En concert ou dans vos chansons, vous semblez vouloir rester à la hauteur de l’homme que vous avez toujours été. Ne jamais oublier ses racines, c’est la clef de tout ?
J’ai eu beaucoup de chance parce qu’il y a eu énormément de musiciens avant moi qui ont un peu cartographié les choses. Lorsque j’étais jeune, ce qui m’importait le plus, c’était de rester concentré sur ma musique, sur mon public, sur ma communauté, mon quartier et mes origines. Mes racines ont toujours énormément compté pour moi, pour ma musique et mes chansons.
BALTIMORE, MARYLAND – SEPTEMBER 13: Bruce Springsteen and the E Street Band perform at Orioles at Oriole Park at Camden Yards on September 13, 2024 in Baltimore, Maryland. This is Springsteen’s first concert at the Oriole Park. Kevin Dietsch/Getty Images/AFP (Photo by Kevin Dietsch / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP) ©2024 Getty Images
La découverte d’Elvis Presley à la télévision, les mots de Bob Dylan, la première guitare achetée par votre mère chez un prêteur sur gages. Votre histoire a démarré comme un conte de fées ?
C’est exactement ça et je l’ai ressenti de manière très profonde. Les déhanchements d’Elvis, ça a été une claque. Les chansons de Dylan aussi. Ces deux artistes découverts à l’adolescence m’ont ouvert les portes de mon esprit et de mon corps. Ils ont fait comprendre que certaines choses étaient possibles, même en grandissant dans une petite ville provinciale du New Jersey. Je n’avais jamais réalisé cela. Ils m’ont permis de prendre conscience de qui j’étais et de la personne que je pouvais devenir.
Vous étiez un jeune homme rebelle, mais le rapport à votre famille a toujours nourri votre inspiration et les textes de vos chansons. C’était important d’être ainsi le porte-parole des vôtres ?
À travers les yeux de Bruce on découvre un Springsteen écorché vif et sensible. ©Sony Music 2016
Je viens d’un milieu de travailleurs. Ma maman était employée comme secrétaire juridique et mon père a enchaîné plusieurs jobs. C’était difficile pour lui. Lorsque j’ai commencé à vouloir écrire ma propre histoire, il a fallu que je me mette d’abord à la place de mes parents et que je commence par raconter la leur. C’était si important pour moi que j’ai voulu préserver ce message tout au long de ma carrière.
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Vous avez dit un soir sur scène : « Ce que je raconte est un énorme mensonge, puisque je ne suis jamais allé dans une usine ». Votre plus belle récompense n’est-elle pas d’être devenu le plus grand représentant de cette classe populaire ?
C’est un honneur et un privilège, mais aussi une responsabilité que je me dois d’assumer. Nous travaillons énormément avec notre équipe et je sais que ces gens travaillent énormément. Ils achètent un ticket et c’est très important pour moi de leur montrer que nous sommes là pour répondre à leurs attentes.
Que signifie le terme « engagement » pour vous ?
Pour moi, le rock’n’roll, par nature, est une force de liberté qui vient libérer le corps et qui vient libérer l’esprit. Par extension, ça devient un acte politique finalement. Même lorsque j’étais adolescent, j’étais déjà engagé pour mettre fin à la guerre au Vietnam et, pour moi, c’était quelque chose de tout à fait naturel. J’ai participé à un certain nombre de combats de manière assez naturelle et je voyais ça comme une extension de la musique, des textes et des thèmes que j’évoque dans mes chansons. Cela vaut aussi lorsque je m’adresse à mon public en concert.
Votre hymne « Born In The USA » a souvent été mal compris au point de donner lieu à des récupérations politiques. Vous le revendiquez toujours ?
Pour moi, la chanson « Born In The USA » est assez simple à comprendre. C’est une chanson qui fait état d’une fierté et, en même temps, d’une critique. C’est ce que je ressentais quand je l’ai écrite. J’avais des amis qui étaient des vétérans du Vietnam et j’avais envie de raconter leur histoire. Je souhaitais expliquer à quel point ils avaient été maltraités à leur retour. C’est une chanson que je continue à chanter aujourd’hui, car elle a toujours du sens. J’en ai fait plusieurs versions plus faciles à interpréter, mais on va revenir à l’originale qui est plus puissante.
« Born To Run » est la chanson que vous avez le plus jouée sur scène (1 860 fois depuis 1974). Son refrain, « Né pour courir », c’est votre mantra ?
« Born To Run » évoque une ambiguïté. Jeune, j’étais difficile à contrôler, j’étais volatil. J’avais du mal à m’engager dans une relation. J’étais toujours en déplacement et j’avais d’ailleurs toujours envie de partir. Pour le travail, c’est très bien, mais pour sa vie personnelle, c’est difficile. Il faut pouvoir se poser de temps en temps pour établir une relation avec votre partenaire, avec votre famille. Ça a été extrêmement compliqué pour moi à gérer et il m’a fallu beaucoup de temps, non pas pour maîtriser cela parce que je n’y suis toujours pas arrivé, mais pour être à l’aise avec cette notion.
Il faut une rigueur incroyable pour faire des concerts différents de trois heures chaque soir. Est-ce que cela vous arrive d’être sympa avec vous-même et de vous relaxer de temps à autre ?
Oui, je suis plutôt sympa avec moi-même ! J’ai des exigences et ces exigences n’ont pas véritablement évolué. Toutefois, je crois qu’avec l’âge, je suis quand même un peu plus détendu. Je sais mieux aujourd’hui qui je suis. Mais lorsqu’on est devant un public, on met toutes les cartes sur table et là, effectivement, je ne me fais pas de cadeau. Je suis très exigeant avec moi-même et je suis très exigeant aussi et très perfectionniste avec les musiciens.
Vous évoquez ce lien indéfectible avec le E Street Band. Est-ce que votre groupe n’a pas été finalement une armure pour affronter vos démons puisque vous étiez très introverti au début ?
Oui, absolument, j’étais très timide et d’ailleurs, je le suis encore un peu. À mes débuts, je cherchais comment je pouvais m’exprimer et comment je pouvais livrer mon ressenti. Finalement, c’est la musique, de manière assez évidente, qui m’a permis de le faire. Le E Street Band a été un outil de communication pendant des années et ça fait 50 ans, imaginez un peu. Je crois que nous respectons énormément le travail des uns et des autres au sein du groupe lors de chaque concert. Pour moi, ce n’est que du bonheur que de pouvoir encore être avec eux.
Vous avez ajouté une dimension spirituelle lors de vos dernières tournées, notamment lorsque vous évoquez les membres du E Street Band qui sont décédés. Leur disparition vous a-t-elle fait prendre conscience de votre mortalité ?
J’ai passé 40 ans avec Danny Federici (organiste et accordéoniste, décédé en 2008, NdlR) et Clarence Clemons (saxophoniste, décédé en 2011). Donc, forcément, ce sont des relations extrêmement fortes qui constituent la fondation de ce que vous êtes. Sur la dernière tournée, on reprend » Nightshift », une chanson des Commodores évoquant la mort de Marvin Gaye et Jackie Wilson (Springsteen l’a aussi enregistrée sur son album de reprises soul Only The Strong Survive). Quand je baisse la voix lors de son interprétation, on est dans un moment introspectif. C’est pour rendre hommage à toutes ces personnes disparues et pour rendre justice au public qui vient nous voir. L’idée, c’est qu’en concert, nous travaillons tous en nightshift (équipe de nuit).
Vous avez aujourd’hui septante-cinq ans. Qu’est-ce qui vous donne encore envie de continuer à vivre pour la musique et avec la musique ?
Il y a peut-être une partie de mystère, mais cela fait partie de qui je suis. Lorsque je suis sur scène, j’ai l’impression que je suis en symbiose avec moi-même. J’ai l’immense chance de pouvoir accéder à cette plénitude de moi-même et cela me donne une force extraordinaire. Il y a des soirs où, évidemment, je suis plus fatigué que d’autres. Mais lorsque je mets le premier pied sur scène, je retrouve l’énergie et ce sentiment d’engagement vis-à-vis de mon public. J’ai beaucoup de chance parce que ce sentiment ne m’a jamais quitté et il est tout aussi fort aujourd’hui que lorsque j’avais 16 ans.
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Vous avez récemment déclaré : « Après 50 ans passés sur les routes, on comprend qu’il est trop tard pour s’arrêter ». Ça signifie que quoi qu’il arrive, vous allez toujours monter sur scène ?
On ne sait jamais de quoi sera fait demain. Très sincèrement, je n’ai aucune raison de penser à autre chose. Je suis vivant et je prends énormément de plaisir à faire ce que je fais. C’est extrêmement important pour moi, ça l’a toujours été et je suis quelqu’un de très chanceux.
Vous sentez-vous indomptable ?
La musique est essentielle pour moi, parce que c’est ce que j’offre à mon public. Mais elle joue aussi un rôle très important dans ma vie spirituelle. Si j’avais perdu cette voie que je suis avec la musique, j’aurais perdu ma voie personnelle, celle de ma vie. Ce qui est primordial, c’est de rester curieux et de rester qui l’on est véritablement. Ce sont ces éléments-là qui constituent ce que je suis.
Les 24 et 27/5, Stade Pierre Mauroy, Lille (complet).