Par
Léa Pippinato
Publié le
22 mai 2025 à 12h45
La cérémonie des Pégases, les César du jeu vidéo, s’est tenue le 6 mars dernier à Paris. Parmi les lauréats, Caravan Sandwitch, produit par Plane Toast, un studio indépendant basé à Montpellier et cofondé par Émi Lefèvre. Le jeu a remporté les prix prestigieux de « Meilleur premier jeu vidéo » et de « Meilleur jeu vidéo indépendant ». Émi Lefèvre, directrice créative, revient en détail sur le chemin qui l’a conduite des années lycée à cette reconnaissance. Elle évoque sans détour les difficultés économiques, les enjeux d’inclusivité et d’accessibilité, et les valeurs fortes portées par ce jeu singulier.
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Qui tu es, et comment tu en es venue à faire du jeu vidéo ?
Je m’appelle Émi Lefèvre, je suis directrice créative chez Plane Toast, le studio indépendant basé à Montpellier que j’ai cofondé. Notre jeu Caravan Sandwitch est sorti il y a six mois après plusieurs années de travail. C’est un jeu d’exploration et d’aventure dans un univers qu’on aime appeler « provençal futuriste. » Mon rôle couvre beaucoup de choses : game design, level design, écriture du scénario, documentation du projet, gestion d’équipe, suivi du planning… En fait, je suis un peu partout, à chaque étape de création.
Tu dis que l’idée de Caravan Sandwitch remonte à tes années lycée. Qu’est-ce qui, à ce moment-là, t’a donné envie de créer un jeu ?
Au lycée, avec mon ami Adrien, on passait beaucoup de temps à faire des petits jeux ensemble pendant les game jams. On adorait créer ensemble. L’été avant notre séparation pour nos études supérieures, on a décidé de faire un dernier jeu ensemble. L’idée était simple : un personnage se baladant en caravane dans des décors magnifiques, juste un jeu d’exploration tranquille. On pensait faire ça en un mois pour le plaisir. Mais finalement, ça nous a dépassés, et le projet a pris plusieurs années. Ce qui au départ était une simple envie d’admirer la nature, de capturer un esprit « van life », est devenu un jeu beaucoup plus ambitieux. Après avoir laissé l’idée en pause durant nos études, on est revenus dessus parce qu’on y croyait profondément.
Tu parles d’univers « provençal futuriste. » Tu peux nous expliquer ce que ça veut dire pour toi ?
Je suis originaire du sud-est de la France, et ce paysage fait partie intégrante de mon imaginaire depuis toujours. Quand on parle d’univers provençal futuriste, c’est vraiment le mélange entre ces paysages familiers du Luberon, les pins maritimes, les couleurs ocres, la Méditerranée turquoise, et une esthétique inspirée de films comme ceux de Miyazaki. L’idée, c’était de créer un futur qui ne soit ni froid, ni dystopique, mais chaleureux et ancré dans la nature. Un monde abîmé par la surexploitation mais qui garde une forme d’espoir, une douceur méditerranéenne. On voulait que chaque décor, chaque rencontre dans le jeu soit un hommage à cette nature qui nous a façonnés.
Félicitations pour les deux prix Pégases ! Comment tu as vécu cette reconnaissance ?
La cérémonie des Pégases a été un moment très intense. Ça faisait cinq-six mois que le jeu était sorti, et ces prix ont été une sorte de conclusion symbolique. Recevoir le prix du Meilleur premier jeu et celui du Meilleur jeu indépendant, c’était très fort émotionnellement. On était vraiment heureux, soulagés aussi, parce qu’on a travaillé très dur pour en arriver là. Mais c’était aussi doux-amer, parce qu’on savait qu’on n’avait plus l’équipe pour profiter pleinement de ce succès. À cause du manque de rentabilité du jeu, on n’a pas pu prolonger les contrats des membres de l’équipe. On était donc à Paris tous ensemble, à célébrer ce qu’on avait accompli, mais en sachant aussi que derrière, il y avait beaucoup d’incertitudes pour la suite. On a profité de l’occasion pour rappeler haut et fort nos valeurs : soutien aux travailleurs du secteur, inclusivité, antiracisme et antifascisme.
Caravan Sandwitch a été bien accueilli par la critique, mais reste « non rentable. » Comment tu vis ce paradoxe ?
C’est l’histoire même de notre studio. On a reçu énormément d’amour des joueurs et de la critique, mais financièrement c’est extrêmement difficile. On est fiers du jeu, fiers du message qu’on porte, mais ça ne paie pas les salaires. On a dû faire face à des retards, à des problèmes de financement, à l’impossibilité de garder l’équipe stable. C’est très frustrant parce que ça renvoie aussi à un problème structurel dans l’industrie du jeu indépendant. On est constamment à courir après les moyens, et les succès critiques ne suffisent pas toujours. C’est épuisant, moralement et physiquement.
Vidéos : en ce moment sur ActuVous avez produit un jeu avec un budget d’un million d’euros. Qu’est-ce qui a coûté le plus cher ?
Clairement, ce qui coûte le plus cher, c’est de payer les gens. On avait jusqu’à quinze personnes dans l’équipe. Chaque semaine, on voyait partir près de 10 000 euros juste en salaires. C’était intense, ça ajoute une pression énorme. Passer de deux amis travaillant dans leur salon à gérer une équipe entière à distance, c’était vraiment un défi immense. Tout l’argent investi partait dans la rémunération de l’équipe, ce qui est normal, mais ce qui rend aussi les retards ou les imprévus particulièrement compliqués à gérer.
Est-ce que le choix de rester un studio indépendant limite vraiment la liberté créative, ou au contraire, ça vous la garantit ?
On avait un éditeur qui nous a permis de garder le contrôle créatif total, et ça, c’était vraiment essentiel pour nous. Être indépendant, c’est à la fois une grande liberté et une très lourde responsabilité. On peut évidemment développer les idées qu’on aime profondément, on n’a pas un grand studio au-dessus de nous qui impose ses visions marketing ou commerciales, et ça c’est précieux. Mais le revers, c’est que la liberté qu’on gagne, on la paye en stress permanent, parce qu’on doit gérer toutes les contraintes économiques et financières nous-mêmes. On devait respecter des étapes très précises, avec des deadlines très serrées, parce que chaque jour de retard pouvait signifier des milliers d’euros de pertes, une menace directe pour l’existence du projet. On a dû faire des compromis constants, choisir parfois entre ajouter une fonctionnalité qu’on aimait beaucoup ou simplement réussir à boucler le jeu dans les temps. C’est une liberté très conditionnelle, en fait.
Tu évoques l’antiracisme, les droits LGBTQIA+, l’écologie, la solidarité… Comment on traduit tout ça dans un univers de jeu ?
Ça vient vraiment directement de nous, de l’équipe elle-même. Je suis une femme trans, plusieurs membres de l’équipe sont LGBTQIA+, et ces valeurs-là font partie intégrante de notre quotidien, de nos expériences vécues, de nos sensibilités. Quand on a créé Caravan Sandwitch, on ne s’est jamais dit : « Tiens, il faut absolument qu’on fasse un jeu militant. » Mais ces thématiques se sont naturellement intégrées à nos histoires, nos personnages, nos dialogues. Par exemple, l’écologie se ressent à travers tout le lore : la planète où se déroule l’action est exploitée à outrance, épuisée par l’activité humaine, mais on n’a jamais voulu en faire un discours moralisateur. Ce sont plutôt des petites touches, des détails subtils qui poussent les joueurs à réfléchir. Pareil pour les droits LGBTQIA+ ou l’antiracisme, ça se vit dans les interactions avec les personnages, leurs parcours personnels, les défis auxquels ils font face.
Comment on écrit un jeu inclusif sans tomber dans les clichés ou la sur-explication ?
Ça demande beaucoup d’écoute et de remise en question permanente. On échange constamment avec les personnes concernées, on s’entoure de personnes qui ont vécu des expériences différentes des nôtres. On a fait appel à des sensitivity readers, c’est-à-dire des personnes dont le métier est de vérifier que ce qu’on raconte dans le jeu reste crédible, respectueux et fidèle aux réalités vécues. Ce processus nous a permis d’éviter les clichés, les caricatures, ou les erreurs grossières qui pourraient desservir les messages qu’on voulait transmettre. On savait qu’on voulait éviter à tout prix le pathos, ou cette tendance qu’on voit parfois à sur-expliquer les choses, comme si les joueurs ne pouvaient pas comprendre d’eux-mêmes. L’inclusivité réussie, pour moi, c’est simplement quand les joueurs ressentent de l’empathie pour nos personnages sans même penser à la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent.
Est-ce que selon toi un jeu vidéo doit forcément être politique ?
Personnellement, oui, je pense qu’aujourd’hui, en 2025, c’est essentiel. On ne peut pas raconter des histoires ou créer des mondes sans refléter, consciemment ou inconsciemment, le contexte politique et social dans lequel on vit. À mon sens, refuser de prendre position, c’est déjà prendre une position, c’est accepter passivement le statu quo, c’est ignorer des réalités urgentes qui concernent nos sociétés. On voit clairement une montée du fascisme, des attaques contre les minorités, une urgence écologique évidente. Je pense sincèrement qu’on a la responsabilité, en tant que créateurs de jeux vidéo, d’utiliser notre médium pour contribuer à faire réfléchir, pour aider à faire évoluer les mentalités, pour porter des messages forts. Ce n’est pas forcément un impératif commercial, bien sûr, mais c’est une responsabilité morale.
Vous avez pensé le jeu pour être accessible aux malentendants, malvoyants, etc. Un exemple concret de ce que ça a changé ?
On a essayé de rendre Caravan Sandwitch aussi accessible que possible avec les moyens dont on disposait. On a ajouté des sons distinctifs pour chaque interaction, on a rendu possible de reconfigurer toutes les touches, et on a choisi de ne pas inclure de combats ou d’éléments de gameplay qui pourraient exclure certaines personnes. Ça peut paraître simple, mais chaque petite modification demande beaucoup de réflexion en amont. Malgré tout, on aurait voulu faire beaucoup plus, comme par exemple intégrer du text-to-speech, pour aider les personnes malvoyantes, mais ça aurait nécessité davantage de ressources, de temps, et surtout une planification très en amont. C’est ce que cette expérience nous a appris : l’accessibilité ne s’improvise pas. Ça doit être pensé dès le départ, dès les premières lignes de design du jeu, sinon on se retrouve rapidement limités par le budget ou par les contraintes techniques.
Envie de repartir sur un autre projet ?
Pour l’instant, après la sortie du jeu et toute l’énergie qu’on y a mise, on est un peu épuisés, physiquement et moralement. On est clairement en phase de récupération, en pause forcée pour mieux respirer, prendre du recul. Caravan Sandwitch a été une expérience intense, très enrichissante mais aussi très éprouvante, donc on réfléchit vraiment à ce qu’on veut faire ensuite. On pense peut-être partir sur des projets plus petits, plus courts, qui nous permettraient de retrouver une certaine sérénité créative, d’expérimenter davantage sans pression financière aussi lourde. On n’a pas de plans précis pour le moment, on explore des idées différentes, on discute beaucoup entre nous. L’envie de créer est toujours là, bien sûr, elle est même plus forte que jamais, mais pour repartir sainement, on doit absolument changer notre manière de fonctionner. On va repartir, c’est sûr, mais différemment.
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