Lorsque Éric Dupond-Moretti est nommé garde des Sceaux en 2020, François Saint-Pierre est resté stupéfait. « Il avait son profil, sa personnalité, sa manière de faire que je n’appréciais pas, mais c’était sa liberté. Voici un avocat tonitruant, souvent brutal, assez grossier, mais c’est le barreau… Ministre, c’est hors de question. J’ai été sidéré, comme de très nombreux avocats et magistrats. Moi, je le connaissais depuis très longtemps et je savais qu’il y avait une erreur de casting. »
Très vite, les conflits d’intérêts qu’il redoutait se matérialisent : le ministre engage des enquêtes disciplinaires contre des magistrats du Parquet national financier (PNF) notamment Patrice Amar et contre le juge d’instruction monégasque Édouard Levrault. Deux figures que maître Saint-Pierre a défendues aux côtés de Marie Lhéritier.
« Nous avons donc subi ces enquêtes administratives devant l’inspection générale de la justice qui est extrêmement rigoureuse, contrairement à ce qu’on pourrait croire, puis deux procès devant le Conseil supérieur de la magistrature. C’étaient des procès à risque, car ces magistrats risquaient leur carrière », explique l’avocat lyonnais.
Dans ces procès, maître Saint-Pierre a souhaité dénoncer non seulement « le conflit d’intérêt manifeste dans lequel se trouvait Dupont-Moretti mais plus encore, la volonté malveillante de représailles de ce dernier contre ces magistrats. »
Il souligne : « Comprenons bien que derrière ces poursuites disciplinaires se jouait la question de l’indépendance de la justice, de l’immixtion du pouvoir politique pour déstabiliser notamment le PNF à la veille du procès de Nicolas Sarkozy, ou le juge d’instruction de Monaco à la veille de la mise en cause du Prince Albert pour un dossier de corruption. »
Finalement, les deux magistrats sont relaxés.
« La faute des politiques »
Mais l’affaire ne s’arrête pas là. C’est au tour de l’ancien ministre de la Justice d’être mis en cause pour prise illégale d’intérêts et de comparaître devant la Cour de justice de la République en novembre 2023. Une des particularités de cette juridiction est qu’il n’y a pas de partie civile.
françois Saint-Pierre assiste tout même au procès avec ses clients, mais en tant que témoins. « Nous étions à deux mètres d’Eric Dupond-Moretti. Il était furieux de nous voir. » L’ancien ministre est lui-aussi relaxé, mais François Saint-Pierre dénonce un « deal politique ». Il ajoute : « La Cour de justice de la République s’est discréditée à jamais. »
Pour l’avocat lyonnais, cette affaire est révélatrice d’un enjeu plus large : « Nous avons un réel problème d’indépendance de la justice, ce n’est pas la faute des magistrats, mais celle des politiques. » Il estime que le ministre de la Justice devrait être soumis à un statut constitutionnel garantissant son impartialité. Un point qu’il abordera dans un programme politique de réforme de la justice qu’il présentera ce printemps.
Interrogé sur l’impunité supposée des magistrats, me Saint-Pierre nuance : « Depuis quinze ans, n’importe quel citoyen peut déposer plainte contre un magistrat devant le Conseil supérieur de la magistrature. Il existe un véritable processus de responsabilisation. » Il cite notamment le cas de l’ancien procureur de Nanterre, Philippe Courroye, qu’il a lui-même contribué à faire juger.
Malgré ces avancées, des problèmes majeurs persistent. Le pénaliste lyonnais pointe en particulier la lenteur des procédures et la surpopulation carcérale : « C’est inadmissible ! ». Son engagement ne faiblit pas : « On sait défendre des causes justes, et c’est ce qui est très motivant dans la vie d’un avocat : faire face au pouvoir politique. »
A.AL