Dominique Cueff, 55 ans, s’était promis, plus jeune, de « le retrouver pour lui faire la peau ». Début avril, il a téléphoné à cet enseignant qui, en 1979 (il avait 11 ans), l’a baffé puis lui « a asséné un coup de poing », en pleine salle de classe de 6e, assure-t-il. Ce qui aurait motivé les coups ? « Mes résultats scolaires étaient assez médiocres et j’avais commencé à fumer. Une habitude dont il avait visiblement eu vent et qu’il n’appréciait pas », imagine l’ancien élève. Son appel a duré trois petites minutes. Et lui a servi de psychothérapie expresse. « Un soir, j’ai entendu parler de Bétharram en boucle à la radio, retrace Dominique Cueff. J’ai dit stop et fini par trouver son numéro. Je lui ai demandé ce qu’il en pensait. Il m’a répondu que c’était une sale histoire. Et sur ce qui s’est passé au Kreisker ? Que c’était une autre époque. »

L’homme en question ? André Guéguen, ancien professeur et directeur du collège Sainte-Ursule, de l’ensemble scolaire catholique Notre-Dame-du-Kreisker, à Saint-Pol-de-Léon. S’il est présumé innocent (selon nos informations, aucune plainte n’a été déposée contre lui), ses comportements allégués rappellent furieusement l’affaire Bétharram, cet établissement catholique situé près de Pau (64).

Cette dernière a fait tache d’huile dans le Léon puisqu’une douzaine d’anciens élèves du Kreisker indiquent dans une enquête du média Splann ! publiée mardi 13 mai, avoir subi, entre les années 50 et 80, des violences physiques et/ou sexuelles.

La dizaine de témoignages que Le Télégramme a recueillis confirme ces premiers éléments et le climat violent régnant tant dans l’enceinte du collège que du lycée durant cette période. Et à Saint-Pol, ces derniers jours, on ne parle que de ça ! Au point que ce jeudi, une adolescente nous a interpellés devant l’établissement : « Mon grand-père, ancien élève, m’a raconté certaines histoires, effectivement ».

Jusqu’au début des années 80, les garçons et les filles n’étudiaient pas dans le même établissement.Jusqu’au début des années 80, les garçons et les filles n’étudiaient pas dans le même établissement. (Le Télégramme/Raphaël Rufflé-Marjot)Un secret de polichinelle

Si l’heure est à la libération de la parole, toutes les personnes contactées s’accordent à dire que ces faits étaient un secret de polichinelle. L’afflux de messages sur les réseaux sociaux, ces dernières heures, l’atteste également. « Les gens de ma génération en veulent aux concernés de manière intacte, abonde Lionel Devaux, collégien au Kreisker de 1976 à 1980. À chaque fois que je revois un ancien camarade, on en discute ». Désormais proche de la retraite, il continue de côtoyer cet ami avec lequel il a partagé une douloureuse expérience, survenue en 1977, dans le bureau d’un professeur « extrêmement violent ». Comme de nombreuses autres victimes, il désigne André Guéguen. « On était installés sur le perron du collège avant d’être convoqués sans trop savoir pourquoi. Il nous a demandé ce qu’on faisait là. J’ai à peine eu le temps de répondre que je me suis pris un aller-retour dans le visage. Mon voisin a pleuré. Il n’a pas été frappé, mais moi, j’ai reçu la même chose une seconde fois. »

Violences physiques, harcèlement ou agression sexuels, humiliations… Les témoignages des victimes présumées du Kreisker font froid dans le dos.Violences physiques, harcèlement ou agression sexuels, humiliations… Les témoignages des victimes présumées du Kreisker font froid dans le dos. (Le Télégramme/Raphaël Rufflé-Marjot)

Christophe (*), 49 ans, élève de 1987 à 1995 au collège Sainte-Ursule puis au lycée du Kreisker, confirme avoir été témoin de la violence du diacre. D’humiliations, aussi. « Dans la cour, je l’ai vu prendre des enfants par le col pour les traîner jusqu’à son bureau. Ce n’était pas des gifles qu’il leur mettait, mais des baffes données avec élan, main bien en arrière derrière le corps. »

Les gens se doutaient que ça finirait par sortir. Leur vraie question, c’était quand ?

Une « trouille bleue »

Si d’autres noms d’enseignants violents circulent, Patrick, quinquagénaire resté vivre en Finistère nord, garde une « trouille bleue » d’André Guéguen. « Un prof qu’on appelait P’tit Jésus envoyait régulièrement des élèves dans le corridor [le couloir] pour aller voir « qui tu sais »… C’était Guéguen. Et il te mettait une beigne. » Une période qualifiée de « traumatique » dont il se souvient en détail. Pour simplement avoir « saisi un balai dans la cour », il assure avoir pris une grande claque par-derrière : « La bague m’a éclaté la pommette ». Confronté au père de l’élève, André Guéguen aurait promis qu’il ne le taperait plus. Mais 15 jours après, rebelote… Alors, mardi, après la révélation des premiers témoignages, il dit avoir « pleuré toute la journée ». Et s’est confié pour la première fois auprès de ses amis Facebook.

À Saint-Pol-de-Léon, on ne parle que de l’« affaire du Kreisker » depuis plusieurs jours.À Saint-Pol-de-Léon, on ne parle que de l’« affaire du Kreisker » depuis plusieurs jours. (Le Télégramme/Raphaël Rufflé-Marjot)

Contacté, André Guéguen, principal accusé des violences physiques, n’a pas répondu à nos sollicitations. Il reconnaît, auprès de Splann !, avoir « donné des gifles » sur le coup de « l’énervement », mais réfute toute « méchanceté » de sa part. Selon nos informations, l’enseignant, parti à la retraite en 2002, aurait continué à avoir des comportements problématiques dans le cadre de la Pastorale jusqu’au début des années 2010.

« Je le considérais comme un porc. Il me dégoûtait. Tous les élèves savaient qu’il proposait aux garçons de passer les oraux de français dans sa chambre. »

Un abbé « obsédé sexuel »

« Les gens se doutaient que ça finirait par sortir. Leur vraie question, c’était quand ? », assure Jean-Pierre Salou, ancien élève dans les années 60, qui se souvient d’un échange avec un ancien professeur. La discussion est ultérieure à la parution de son livre « Tu rôtiras en enfer », publié en 2016, dans lequel il dénonce le harcèlement sexuel subi auprès de l’abbé Jacques Choquer, aujourd’hui décédé (lui aussi est présumé innocent).

Des agissements confirmés par Jean-Luc Rouxel, qui se rendait de façon hebdomadaire dans la chambre du religieux, de 1971 à 1972, en tant que responsable des pensionnaires. Il ne se considère pas « victime » mais dit avoir fait face à « un obsédé sexuel » au comportement répété. « C’était toujours le même cirque. J’entrais et rapidement il se plaignait de sa cuisse en se frottant jusqu’à l’aine. Avec du recul, je pense qu’il se masturbait. »

De nombreux élèves disent avoir été victimes de violences physiques et sexuelles derrière les murs de Notre-Dame de Kreisker, à Saint-Pol-de-Léon.De nombreux élèves disent avoir été victimes de violences physiques et sexuelles derrière les murs de Notre-Dame de Kreisker, à Saint-Pol-de-Léon. (Le Télégramme/Raphaël Rufflé-Marjot)

Camille (*), 51 ans, élève au Kreisker de 1989 à 1992, l’a eu comme professeur. « Je le considérais comme un porc. Il me dégoûtait. Tous les élèves savaient qu’il proposait aux garçons de passer les oraux de français dans sa chambre. »

De son côté, Jacques Urien confirme que les agissements de cet abbé étaient déjà problématiques dès la fin des années 60. Tout en mentionnant les « tremblements » et « spasmes » d’un autre religieux qui, quand il ne frappait pas, « vous serrait fort contre lui comme pour consoler ». Jacques Urien a compris, à l’âge adulte, que ce dernier se procurait « du plaisir ».

L’omerta

Nicolas Guillou, actuel directeur de Notre-Dame-du-Kreisker, a été « choqué » par ces témoignages. « Je comprends parfaitement le besoin des victimes de parler. Aucune époque ne peut justifier ça », réagit-il. Et de préciser : « Les écoles sont des lieux où les jeunes doivent être éduqués, accompagnés et surtout protégés. Maintenant, il faut aussi éviter l’amalgame. Le groupe scolaire que je dirige depuis 2022 ne fonctionne pas du tout comme ça. Heureusement. Je n’ai pas connaissance de ce qui s’est passé ici avant que j’arrive. »

D’autres savaient. Dans la communauté éducative, religieuse. Même des parents. Pendant des décennies, ils sont restés muets. Plusieurs témoins évoquent une forme d’omerta. Parce que la rigueur et la discipline ont souvent été gages de bonne éducation. Parce qu’il était impossible, dans le Léon, de remettre en cause l’Église. Et parce qu’avec l’arrivée de la mixité et le départ progressif des religieux, dans les années 80, les choses ont progressivement changé, confessent d’anciens élèves.

Aucune des victimes des agissements présumés de certains enseignants du Kreisker n’ont oublié le calvaire qu’elles ont subi.Aucune des victimes des agissements présumés de certains enseignants du Kreisker n’ont oublié le calvaire qu’elles ont subi. (Le Télégramme/Raphaël Rufflé-Marjot)« Pas pour jeter l’opprobre »

Si Jacques Urien témoigne aujourd’hui, ce n’est pas pour « jeter l’opprobre » mais pour « éviter que ça se reproduise ». Un sentiment partagé par Stéphane Cloarec, maire de Saint-Pol-de-Léon, mais aussi responsable financier du groupe scolaire Notre-Dame-du-Kreisker. « C’est une bonne chose que les victimes puissent s’exprimer. Il faut qu’elles aillent jusqu’au bout de leur démarche. Les faits relatés ne relèvent pas de l’autorité. C’est grave. Très grave même, s’agissant des gestes pédophiles. »

Celui qui estime qu’on parle d’une époque révolue, assure n’avoir jamais connu de violence en tant qu’élève à Notre-Dame-du-Kreisker, de 1981 à 1989. « Il serait dommage de jeter l’opprobre sur un établissement qui, aujourd’hui, fonctionne bien », confie l’édile. Dont les noms de Jacques Choquer et André Guéguen lui sont remontés aux oreilles il y a longtemps. « À Saint-Pol, c’était entendu… Mais les gens ne sont pas allés plus loin. Jusqu’à aujourd’hui, grâce au processus en cours après l’affaire Bétharram. Et c’est très bien ».

* Les prénoms ont été modifiés.