Publié le
16 mai 2025 à 7h12
« Une insécurité généralisée. » Trois mots pour résumer la situation de la porte de Clignancourt à Paris (18e). Trois mots écrits noir sur blanc par le maire local, Éric Lejoindre (PS), dans une lettre adressée à l’ancien préfet de Police de la capitale Didier Lallement, le 24 janvier 2022.
Une situation que l’édile explique alors par le « report massif de la vente à la sauvette de cigarettes » et des « autres trafics opportunistes » à partir de 2020, consécutif aux actions menées par la police nationale sur le sud du quartier témoin de la Goutte d’Or. Près de trois ans et demi après l’envoi du courrier, les riverains du quartier nord ne voient pas d’avancées concrètes et certains s’estiment « sacrifiés ».
Aux premières loges des drames
Sur les six derniers mois, la place des Tirailleurs-Sénégalais et ses alentours ont été le théâtre de trois faits divers ayant fait les gros titres. Fin novembre 2024, un règlement de comptes se déroule dans le restaurant McDonald’s du boulevard Ornano. Avant midi, un septuagénaire dégaine un revolver dans le fast-food et ouvre le feu à six reprises sur « une vieille connaissance », pour des histoires de familles concernant une dette d’argent. Il se rendra à la police sans protester.
Quelques mois plus tard, le 22 avril 2025, de grandes rubalises viennent encercler les forces de l’ordre et les secours au pied du cœur monumental de Clignancourt. Une foule s’amasse, « scotchée » par ce qu’elle voit, relate auprès d’actu Paris un riverain sur place au moment de la scène. Peu de temps avant l’arrivée de la police, un homme s’est « fait écraser le crâne sur le sol », il est gravement blessé. Il faudra que les équipes de la propreté se chargent du sang qui macule le revêtement.
Le périmètre de sécurité au pied du Cœur, puis le passage des services de propreté. (©Montage effectué à partir des photos du Collectif Porte de Clignancourt)
Membre du collectif des habitants du secteur, qui s’est monté en mars 2022 et mobilise plusieurs conseils syndicaux d’immeubles représentant plus de 200 logements, Xavier plante le décor : « Il y a un glissement constaté depuis 2020, avec des trafiquants qui se sont fixés près de la bouche du métro. Ça n’est pas un sentiment, ce sont des faits. »
Une réalité connue de tous, qui avait conduit la Ville à renforcer la présence de la police municipale dans le secteur. « On avait alerté le ministère de l’Intérieur de ces dégradations après le premier confinement, rembobine l’adjoint au maire du 18e chargé de la sécurité, Kévin Havet. Cela fait partie des quartiers prioritaires que nous avons identifiés. Tous les soirs, plusieurs équipages de la police municipale y patrouillent et agissent sur ce qui est notre champ de compétences, à savoir la saisie de vente à la sauvette sur abandon, par exemple. »
Du mobilier urbain transformé en planque de produits illicites
Une présence policière qui ne suffit pas à rassurer tous les riverains. Marlène* loge dans un pavillon donnant sur le tiers-lieu La Recyclerie, niché sur la place. Elle retrace l’évolution du quartier qu’elle habite depuis près de vingt-cinq ans.
« C’était un quartier populaire, mais agréable à vivre avant, rembobine-t-elle. Aujourd’hui, il y a des heures où il ne vaut mieux pas sortir pour éviter les ennuis. On laisse nos poubelles dehors le moins longtemps possible afin qu’elles ne servent pas de cachettes. C’est comme ça pour tous les commerces. La boîte postale a été retirée parce qu’elle était devenue une table pour les trafiquants. Il y a des Serflex [colliers de serrage] sur le mobilier urbain, parce qu’il sert de planque aux produits illicites. Même sous les salades des vendeurs à la sauvette ou dans les affaires des sans-abris, on trouve de tout. »
Monique
Habitante de longue date du quartier
Une interpellation à la sortie du métro Porte-de-Clignancourt. (©AD / actu Paris )
Celle-ci confie aussi à actu Paris avoir retrouvé des plaquettes de psychotropes dans ses fleurs, quand « ils ne sont pas jetés à la hâte dans une boîte aux lettre du quartier pour éviter un flagrant délit ».
Avant d’imaginer le pire : « Il suffirait qu’on escalade pour entrer chez moi et qu’on m’agresse… Mais je n’ai pas les moyens d’avoir un pavillon ailleurs et je ne peux pas me résigner à être sacrifiée. »
Des habitants « sans cesse contraints de s’adapter »
C’est le sentiment de bon nombre d’habitants à Clignancourt : comme ceux de Château-Rouge, ils considèrent que le secteur est devenu un « abcès de fixation », où l’on circonscrit le trafic afin de le « contrôler » et de le garder à un « niveau acceptable ». Xavier reprend : « Il y a une rupture d’équité avec les autres quartiers. Ici, les habitants sont sans cesse contraints de s’adapter. »
Des vendeurs à la sauvette en quête de clients. (©AD / actu Paris)
En l’écoutant, Gisèle*, qui réside dans le secteur depuis près de quarante ans, se souvient d’une anecdote… qui la fait rire jaune. « Quand ils ont refait le collège Maurice-Utrillo, il arrivait que les élèves soient accompagnés par la police municipale jusqu’au restaurant scolaire, à cause des trafiquants sur le chemin. » Puis d’ajouter dans un sarcasme : « Pas terrible pour élever ses enfants, hein. »
Un constat amer conforté par le classement des quartiers de la capitale les plus accueillants pour les jeunes parents, publié en mars dernier par Le Figaro et où Clignancourt figurait à la 78e place sur 80.
L’offre commerciale impactée
Le regard de Gisèle s’est fixé sur un bout du boulevard Ornano, où un fast-food côtoie un barber : « Avant, c’était un traiteur et un fromager. » Dans la lignée de ce que vivent les riverains de la rue Marx-Dormoy, les habitants de la porte de Clignancourt ne se sentent plus en phase avec l’offre commerciale de leur quartier, que certains jugent désormais trop peu diversifiée. La multiplication des « commerces de façade », soupçonnés de blanchir de l’argent issus de trafic illégaux, s’ajouterait selon elle au cocktail déjà chargé.
« Nous avions un kiosque sur la place, mais le gérant en avait marre de devoir composer avec les trafiquants », argue Gisèle. Elle présume, également, que l’arrivée du Lidl rue Belliard il y a quelques années a joué sur les dynamiques du quartier : « Cela a amené des gens de beaucoup plus loin et des trafiquants se sont fixés à proximité. À force, l’un d’eux a même été surnommé le vigile… »
Elle soupire : « Je vis juste au-dessus… » Son regard bleu prend subitement une expression grave : « Ils ont des agents de sécurité qui ont déjà été agressés. »
Censés amener une « occupation positive », des espaces détournés
Marlène abonde : « Il y a un lieu qui incarne bien la situation, c’est la Recyclerie. Cela devait être un havre de paix, mais, en réalité, cela n’attire – pratiquement – que des clients d’autres quartiers et les riverains du coin en pâtissent. »
Celle dont la fenêtre donne sur le tiers-lieu poursuit : « Contrairement au Hasard Ludique [autre tiers-lieu sur la petite ceinture dans le 18e], la gestion est catastrophique. Ça n’est pas insonorisé et le son s’entend souvent jusqu’à deux heures du matin ». Elle évoque aussi un turnover régulier, notamment chez les employées, à cause de l’insécurité qui règne dans les alentours à la nuit tombée.
Dans le même goût, Marlène regrette la gestion du pont et des jardins du Ruisseau. « C’était une bonne idée d’installer des bacs à fleurs à cet endroit, mais, aujourd’hui, c’est rempli de mégots, plaquettes, etc. Et les jardins sont squattés par des vendeurs ou des consommateurs… C’est le fief des dealers ! » Sans changement de paradigme à Clignancourt, le « beau » reste une variable d’ajustement à la marge, semble-t-il.
Des « victimes collatérales »
La propreté est d’ailleurs un enjeu majeur de la situation à Clignancourt. Xavier décrypte : « On ne fait pas forcément le lien tout de suite avec le trafic, mais, en réalité, c’est un signal envoyé, cela dit implicitement qu’il y un laisser-aller des pouvoirs publics dans le secteur. Et puis, il faut être vraiment dérangé pour salir un endroit parfaitement nettoyé. Par contre, quand celui-ci est déjà à l’abandon… » Et de se rappeller : « Il est arrivé que des éboueurs soient interpellés par des trafiquants parce qu’ils s’emparaient d’un sac noir rempli de cigarettes. »
Regardez qui accapare la terrasse du PMU, il n’y a aucun habitant du coin.
Une habitante de la porte de Clignancourt
Les yeux de Gisèle balaient le sol jonché de cadavres de canettes, de cellophane de cartouches de cigarettes et d’emballages en tout genre. « Il y a des intrusions dans nos halls, des vols à l’arrachée, certains quittent le quartier à cause d’agressions, etc. La réponse de la mairie ? Ils nous disent d’occuper l’espace, ils organisent un bal sur la place ou nous parlent de l’association Sine Qua Non… On nous dit que le trafic, ça n’est pas la compétence de la mairie, que la police nationale enquête. Finalement, on est juste des victimes collatérales. »
Faire plus… avec moins d’effectifs de police
Xavier enchaîne : « C’est un hub très fréquenté, où il y a le métro, le tramway et une circulation souvent saturée – avec le lot d’accidents qui va avec. Cela favorise la fixation du trafic. On a tous les éléments du diagnostic. Et, même s’il y a depuis quelques temps moins de rixes, la situation demeure. Parce qu’on aménage des espaces – comme l’ouverture de la petite ceinture – mais sans réguler ensuite, ce qui crée les conditions de l’étalement du trafic. »
Kévin Havet a, pour sa part, une autre grille de lecture : « Nous entretenons des liens très étroits avec le commissariat du 18e, mais, en cinq ans, ils ont perdu près de 100 agents. On a pourtant besoin d’effectifs ! Nous poussons pour des missions coordonnées avec la police nationale et pour que le Groupe de protection et de sécurité des réseaux (GPSR) – les agents de sécurité de la RATP – aille plus loin. »
Marlène désespère : « À Montmartre, ils se plaignent d’avoir trop de policiers à cause des touristes et nous, on en manque. On marche sur la tête. » Et finit par verbaliser une préoccupation devenue trop lourde pour être gardée pour elle : « Aujourd’hui, j’ai honte d’inviter des gens chez moi. »
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