« Mais où est Jean-Luc ? », s’interrogent encore des clients. « Il ne te manque pas le Tocco ? ». L’ex-patron sourit.

« Je profite de la vie. Je fais (enfin) tout ce que je n’ai pas eu le temps de faire en gérant cette grande maison », rassure-t-il. Lors de notre entretien, il nous dit ne plus y avoir mis un pied depuis la vente le 15 février 2025.

« Évidemment je regrette ma clientèle qui était immense, mais je les croise à Hyères. C’est une page que j’ai tournée et que j’avais besoin de tourner. J’aurais même aimé le faire un peu avant. J’avais préparé mon départ depuis deux/trois ans et je voulais vendre ».

Il a finalement attendu d’avoir 73 ans pour passer le relais. Sans regret.


L’un des dernières photos de Jean-Luc Théry a Tocco en mai 2024, entouré de son fils Jeff et de son petit-fils Hugo Photo P. P.

De la marine marchande au Tocco

« Je ne voulais pas vendre à n’importe qui parce que j’avais le respect du nom, le respect de Madame Tocco qui m’a mis en place. J’ai attendu un mois et demi pour appeler Gilbert Tocco pour lui dire que j’allais arrêter. J’avais l’impression de quitter ma famille Tocco, alors que ce n’est pas mon nom. Je suis un Théry. Gilbert m’avait dit que le jour où un palmier mourrait au Tocco, le temps serait venu pour moi de partir. Deux sont morts ! ».

Ce métier de restaurateur abîme le corps et l’esprit. « J’ai changé de posture depuis que j’ai arrêté. Je n’ai plus cette position qui me faisait mal, penché pour cuisiner, pour faire le bar. Je me suis redressé et toutes les douleurs sont parties ». Jean-Luc revit. « Tout va très bien. Je me sens libéré. Je prends désormais le temps ».

La rencontre avec le Tocco se fait à… Marseille. Avec Gilbert Tocco. Je viens à Hyères. Mon fils Jeff [Jean-François Théry, ex-joueur de basket du HTV qui a officié en pro A] vient de naître. Angèle Tocco (qui a créé l’enseigne débuts des années 1960) s’affole car son « double » Gilbert, un artiste peintre, n’était pas là.

Il devait faire les gâteaux et les glaces pour le week-end. Je lui ai demandé ce qu’elle avait et elle m’a répondu: « Vous êtes un peu comme mon fils, un beatnik avec la barbe, les cheveux longs. Je sortais de la navigation marchande, sur les paquebots. Je lui ai proposé de faire des gâteaux et des glaces ».

« Madame Tocco, ma deuxième maman »

A ce moment-là, le jeune papa est en congés et doit rejoindre ses parents domiciliés à Saint-Raphaël. « J’avais loué une Ford Mustang et on m’avait dit de rajouter de l’eau dedans…Elle fumait atrocement sur la route nationale. Impossible de revenir sur Hyères. J’ai su que le garage marseillais où je l’avais prise louait des voitures aux voyous. J’ai alors pris le train de Saint-Raphaël, le bus et j’ai rejoint Madame Tocco”.

Elle ne lui dit ni bonjour ni rien, lui montrant simplement la liste des recettes à réaliser. “Elle m’a emmené un trousseau de clefs du bureau où je passerais des nuits . On n’a pas parlé d’argent et j’ai commencé au Tocco il y a plus de 50 ans”. Jean-Luc a alors 23 ans.

Le Tocco va prendre, petit à petit, une autre dimension. Il fallait agrandir le glacier, faire de la restauration. « A un moment, elle m’a dit qu’elle arrêtait. Elle avait 86 ans. Elle m’a appris qu’il ne fallait jamais refuser un client, même un dimanche quand c’était plein à craquer. Elle disait que si l’on fait rentrer des gens dans le Tocco, il ne faut jamais qu’ils ne sortent sans être servis ».

En 1986, Jean-Luc Théry, le fils spirituel du Tocco, rachète les parts de l’établissement qui emploiera jusqu’à 56 salariés. « Il y avait la révolution aux HLM du port de Hyères. Il y avait de jeunes maghrébins déplacés du Val des Rougières au port.

A côté, il y avait l’école Claude Durand pour les enfants orphelins ou en situation de danger. J’ai mis les mains dedans car il y avait des choses qui ne me plaisaient pas trop. Je les trouvais mal habillés, alors que l’organisme touchait de l’argent de l’Etat. J’ai agrandi deux fois l’entreprise pour faire travailler ces gamins et pour leur donner à tous la possibilité d’avoir une situation en habitant sur le port.

Président du HTV et soutien de grands sportifs

L’entraide et la bienveillance font partie intégrante de la vie du chef d’entreprise. Comment ne pas oublier que Jean-Luc s’est pris d’admiration grâce au président du tennis de table hyérois, Michel Rodriguez, pour Stéphane, pongiste handicapé, pour lequel il a financé des déplacements. Sur un podium, le pongiste multi décoré a levé son maillot où était écrit, « Merci Jean-Luc. Merci le Tocco ».

Comment oublier l’investissement de l’homme dans le milieu du basket. Il n’y aurait pas de Hyères-Toulon-Var Basket (HTV) sans Jean-Luc Théry qui fut le président qui a fait grimper le club en Pro A. Amoureux du sport sous toutes ses formes, il a aidé de nombreux sportifs.

Il n’a jamais caché son affection, malgré les tempêtes, pour Richard Virenque qui lui a rendu hommage, lors de la fameuse montée de l’Alpes d’Huez avec son doigt pointé vers le ciel. « On a le maillot à pois! », commente avec un large sourire son petit-fils Hugo, brillant élève à Maintenon devenu comédien, dont le papy suit de très près la carrière.


Le 8 février 2025, Jean-Luc Théry rendait un dernier hommage à Jérôme Mugnaini, entraîneur du Hyères handibasket et ancien joueur de basket Photo VLP.

En un demi-siècle aux manettes du Tocco, il a multiplié les rencontres. Comme celle avec le pédopsychiatre Marcel Ruffot. « Il a même écrit un article dans Var-matin qu’il a intitulé : L’homme qui nourrissait les escargots sur le port. Tout ça car je gardais précieusement un peu d’herbe derrière la cuisine ».

Ne lui parlez pas de people, il vous citera des hommes et des femmes discrets, des artistes aux mains d’or comme Carlo, un artisan italien, qui a vécu des instants difficiles, avec lequel il conserve une profonde amitié. Il y a de belles histoires, mais aussi des drames.

Quatre jours avant le décès de Christophe Dominici le 24 novembre 2020 à Saint-Cloud, Jean-Luc était au téléphone avec lui. « Je lui ai dit de revenir à Hyères. Que l’on allait parler. Qu’il allait s’en sortir. C’est une tragédie que je ne pourrais pas oublier”.

Ses peines laissent place à des moments forts d’affection et d’attention. Il parle de ce vieux monsieur centenaire,  l’inventeur des pressings en France, à qui il apportait tous les quinze jours une tête de veau lorsqu’il résidait dans un centre pour personnes âgées.

« J’aimais tellement l’écouter. Il avait commencé dans un camion, avant de se développer dans toute la France. Je l’ai connu en tant que client lorsqu’il habitait au dernier étage au-dessus du Tocco. Quand il a été hospitalisé, j’ai continué à le voir ».

Un lien filial avec le garde du corps du Général de Gaulle

Un personnage extra ordinaire croise aussi la route de Jean-Luc Théry : Henry Djouder. Le kabyle, ancien des Forces Françaises Libres (FFL), a été le chef de la garde personnelle du général de Gaulle, présent notamment lors de l’attentat du Petit-Clamart.

S’il a rendu son dernier soupir à Hyères, le 21 mai 2014, à l’âge de 94 ans, l’homme n’a jamais quitté la mémoire de Jean-Luc. « Imaginez que ce garçon de 18 ans est parti en Angleterre, qu’il s’est mis devant de Gaulle en lui disant qu’il était son serviteur. Le général lui a alors répondu : « Alors, trois pas derrière ». Et le soir de Gaulle s’est retourné, D’Jouder était toujours là. Trois pas derrière. Il a vécu avec lui jusqu’à la mort du Général ».

Le garde du corps du Général, choisi à l’époque par André Malraux, s’est ensuite installé dans un appartement juste au-dessus du Tocco.

« Il s’est renseigné sur moi. J’ai travaillé à l’Elysée trois mois sous Pompidou avant qu’il décède et, après, j’ai été muté chez l’amiral Philippe de Gaulle. Un jour Henri D’Jouder entre au Tocco et s’adresse à Françoise, ma serveuse, en des termes fleuris : « Où est ce petit encul… de quartier-maître chef ». Mon grade dans l’armée. les services généraux lui avaient transmis mon CV. Il était djellaba, chéchia et des babouches ! Ce monsieur de 70 ans venait me dire que j’avais servi les mêmes patrons que lui ».


Henri D’Jouder, garde du corps du Général de Gaulle jusqu’à sa mort (ici à ses côtés et en octobre 2012) Photo © Musée Fusiliers Marins.

Le patron du Tocco est alors dubitatif face au personnage. Il se rend au domicile de son nouveau voisin. « Il s’est présenté, il savait qui j’étais et une amitié exceptionnelle est née. C’était comme mon père, que j’ai perdu très tôt. Au moment de recevoir l’insigne d’Officier de la Légion d’honneur, il a refusé d’aller à Paris. Il voulait la recevoir dans le restaurant de son fils. Ce fils, c’était moi!”.

Il est ce fils qu’il appellera lorsque, hospitalisé à Hyères, il a su qu’il ne lui restait que quelques souffles de vie.

« Il y avait derrière la porte ces hommes avec des képis de commandos marine. Je m’approche d’Henri. Il m’a dit que c’était le dernier air qu’il prenait et je voudrais que tu me tiennes la main quand je m’en vais. Après quelques minutes, le médecin m’a fait signe que c’était fini. Je lui ai fermé les yeux et j’ai entendu deux anciens soldats présents entamer un chant avec le drapeau en berne. C’est toujours en moi ».

Son départ du Tocco, lui permet désormais de (re)vivre des moments intenses, ces nombreuses anecdotes qui ont parsemées sa carrière professionnelle. Pour Jean-Luc Théry, ce départ du Tocco est une nouvelle vie.

« Et j’ai surtout beaucoup de choses à faire ! », termine-t-il.