Arun Subramanian est resté de marbre depuis le début du procès. Mais ce jeudi matin, il montre ses premiers signes d’agacement. Ce juge fédéral d’origine indienne, formé à la rigueur judiciaire par sa mentor Ruth Bader Ginsburg, célèbre magistrate de la Cour suprême, demande aux avocats d’activer leur interrogatoire répétitif et alambiqué de la première témoin à charge : Casandra Ventura, l’ex «girlfriend», de 2007 à 2018, de Sean Combs, alias Diddy, l’ex-titan du hip-hop qui la darde du regard depuis la table des prévenus. Aujourd’hui mariée et enceinte de huit mois, Cassie livre un témoignage qui suscite la compassion du juge. Elle évoque ses souvenirs de dix ans de partouses voyeuristes et sadiques et de «freak offs», des marathons sexuels longs parfois de plusieurs jours qu’affectionnait Diddy au faîte de sa carrière de producteur musical. «Son témoignage devait s’achever le vendredi 16 mai, rappelle-t-il sèchement aux défenseurs de Combs qui la harcèlent. Dans quel univers croyez-vous que ce n’est pas important ?»

La veille, le 14 mai, dans une ambiance glauque et hallucinatoire devant la cour fédérale de Manhattan, la chanteuse, témoin essentiel de la première semaine du procès, expliquait, à la demande de l’accusation, qu’elle recourait à un code durant les freak offs, levant les deux bras pour signaler aux hommes prostitués engagés par son amant qu’il était temps d’arrêter. Diddy, quand venait son tour, négligeait souvent ses signaux de détresse. Seuls les jurés ont pu voir, sur leurs tablettes individuelles, les vidéos des «sex parties» délirantes, mais le public a pu apprécier les photos de la victime au fil des années : lèvres éclatées à coups de pied quand elle avait tenté, en 2012, d’échapper à la colère de Diddy en rampant sous un siège de limousine ; coquards, joues tuméfiées, arcade sourcilière fendue, un an plus tard, parce qu’elle était en retard pour partir avec lui à une première. Ce même jour, l’accusation a projeté sur l’écran du prétoire les images de la vidéo de surveillance d’un hôtel californien datant de mars 2016, montrant la jeune femme dans le couloir de la suite, tentant de fuir l’un de ces freak offs. Sean Combs la rattrape, la jette au sol comme une poupée désarticulée avant de lui asséner deux coups de pied et de la traîner vers leurs appartements. La vidéo sera escamotée, contre une importante somme d’argent versée discrètement ; avant de réapparaître sur CNN, en mai 2024.

La défense traîne en longueur car elle tente de démontrer le consentement de la victime. L’un des avocats questionne la crédibilité de Daniel Phillip, l’un des gigolos chargés des rapports sexuels avec Cassie, qui dit avoir été effaré de voir Combs frapper sa compagne, la laissant tremblante et apeurée. «Vous aviez une attirance personnelle pour elle, hein ?» lui demande-t-on. Ses collègues déroulent à l’écran une décennie de textos et de courriels ruisselant d’impatience érotique de Cassie et d’appels aguichants de Diddy avant leurs marathons sexuels. La stratégie est complexe. Anna Estevao, avocate de Combs, a d’emblée décrit Casandra, comme trois autres participantes des freak offs, comme «solide et décidée». Elle tente au mieux de dépeindre comme une partouseuse enthousiaste et consentante une femme qui, des années après des faits aujourd’hui inexplicables, apparaît plutôt pétrifiée de gêne et d’émotions.

Le juge a même refusé une requête de la défense qui souhaitait que Cassie s’assoie dans le box des témoins avant l’entrée des jurés, afin de limiter leur vision de son ventre rebondi. La chanteuse répond laconiquement par l’affirmative quand on lui demande si, jusqu’à sa rupture avec Combs en 2018, elle se soumettait à ses fantasmes par crainte de perdre l’attention d’un infidèle insatiable. Mais elle admet ses craintes de l’époque sur les conséquences qu’aurait eues son éventuelle rébellion. On l’interroge sur leurs jalousies réciproques, son tempérament – peut-elle être, elle aussi, violente ? – ; sur les monceaux de kétamine, d’hallucinogènes, de cocaïne et d’ecstasy qu’ils partageaient jusqu’au délire. La défense de Combs pousse au bout sa logique : les freak offs, les coups, les humiliations auraient relevé de leurs choix d’adultes et de leur vie de couple «peu conventionnelle». Cassie les aurait décidés, organisés autant que lui, quand bien même Combs en chorégraphiait le moindre détail fétiche, du choix des chandelles aux litres d’huile dont devaient s’enduire tous les participants. Au soir de l’audience du 15 mai, elle fond en larmes.

L’enjeu de l’interrogatoire est vital. Sean Combs n’a pas été arrêté en septembre dernier en raison de ses rituels déments, ni pour des faits de violence conjugale, déjà traités par un tribunal civil. Les procureurs fédéraux ne s’intéressent à ces abus que parce qu’ils prouveraient que la protégée de Diddy, comme trois autres femmes connues des enquêteurs et bientôt entendues comme témoins, ont été forcées, par la violence physique, le chantage à l’aide des vidéos des orgies, et les menaces sur leurs carrières, de subir ses pulsions tordues. La coercition constitue l’élément clé de l’accusation de trafic sexuel.

Par ailleurs, le circuit bien rodé de proxénétisme, le transport organisé de dizaines d’hommes et femmes prostitués en provenance de multiples Etats pour des centaines de freak offs, l’intense logistique de gardes du corps, d’assistants et d’intermédiaires, les piles de cash dans les chambres d’hôtel, tout s’apparente, selon les procureurs, à une entreprise criminelle organisée. Un chef d’accusation d’ordinaire destiné à la mafia qui, ajouté au premier, vaudrait la perpétuité à Sean Combs.

Le procès pourrait durer deux mois, durant lesquels les deux camps brasseront, revisiteront en détail des faits connus de longue date, objets de trois documentaires à scandales et d’échanges frénétiques sur Twitter, devenu X. Diddy, le génie du marketing du hip-hop, le richissime fondateur du label Bad Boys, adulé par le gotha de Los Angeles et New York, aurait pu, une nouvelle fois dans une carrière ponctuée d’invraisemblables violences, profiter de son éternelle impunité si Casandra Ventura n’avait décidé, en septembre 2023, de porter plainte au civil pour violence et abus sexuel contre son ancien mentor. «Une thérapie contre le traumatisme, a-t-elle confié à l’audience, qui justifie aussi son témoignage d’aujourd’hui, pour mettre fin à la honte et à la culpabilité.»

Ses avocats avaient contacté Sean Combs quelques mois auparavant, pour demander un dédommagement de 30 millions de dollars, et lui faire parvenir les premiers chapitres d’un livre de la chanteuse, décrivant leur relation passée. En vain. Cassie a finalement déposé son recours civil en septembre de cette année-là, quelques jours avant la date limite de prescription. Sean Combs a cédé en moins de vingt-quatre heures, payant 20 millions de dollars à Cassie pour clore et étouffer l’affaire. Mais la justice pénale s’est immédiatement emparée du dossier. La litanie des freak offs, la multitude d’incidents étouffés, révélaient aussi, aux yeux des enquêteurs du FBI, un mode opératoire criminel.

Car en marge du procès fédéral, Combs est visé par près d’une soixantaine de plaintes civiles pour des faits survenus depuis plus de trente ans. Trois hommes, pour certains ses employés, assurent avoir été drogués à leur insu et violés par le producteur dans des suites d’hôtel de New York et dans sa résidence estivale des Hamptons, sur Long Island. Un avocat de Houston représente à lui seul quarante plaintes, des mannequins, des employées de la chaîne MTV, des studios Bad Boy, décrivant pour beaucoup d’entre eux les mêmes boissons trafiquées et servies dans les soirées, les viols en réunion, les attouchements sexuels imposés à des hommes et des femmes. «Reciprocity Industries», une firme spécialisée dans la collecte des plaintes civiles de victimes de catastrophes naturelles, de pollutions industrielles ou chimiques, et un temps, des abus sexuels commis par des membres du clergé, a ouvert un standard téléphonique «spécial Diddy» dans le Montana, qui aurait déjà reçu, selon ses dirigeants, plus de 26 000 appels. Des dossiers qui écrasent un peu plus, chaque jour, la réputation du roi Diddy.

A New York, des «sitters» passent la nuit à l’angle de Worth Street, près du tribunal fédéral, pour garder les places dans la file d’attente aux dizaines de journalistes ou de particuliers en quête de sièges dans le prétoire. Le procès de Sean Combs incarne pour beaucoup l’instant historique d’un nouveau MeToo du business musical, largement épargné depuis l’apogée du mouvement en 2018, hormis la condamnation à trente ans de prison, en 2022, de Ray Kelly, star du r’n’b, pour abus sexuels sur mineurs, et les plaintes contre les artistes Marilyn Manson et Ryan Adams.

A la table des prévenus, Sean Combs, un titan du hip-hop aux 500 millions de disques vendus, qui pesait 1 milliard de dollars à son apogée en 2000, dément sa déchéance par des conciliabules empreints d’autorité avec ses avocats, par des signes à sa mère et ses trois fils assis derrière lui. Ses cheveux blancs, sa mine bouffie et vieillie par sa détention à la prison fédérale de Brooklyn, annoncent la mort d’un mythe.

Bien avant de le déclarer coupable, ou non, d’entreprise criminelle, l’accusation démonte sa stratégie maîtresse, celle du contrôle permanent et absolu. A 19 ans, en 2006, Casandra Ventura était une mannequin prometteuse de l’agence Wilhelmina, dont la première chanson, Me & U, produite par le label Bad Boy, était restée au sommet des charts américains pendant plus de six mois, en partie grâce à la promotion assidue de Sean Combs. Ce dernier, dans la foulée, l’avait liée au label par un contrat de dix albums, d’une longueur inédite dans le métier à l’époque. Une cage dorée ? Cassie a rappelé au tribunal que dès les débuts de sa liaison avec Combs, elle avait vu ses enregistrements en studio se réduire à des «semblants de travail» jamais suivis d’albums, et son rôle principal se limiter peu à peu à sa participation aux frénésies sexuelles de son amant et patron. «Il contrôlait entièrement ma vie», a-t-elle répété à plusieurs reprise lors de l’audience. Avant de quitter la salle, sans lui adresser un regard.