Le journaliste, animateur, réalisateur, acteur et écrivain, qui vient de publier un roman graphique Il déserte, rend hommage à sa mère Jacqueline Joubert, pionnière des présentatrices de télévision et productrice emblématique.

Ma mère me sourit. À chaque fois que je m’installe à mon bureau pour travailler, je la retrouve, glacée pour l’éternité sur papier baryté, un portrait noir et blanc signé Harcourt, ambiance film noir, et son sourire me console de tout, des petites vicissitudes du quotidien aux drames les plus intimes. C’est le souvenir que je garde d’elle, vingt ans après l’avoir perdue. J’ai cette chance immense, ce privilège exorbitant, d’avoir eu une mère que j’aimais et qui m’aimait. Comme tout le monde, elle avait traversé des épreuves épouvantables. Elle avait perdu son père adoré à l’âge de 8 ans avant de traverser les années noires de l’Occupation. Du premier, elle gardait le souvenir d’un homme aérien et fantasque – directeur de théâtre, metteur en scène et comédien – en qui elle voyait un jumeau karmique de son idole de toujours : Fred Astaire. C’est sans doute de lui qu’elle éprouvait l’irrésistible besoin d’avancer dans la vie au rythme d’un pas de danse dont elle seule entendait la musique, ce qui me forçait, enfant, à trotter sur ses pas pour ne pas perdre la cadence. Elle camouflait divinement bien ses blessures, ses inquiétudes, ses tourments pour ne surtout pas les faire supporter à ceux qu’elle aimait. Never explain, never complain, répétait-elle en souriant comme s’il se fût agi du refrain d’une de ses chansons préférées, tiens, par exemple, la sublime Folle complainte, de Charles Trenet, qu’elle fredonnait en glissant rapidement sur l’évocation de cette « pauvre bonne, trouvée hier soir, derrière la porte de bois, avec une passoire, se donnant de la joie » pour ne pas affoler mes chastes oreilles d’enfant.

Légèreté et élégance

C’est cette forme de légèreté et d’élégance qui la rendaient si précieuse à mes yeux. Et pourtant, Dieu sait si elle se battait avec vaillance, détermination et humour dans cet univers hautement masculin qu’était celui de la télévision des années 1950 et 1960. On attendait des femmes qu’elles présentent, tout sourire, des programmes conçus, élaborés, produits et réalisés par des hommes. Pour ce qui était du sourire, ma mère, à la manière d’un Gandhi, ne se départait jamais du sien, une arme puissante et déstabilisante, mais sans jamais pour autant renoncer à l’essentiel, à savoir, à compétence égale, poste égal. Autant dire que sa carrière fut loin d’être un fleuve tranquille, que les hauts et les bas se succédaient comme autant de montagnes russes sans que jamais, à nos yeux du moins, elle ne perdît ni foi ni équilibre. C’est à elle, et à son courage sans faille, que je suis redevable d’une forme de légèreté qui me protège, à mon tour, de la pesanteur du monde et du si redoutable esprit de sérieux. L’âme de Trenet s’est dissoute, comme il le chantait. Celle de ma mère aussi. Mais poussière n’était pas son nom. Elle s’appelait Jacqueline.