 2022, l’industrie russe de défense a été entièrement restructurée pour supporter un engagement long basé sur l’attrition.
Ce que nous savons, également, c’est que les armées russes ne rencontrent pas de véritables difficultés pour remplacer leurs pertes matérielles et humaines, en dépit des rapports parlant ci de camerounais recrutés de force pour le front ukrainien, là de la dépendance de l’industrie de défense russe aux composants occidentaux.
Ainsi, aujourd’hui, les armées russes déploient plus de 600 000 à 800 000 hommes pour leurs opérations en Ukraine, tout en conservant 700 000 à 900 000 hommes en réserve et en appui. Pour rappel, le plus important format de réponse opérationnel visé aujourd’hui par l’OTAN concerne une force militaire de 300 000 hommes.
De même, tout indique que les usines d’armement russes tournent à plein régime à présent, en particulier pour ce qui concerne la production de capacités de frappe à moyenne et longue portée, des bombes planantes UMPK (certains rapports évoquant plus de 70 000 kits produits par an), aux drones d’attaque à longue portée Geran (une production de plus de 2 000 unités par mois a été avancée par le GUR, le renseignement ukrainien), en passant par les missiles balistiques tactiques Iskander-M (750/an), les missiles de croisière Kh-101 (650/an) et les missiles balistiques aéroportés Kinzhal (500/an).
Si, dans le domaine des avions de combat (autour de 25 Su-57, Su-35, Su-34 et Su-30 produits chaque année) et le domaine naval (deux sous-marins nucléaires, un sous-marin conventionnel, une frégate, deux corvettes et trois à quatre patrouilleurs lance-missiles par an), la production russe reste limitée, dans le domaine des armements terrestres, elle surclasse nettement la production de l’ensemble des capacités industrielles européennes dans la plupart des catégories.
Ce niveau de production permet, à présent, aux armées russes de compenser l’attrition en Ukraine, alors que, dans le même temps, Kyiv peine à faire de même dans de nombreux cas, comme celui des chars ou des LRM, en dépit de l’aide européenne et internationale. On comprend aisément qu’une fois cette attrition éliminée, la production industrielle russe sera telle qu’elle permettra au Kremlin de disposer, en quelques années seulement, d’une capacité de frappe et de manœuvre que les forces actuelles de l’OTAN, en Europe, ne suffiront pas à contenir.
[Été 2025] 5% PIB exigés par l’OTAN : est-ce nécessaire ? Est-ce raisonnable ? 16
Dans ce contexte, savoir si, aujourd’hui, Vladimir Poutine a l’intention, ou non, d’attaquer l’OTAN, ou certains de ses membres, n’est donc que secondaire, et même, pour ainsi dire, insignifiant dans le débat. En effet, à partir du moment où la Russie aura un potentiel d’agression lui permettant de prendre l’ascendant militaire sur l’OTAN, il sera indispensable de contenir cette menace, sachant que le Kremlin a montré, par le passé, qu’il n’hésitait ni à agresser ses voisins militairement (Géorgie, Transnistrie, Crimée, Donbass, puis l’Ukraine dans son ensemble, en 22 ans seulement de régime poutinien), ni à sacrifier des centaines de milliers de Russes et de frères slaves pour atteindre ses objectifs.
Dès lors, parier sur la bonne volonté du régime russe, pour garantir la paix en Europe, ainsi que la sécurité et l’intégrité territoriale des États européens, revient à parier sur le fait qu’il y a cinq chances sur six que la balle ne soit pas alignée dans le canon, en jouant à la roulette russe — avec les mêmes conséquences, à terme.
L’évolution de l’effort de défense en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale
S’il est donc nécessaire, sauf à accepter un risque létal bien réel, de contenir l’évolution de la menace militaire russe dans les années à venir, et en particulier une fois le conflit en Ukraine terminé ou en suspens, quels doivent être les moyens déployés par les Européens pour y parvenir, sachant que les États-Unis sortiront rapidement de l’équation sur le plan conventionnel ?
Si cette question doit trouver une réponse pour l’ensemble des pays membres de l’Alliance atlantique, le cas de la France, ici, est spécialement intéressant, car les contraintes qui s’y appliquent couvrent, en quelque sorte, l’immense majorité des cas auxquels sont exposées les capitales européennes à ce sujet.
En effet, quoi qu’en disent les autorités, les armées françaises, comme les armées européennes, ont lourdement souffert de la période des bénéfices de la paix, de 1995 à 2022, et doivent faire face à d’importants défis capacitaires en matière de format, de renouvellement des équipements et de stocks.
Qu’on le veuille ou non, en dehors de la dissuasion — fort heureusement sanctuarisée politiquement durant ces années “coquelicots et petits lapins” — les armées françaises, pas davantage que les autres armées européennes, ne sont capables, aujourd’hui, de soutenir un engagement massif de haute intensité dans la durée, comme les scénarios anticipant une confrontation face aux armées russes le prédisent.
Or, sur les vingt dernières années, de 2005 à 2025, l’effort de défense moyen, pour les armées françaises, s’est établi autour de 1,70 % du PIB, hors pensions, avec un point bas à 1,52 % en 2014. Durant la guerre froide, sur une période de tensions comparables, sans guerre directe, de 1964 à 1989, l’effort de défense français était passé de 4,5 % en 1964 à 2,9 % en 1989, avec une valeur moyenne de 3,2 % du PIB.
En 1970, les forces aériennes et aéronavales françaises alignaient plus de 900 avions de combat. Elles en ont, à présent, 225.
On comprend aisément, par comparaison éclairée, qu’il aura manqué, pendant plus de vingt ans, un peu plus de 1 % du PIB au budget des armées françaises pour qu’elles fussent en mesure de maintenir une posture opérationnelle comparable à celle qui était la sienne pendant la fin de la guerre froide, et notamment pendant la crise des euromissiles, de 1981 à 1987, l’un de ses points culminants de tensions avec l’Union soviétique.
Certes, la Russie, ses 140 millions d’habitants et son PIB nominal de 2 000 Md$, n’est pas l’Union soviétique, avec une population deux fois plus importante, d’autant qu’à ce moment-là, Moscou disposait encore de ses alliés du Pacte de Varsovie pour renforcer sa posture militaire. Cependant, à ce moment-là également, les États-Unis maintenaient une force militaire conventionnelle considérable représentant 40 % des effectifs militaires des pays de l’OTAN en Europe.
On comprend, dès lors, que rester à un effort de défense de 2 % du PIB n’est certainement pas soutenable, face à la réalité qui se dessine concernant le potentiel d’agression russe, qu’il soit ou non destiné à être employé contre l’Europe par le Kremlin aujourd’hui.
Quel est l’effort de défense nécessaire et suffisant pour la France ?
Pour autant, on ne peut pas simplement transposer les chiffres de 1980 à 2025. La situation géopolitique, mais aussi économique, démographique et sociale de l’ensemble des pays concernés est, en effet, radicalement différente.
Comment, dans ce contexte, déterminer l’effort de défense nécessaire et suffisant pour les membres européens de l’Alliance atlantique, afin d’être certains, sans doute possible, de disposer d’une capacité militaire suffisante pour dissuader la Russie de toute tentation agressive contre ses membres, et surtout, le cas échéant, avoir l’assurance de pouvoir repousser efficacement une agression russe ?
La soutenabilité de l’effort de défense russe actuel n’est plus soumise à débat
Beaucoup ont des certitudes à ce sujet, qu’elles soient exprimées en capacités militaires — combien de chars, combien d’avions, voire combien de drones — ou sur des capacités budgétaires, qu’elles soient ou non exprimées en valeur absolue (en milliards €/$) ou relative (en % du PIB).
Le fait est que l’explication détaillée des seuils visés d’abord par Donald Trump, puis par Mark Rutte, concernant un effort de défense global de 5 %, dont 3,5 % du PIB destinés aux armées, n’a jamais été clairement justifiée, ni par l’un, ni par l’autre, en fonction de la menace russe elle-même, qui est censée en constituer la justification, telle que présentée.
Au contraire, pour le président américain, il s’agit avant tout d’amener l’effort de défense collectif européen « au même niveau que celui des États-Unis ». Et en effet, avec un effort de défense à 5 % du PIB, les Européens, et leur PIB collectif de 20 500 Md$, viendraient dépenser autant que les 1 000 Md$ annoncés par Donald Trump pour le Pentagone en 2026 (mais avec un effort de défense de seulement 3,9 % du PIB).
Les VKS, les forces aériennes russes, ne paient que 35 m$ leurs nouveaux Su-57.
Bien évidemment, un tel raisonnement est difficilement acceptable en Europe, en particulier pour les pays comme la France et la Grande-Bretagne, qui disposent de leur propre dissuasion, et qui ne sont alors pas spécialement sensibles aux menaces américaines de retrait du bouclier nucléaire US face à la Russie. Il en va de même des pays d’Europe de l’Ouest, comme l’Espagne, l’Italie ou le Portugal, protégés par un rempart naturel (les Alpes, les Pyrénées ou la Manche), ou par la France, nation dotée, à leur frontière.
Reste que cela ne répond pas à la question posée : si le seuil avancé par Mark Rutte n’est pas strictement justifié, quel doit être le bon niveau d’investissement militaire en Europe pour contenir la menace russe en devenir ? Il est possible de répondre à cette question, si ce n’est de manière académique — cela nécessiterait un travail dépassant de loin le cadre de cet article — du moins de manière globale et convaincante, en partant d’une valeur sûre : les chiffres !
Aujourd’hui, la Russie dépense, pour ses armées, de façon officielle, autour de 150 Md$ en 2025, soit un effort de défense de 7,3 % de son PIB. Dans la mesure où l’ensemble de l’économie et du discours politique du Kremlin s’est construit, depuis trois ans, autour de cet effort de défense, avec un martèlement médiatique promettant une menace existentielle venue d’Europe, on peut admettre qu’une fois la guerre en Ukraine suspendue, Moscou maintiendra ce niveau d’investissements, tout au moins pour la partie renouvellement et acquisition des équipements, même si des libérations de crédits sont à prévoir sur la partie RH.
Le coefficient de correction des coûts d’acquisition capacitaire en Russie
Or, qu’il s’agisse des équipements comme des personnels, l’effort de défense russe s’avère 3 à 3,5 fois plus efficace qu’en Europe. Ainsi, un char T-90M neuf coûte aux armées russes autour de 3,5 M$, contre plus de 25 M€ pour un Leopard 2A8 ou un M1A2 SEP V3 Abrams, et 15 M€ pour un K2 Black Panther.
Un avion de combat Su-57 est acquis pour 35 M$, contre 94 M$ pour un F-35A, 100 M€ pour un Eurofighter Typhoon et 90 M€ pour un Rafale. Un sous-marin SSGN pr. 885M Yasen-M est acquis pour moins de 800 M€, et un pr. 636.3 pour moins de 300 M$, contre, respectivement, 1 500 M$ pour un SSN Suffren et 2,3 Md$ pour un SSN Astute, et 600 à 800 M$ pour un SSK Type 214 ou Scorpène, et 1 Md$ pour les modèles plus imposants, comme le Blacksword Barracuda, le Type 212CD ou le S-81+.
Le Léopard 2A8 de KNDS Deutschland, a beau être perçu comme le plus performant des chars européens, il est aussi l’un des plus chers, Avec un prix unitaire de l’ordre de 25 m€, il équivaut à 7 T-90M russes, en terme de cout d’acquisition.
L’industrie russe a développé, par ailleurs, des compétences exceptionnelles pour produire certains armements de précision low cost, comme le drone d’attaque Geran (autour de 35 000 $ selon les estimations), les munitions rôdeuses Lancet (moins de 20 000 $) ou les kits de bombes planantes UMPK (moins de 25 000 $ à comparer avec les 250 000 $ de l’A2SM Hammer français).
Même du point de vue des coûts de personnel, l’écart est flagrant. Hors déploiement en zone de guerre, un militaire professionnel russe coûte aux armées de 500 à 1 000 $ par mois, soit quatre fois moins que la moyenne européenne. En d’autres termes, pour refléter les écarts de coûts pour l’ensemble des ressources opérationnelles acquises par les armées russes, face aux armées européennes, il est indispensable d’appliquer un coefficient de correction élevé, que l’on peut estimer de 3 à 5.
Même en tenant compte des effets délétères de la corruption dans les armées russes, on peut difficilement appliquer un coefficient de correction inférieur à 3,5. D’ailleurs, si l’on compare avec les armées européennes, on s’aperçoit rapidement qu’à investissements comparables, les armées russes admettent au service, chaque année, 4 à 5 fois plus de blindés, d’avions et de navires que leurs homologues de l’Ouest, aujourd’hui.
Dès lors, il serait nécessaire, en Europe, de dépenser au moins 3,5 × 150 Md$, soit 525 Md$ chaque année, pour faire jeu égal avec les armées russes à 150 Md$ — soit un effort de défense de 2,6 % du PIB.
Le coefficient de correction pour la nature multinationale de l’OTAN
Toutefois, là encore, ce serait supposer que les armées européennes sont exposées, dans leur réponse collective, aux mêmes contraintes que les Russes, ce qui n’est pas le cas, comme le montre l’exemple en Ukraine. En effet, Moscou a déployé, pour cette opération militaire spéciale, de 600 000 à 800 000 hommes, soit la moitié de ses 1,4 million d’hommes sous les drapeaux, toutes forces confondues.
Or, lorsque l’on regarde les taux d’engagement de forces promis par les pays européens à l’OTAN, ce chiffre ne représente jamais plus de 20 à 25 % des forces totales, souvent beaucoup moins. Ainsi, Paris s’est engagé à fournir au Commandement intégré deux brigades de combat, soit 15 000 à 20 000 hommes, sur les 77 000 militaires de la FOT, ainsi que 40 avions de combat, sur les 225 avions de chasse des forces aériennes et aéronavales, soit de 17 à 26 % des forces, sachant que, dans le cas de la FOT, celle-ci ne représente que 65 % des effectifs de l’Armée de terre.
L’OTAN souffre, face à la Russie, d’une structure multinationale, ce qui conduit les pays membres à n’engager, face à une menace, qu’une fraction de leurs forces.
En d’autres termes, il est nécessaire, à nouveau, d’intégrer un nouveau coefficient de correction, pour refléter, cette fois, la nature multinationale de l’OTAN, et le fait que chaque État n’acceptera d’engager, au niveau de l’Alliance, qu’une partie de ses forces, pour être en mesure d’assurer la protection de sa propre nation, le cas échéant.
Sur la base des exemples connus, et en considérant que certains pays — ceux en première ligne — seront dans tous les cas contraints d’engager l’ensemble de leurs forces en cas d’agression, une correction de 2,5 ne semble pas exagérée, soit un taux moyen d’engagement de 40 % des forces, ce sans même tenir compte du fait que l’article 5 n’impose, dans les faits, nullement l’envoi de moyens militaires pour protéger un allié.
En d’autres termes, nos 525 Md$ équivalents, corrigés du coût des équipements russes, se transformeraient en 1 312,5 Md$, ce qui représenterait un effort de défense de 6,56 % du PIB pour, effectivement, être à parité. Là encore, les chiffres évoqués mériteraient une étude plus académique, mais ce n’est pas l’objet de cet article de le faire.
La correction technologique de l’OTAN
Pour autant, avec 6,56 %, les forces déployables par l’OTAN seraient strictement équivalentes, en nombre, à celles de la Russie. Or, les équipements européens sont, bien souvent, plus performants que ceux des armées russes, même si cet écart de performances est au moins autant dû à des arbitrages doctrinaux russes privilégiant la masse, qu’aux technologies occidentales embarquées.
Sur la base d’un rapport de 1 à 2 entre les équipements des deux camps — ce qui ne semble pas exagéré (mais qui, là encore, devrait être consolidé par une étude plus factuelle) — l’effort de défense équivalent nécessaire, en Europe, devrait atteindre alors 656 Md$ au total, pour neutraliser efficacement la menace russe par les moyens dont disposerait l’OTAN.
Au total, donc, et sur la base des approximations faites lors de cette démonstration, il apparaît que l’effort de défense moyen nécessaire, en Europe, pour contenir la menace militaire en devenir, serait de 656 Md$ en 2025, soit 3,25 % du PIB. On remarquera que ce taux correspond, à peu de chose près, aux 3,2 % du PIB moyen de l’effort de défense français de 1964 (fin de la guerre d’Algérie) à 1989 (fin de la guerre froide et du Pacte de Varsovie). Ce n’est pas très éloigné, non plus, des 3,5 % évoqués par Mark Rutte.
Et les 1,5 % du PIB d’investissements supplémentaires exigés par Trump, alors ?
De fait, si les 3,5 % du PIB sont un objectif raisonnable, qu’en est-il des 1,5 % du PIB supplémentaires ? Selon Mark Rutte, il s’agirait d’un effort complémentaire destiné à améliorer les infrastructures liées à la défense, comme les infrastructures de transport, mais aussi l’outil industriel et la résilience globale du pays et de son opinion publique, pour être prêt à faire face à la menace russe dès 2030.
Le seuil des 5% évoqué par Marc Rutte, semble avant tout destiné à satisfaire Donald Trump, pour qu’il ne retire pas le bouclier nucléaire aux pays européens.
En d’autres termes, il s’agirait d’investissements supplémentaires destinés à éviter que l’enveloppe principale — les 3,5 % du PIB — ne soit préemptée par d’autres besoins identifiés nationalement comme nécessaires à la mission défense, afin de garantir l’exécution pleine et entière de la trajectoire de rattrapage budgétaire.
Même si ce n’est pas admis par le secrétaire général de l’OTAN, il est surtout probable que cette seconde enveloppe soit destinée à permettre à Donald Trump d’afficher une victoire politique sur l’Europe, en revenant de La Haye avec un accord à 5 %, comme promis, sans que cet objectif ne soit, dans les faits, vraiment contraignant pour les Européens. En d’autres termes, il s’agit d’un exercice de circonvolutions à mi-chemin entre la politique internationale et la communication, qui n’est destiné qu’à être partiellement appliqué par les Européens, d’ici à 2028 et à la fin du mandat présidentiel américain.
Dans la suite de l’article, nous nous concentrerons donc sur la partie « effort de défense » de 3,5 % visée par l’OTAN, la plus pertinente du point de vue opérationnel, et la moins sujette à une disparition précoce.
Le calendrier OTAN est-il pertinent pour atteindre l’effort de défense de 3,5 % du PIB ?
L’autre composante de la négociation entreprise par Mark Rutte, en préparation du sommet de l’OTAN de La Haye, concerne le calendrier d’exécution de ce nouvel objectif. Pour rappel, le secrétaire général de l’OTAN a annoncé que l’objectif des négociations sera d’atteindre cet objectif budgétaire d’ici à 2030 ou 2032, afin d’être prêt à faire face à la menace russe à partir de 2028.
En outre, il a précisé qu’un calendrier précis, avec suivi annuel, sera attaché à l’objectif global à terme, afin d’éviter les déséquilibres observés autour de l’objectif des 2 % validé en 2014 pour 2025. M. Rutte a déclaré qu’il entendait faire appliquer une progression stricte aux membres, pour empêcher les phénomènes de « hockey stick », qui surviennent lorsque les pays « oublient » d’augmenter linéairement leurs dépenses de défense, pour se retrouver, à un ou deux ans de l’échéance, avec un écart impossible à combler sur une période si courte.
Pour autant, atteindre un objectif d’effort de défense de 3,5 % du PIB en 2030, ou même en 2032, alors que l’effort moyen actuel n’est que de 2 % du PIB, ne sera pas simple, et pourrait engendrer de très graves déséquilibres, susceptibles de handicaper le bon fonctionnement des armées européennes — et ce, bien plus longtemps que jusqu’en 2032…
Déstabilisation des pyramides structurelles des armées
En effet, les armées reposent toutes sur une organisation pyramidale stricte, fondée sur les grades, l’âge et les compétences acquises. En outre, contrairement aux entreprises, qui peuvent se tourner vers le recrutement, voire vers la croissance externe pour passer d’un format à un autre, les armées, elles, n’ont pas le loisir de trouver les compétences recherchées en dehors d’elles-mêmes, sauf en situation de guerre très spécifique.
Pour fonctionner, les armées doivent être structurées autour d’une pyramide des grades et une pyramides des compétences, souvent proches de la pyramide des ages, ne souffrant pas de grandes variations.
En d’autres termes, les armées modernes reposent sur un subtil équilibre obtenu à partir de leurs pyramides des grades, des âges et des compétences, sachant que, dans les trois cas, c’est précisément l’antériorité dans les armées qui détermine la position de chaque militaire dans ces trois pyramides.
Il est donc aisé de réduire le format des armées : il suffit de supprimer, de manière équilibrée et proportionnelle, les effectifs sur l’ensemble des échelons concernés, du général au soldat, aviateur et matelot.
À l’inverse, reprendre de la masse est un exercice difficile, et nécessairement long, puisqu’il est nécessaire de reposer chaque échelon à la dimension nécessaire, avec le bon grade, la bonne antériorité et les bonnes compétences, pour obtenir une force militaire homogène.
De fait, augmenter les effectifs de 25 %, comme annoncé par l’Allemagne, sur une période de 6 à 10 ans, sera un exercice éminemment complexe, puisque cela supposera d’accélérer la montée en grade d’une partie des militaires pour assurer l’encadrement, sans que ceux-ci aient atteint les compétences et l’expérience requises à ce poste.
Certains officiers et sous-officiers, les plus brillants, y parviendront certainement. Cependant, dans l’ensemble, cette contrainte imposera un nivellement par le bas des capacités unitaires des forces, alors qu’il faudra de 12 à 18 ans, selon les grades, pour absorber une telle transformation, afin de revenir au niveau d’efficacité initial.
Déstabilisation et dimensionnement artificiel de la BITD
L’autre conséquence de ce calendrier très concentré, visé par l’OTAN, concerne la base industrielle de défense européenne. Aujourd’hui, il est très majoritairement admis que celle-ci est sous-capacitaire face aux besoins, si un conflit de haute intensité devait être engagé en Europe.
Augmenter la production pour répondre à l’urgence des besoins est à double-tranchant, surtout en Europe ou le droit du travail est très contraignant.
Pour autant, la stratégie de l’OTAN repose, en partie, sur une trajectoire de rattrapage capacitaire concentrée sur la période 2026-2032, précisément pour compenser le retard à l’allumage des Européens face à la reconstruction de l’industrie de défense russe, entamée à l’été 2022.
L’arrivée massive de crédits supplémentaires, ne pouvant pas être absorbée par une augmentation immédiate et massive du format RH des armées, poussera celles-ci à se tourner vers les industriels pour consommer leurs crédits, d’autant plus que Donald Trump veillera au grain pour savoir si les Européens « dépensent bien leurs dus ».
De fait — et on le voit déjà aujourd’hui — les programmes d’équipements vont rapidement se multiplier, créant très vite un goulet d’étranglement industriel en Europe. Là, deux options se présenteront : se tourner vers des capacités importées, venant des États-Unis, de Corée du Sud, de Turquie ou d’Israël, ce qui ne fera que renforcer la montée en puissance et les parts de marché de ces acteurs, au détriment des Européens ; ou déployer des capacités industrielles supplémentaires pour répondre à l’urgence, sans réelle stratégie de pérennisation à moyen et long terme.
Il va donc, très certainement, apparaître dans les années à venir une surcapacité industrielle européenne en matière de capacités de défense, d’autant plus sensible que la bulle d’équipements et de rattrapage aura été épuisée — en Europe comme dans le monde — pour revenir à un renouvellement linéaire des moyens.
À ce moment-là, entre les surcapacités européennes, le retour de la BITD russe, l’arrivée de la BITD chinoise, l’émergence des BITD sud-coréenne, turque ou israélienne, et l’omniprésence américaine, une guerre commerciale mortelle interviendra dans le monde, qui risque non seulement d’emporter les nouveaux acteurs européens, les moins solides, mais aussi — et surtout — d’affaiblir, voire de tuer, certaines des grandes entreprises de défense européennes, dépositaires de savoir-faire stratégiques.
« Slow is smooth, smooth is fast » : comme pour les forces spéciales, la reconstruction de l’outil militaire français ne doit pas brûler les étapes, mais ne doit pas être ignorée non plus !
Où tout cela nous mène-t-il, pour la France ? On le comprend, augmenter les dépenses de défense, pour la France, est en effet indispensable, simplement pour permettre au pays de maintenir une posture de défense comparable à celle qui fut la sienne pendant la guerre froide, dans un contexte certes fort différent, mais avec des valeurs de calcul, somme toute, sensiblement équivalentes.
Mais cette augmentation doit se faire dans un cadre d’objectifs, de durée et de ventilation des moyens conçu à la fois pour être suffisant pour les armées, mais aussi — et surtout — appliqué dans un cadre global ferme, pour en garantir la pérennité, dans un contexte politique, industriel et économique plus instable que jamais.
Se diriger vers l’effort de défense nécessaire de 3,5 % du PIB
Comme évoqué, si le seuil de 3,5 % évoqué par Mark Rutte pour l’effort de défense plancher au sein de l’OTAN a ses justifications, l’objectif à 5 %, avec 1,5 % du PIB pour une mission défense aux contours on ne peut plus flous, semble bien davantage destiné à flatter l’ego du président américain en exercice qu’à répondre à des besoins militaires et opérationnels.
La France a un interet évident à conserver ses capacités exclusives, obtenues par des decennies d’investissements budgétaires et humains, et qui font gravement défaut aux autres pays européens.
Cet effort partagé de 3,5 % permettrait, en effet, aux armées européennes de déployer une force de réponse équivalente à la moitié des forces mobilisables russes, en hommes comme en matériel, en cas de tensions ou d’engagement, avec la soutenabilité suffisante pour durer, et sans altérer les capacités de défense strictement nationale, ce qui rendrait l’initiative agressive de Moscou vouée à l’échec de façon quasi certaine, en s’appuyant sur un avantage technologique capacitaire justifiant ce ratio de 1 pour 2.
Pour la France, amener l’effort de défense à 3,5 % permettrait de consacrer 2,0 % du PIB aux forces conventionnelles destinées à intervenir en soutien et aux côtés des forces européennes, et de ventiler le reste sur des capacités et besoins beaucoup plus exclusifs, comme la dissuasion nationale, les moyens spatiaux, et la protection des territoires ultramarins.
En s’appuyant sur les spécificités de sa BITD, la France pourrait ainsi disposer d’une force militaire conventionnelle équivalente à la moitié de celle mise en œuvre par l’Allemagne (qui ambitionne de disposer de la première force armée conventionnelle européenne), tout en s’appuyant sur des atouts nationaux stricts et exclusifs, permettant à Paris de justifier de son statut en Europe et sur la scène mondiale — qu’il s’agisse de dissuasion, de renseignement, de projection de puissance ou de présence permanente outre-mer.
Ce faisant, même en dépensant sensiblement moins, la France ferait tout de même au moins jeu égal, sur le théâtre européen, avec l’Allemagne à 5 % du PIB, sans qu’il lui soit nécessaire de dépenser plus de la moitié du budget défense allemand.
Lisser la progression de l’effort de défense français pour ne pas créer de phénomènes de résonance capacitaire
La France devra, par ailleurs, s’interdire de céder aux pressions venues de l’OTAN ou d’outre-Atlantique, au sujet du calendrier qui sera nécessaire pour lisser la progression des dépenses de défense des 2 % actuels aux 3,5 % requis.
En effet, avec la Grande-Bretagne, la France dispose aujourd’hui de l’une des deux seules armées d’emploi, expérimentée et aguerrie, en Europe, et les ambitions de croissance de format ne doivent pas déstabiliser l’efficacité opérationnelle de cette force, rapidement mobilisable et sachant combattre.
Il faudra une dizaine d’années à ces jeunes second-maitres de l’école de Maistrance, pour atteindre le grade de Premier Maitre et obtenir le Brevet Supérieur, indispensable pour encadrer efficacement les jeunes techniciens nouvellement formés de la Marine nationale.
De fait, s’il doit y avoir un changement de format — ce qui est probable en passant de 2 à 3,5 % — celui-ci doit être lissé pour pouvoir être absorbé par les forces actuelles, sans créer de déséquilibres qui, par leurs effets cumulés au fil des années, viendraient mettre en péril l’efficacité des forces elles-mêmes, et donc la confiance que l’état-major, et le politique, peuvent avoir en elles.
En d’autres termes, toutes les ambitions d’évolution de format dans les armées doivent être conçues pour contenir les phénomènes de résonance capacitaire qui pourraient résulter d’un déséquilibre trop brutal, auto-entretenu sur plusieurs années — quitte à devoir, pour cela, accepter de lisser davantage la montée en puissance visée.
Protéger la pérennité de la BITD face à l’explosion de la bulle industrielle défense de 2035
Enfin — et c’est absolument nécessaire — la progression du budget des armées et des commandes à la BITD doit se faire en anticipant la très probable explosion d’une bulle industrielle défense en cours de formation, en Europe et dans le monde, prenant sa source dans l’augmentation brutale des besoins d’équipements de nombreuses armées.
Tout indique, en effet, qu’à partir d’une échéance située autour de 2032-2035, la plupart de ces armées auront atteint leurs formats de référence et achevé leurs transformations capacitaires en matière d’équipements neufs, ce qui entraînera une baisse radicale, nécessaire et inévitable, des besoins d’équipements à l’échelle mondiale pour les dix à quinze années suivantes — alors même que les capacités de production, elles, seront à leur maximum.
L’explosion de cette bulle pourrait emporter avec elle un grand nombre d’acteurs industriels de la sphère défense, y compris parmi les plus anciens, surtout lorsqu’ils se seront structurés sur des flux mondiaux élevés, brutalement interrompus.
La transformation de l’effort de défense français doit donc être pensée dès à présent pour atteindre cette échéance de 2035 dans les meilleures conditions possibles, avec un besoin national suffisant pour maintenir l’efficacité des investissements réalisés pendant les 10 à 15 années suivantes, dans un marché international en proie à une guerre commerciale sans équivalent entre des acteurs en fin de cycle.
La France doit s’assurer de disposer d’une BITD apte à résisiter aux conséquences de l’explosion de la bulle industrielle défense en formation en Europe et dans le Monde, et dont l’explosion devrait arriver autour de 2035.
Plusieurs scénarios peuvent être envisagés à ce sujet, le plus pertinent étant probablement d’atteindre 2030 ou 2032 pour entamer une transformation profonde des forces de réserve, en vue de faire émerger une véritable Garde nationale, avec de nouvelles unités qui seraient équipées des matériels des forces de ligne, âgés de 15 ans.
Ceci permettrait alors leur remplacement progressif par une industrie de défense revenue à son poids de forme, sans déstabiliser les capacités instantanées, mais en les étendant efficacement, tant dans le domaine terrestre qu’aérien et naval, tout en maintenant des capacités industrielles adaptées pour répondre au risque d’engagement comme aux éventuels besoins exports, qui ne manqueront pas de réapparaître une fois le phénomène de bulle passé.
Conclusion
Lorsqu’il s’agit de sujets aussi déterminants que peut l’être l’effort de défense, il est assez naturel de réagir avec une certaine émotion instantanée. Ainsi, lorsque deux députés proposent de reporter le programme PANG et d’acheter des chasseurs légers italiens ou sud-coréens pour « les environnements permissifs », beaucoup d’anciens pilotes militaires, qu’ils soient de l’aéronavale ou de l’AAE, peuvent voir rouge.
Et lorsque le ministre des Armées exécute un pasodoble pour éviter de donner des chiffres sur le futur effort de défense français, alors que la trajectoire nationale dans ce domaine stratégique demeure couverte d’un flou sans équivalent, il est également normal de s’impatienter.
Pour autant, cela ne doit pas empêcher de revenir aux fondamentaux, et de poser clairement les problèmes, leurs paramètres, et leurs conséquences potentielles. C’est en particulier le cas s’agissant des objectifs affichés par Mark Rutte à la sortie de la réunion des ministres de la Défense de l’OTAN, concernant le plancher d’effort de défense au sein de l’Alliance, à échéance 2030 ou 2032.
Mark Rutte, le Secretaire général de l’OTAN, n’a certes pas hérité d’un poste facile, entre un Vladimir Poutine en pleine confiance, à l’Est, et un Donald Trump à l’égo surdimensionné, à l’Ouest, et des européens souvent divisés, au milieux.
Ainsi, si les articles et réflexions plus ou moins construits ont pullulé en Europe quant à savoir qui respectera — et qui ne respectera pas — cet objectif visiblement fortement teinté de l’ego démesuré du président Trump, bien peu se sont penchés sur la justification des valeurs avancées, et sur les conséquences du calendrier proposé par le secrétaire général de l’Alliance.
En se prêtant à l’exercice, on s’aperçoit rapidement que le premier seuil, celui de 3,5 % du PIB pour le budget des armées, répond à une certaine logique capacitaire, puisqu’il s’agit, en effet, du niveau d’investissement requis pour contenir une menace russe reposant sur un effort de défense de 7,5 %, comme aujourd’hui. En revanche, la justification des 1,5 % supplémentaires est beaucoup plus obscure et difficile à établir, en dehors des exigences venues de la Maison-Blanche.
Le calendrier proposé par Mark Rutte pose, lui aussi, de sérieux problèmes, tant il repose visiblement sur une logique purement budgétaire, et non sur le temps nécessaire aux armées pour absorber effectivement les transformations visées par un tel changement de format budgétaire.
Enfin, on ne peut ignorer que cette très — peut-être trop — ambitieuse initiative avancée par M. Rutte, le 5 juin, contribuera à amplifier et accélérer un autre phénomène, déjà identifié sur ce site : l’explosion prévisible de la bulle industrielle de défense européenne et mondiale autour de 2035, sous l’action conjointe d’une offre très excessive et d’une demande minimale.
Si, pour une majorité d’Européens, le respect des exigences posées par l’OTAN s’impose, afin de conserver la protection du bouclier nucléaire américain, en dépit des risques que cette trajectoire excessive fera peser sur leurs armées et leur industrie de défense, la France, qui dispose de sa propre dissuasion, a la possibilité de tracer sa propre voie — plus sûre, plus soutenable, mais surtout pas moins ambitieuse pour y parvenir.
Toute la question, dorénavant, est de savoir si les dirigeants français, présents et à venir, feront preuve de davantage d’esprit stratégique et d’ambition nationale que leurs prédécesseurs récents, pour précisément engager le pays dans cette trajectoire intermédiaire — entre le statu quo préconisé par certains, et les excès des ambitions portées par l’OTAN.
Article du 12 juin en version intégrale jusqu’au 7 aout 2025
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