Des immeubles d’habitation flambant neufs, une gare moderne, et un théâtre en pleine restauration. A entendre certains créateurs de contenus sur Internet, Marioupol, serait plus proche de la métropole en plein développement que d’une ville détruite par la guerre en Ukraine. Pourtant, ce vernis cache une opération de manipulation coordonnée par la Russie pour tenter d’influencer l’opinion publique.
Trois ans après la prise de Marioupol par l’armée russe, la ville qui comptait 450.000 habitants en 2021 garde les traces du conflit. Pour la Russie, il s’agit de faire une opération place nette et de « russifier ». C’est là où les influenceurs entrent en scène. Dans des vidéos postées sur Telegram ou TikTok, des jeunes gens propres sur eux, qui seraient capables de faire la promotion de vacances ou de produits de beauté, vantent la reconstruction de la ville. De nouveaux trottoirs ? « La vie de riche à la russe », selon Maksim Stadnik, 27.000 abonnés sur Telegram et presque quatre fois plus sur TikTok. Poutine ? Juste « un mec direct » que tous les passants soutiennent, défend Kirill Sirius, 140.000 fans sur le réseau social chinois, entre un micro-trottoir et la promo d’un institut de beauté. Un « centre de formations aux médias » a même ouvert à Marioupol, suivant des structures similaires à Lougansk, Donetsk et Mélitopol, pour soutenir les jeunes créateurs de contenus, rapportent plusieurs médias comme CNN, Meduza ou Doxa.
La jeunesse, nouvelle cible de la propagande russe
« D’abord dépassé par le phénomène, le Kremlin a intégré les influenceurs à sa stratégie, Carole Grimaud, doctorante en Sciences de l’information & communication, spécialiste en géopolitique de la Russie. Aujourd’hui, ils sont invités et décorés au Kremlin, intégrés à une élite locale, régionale, voire nationale, et récompensé avec des choses qu’ils ne pourraient pas s’offrir en Russie, tout ça pour encourager la participation et la collaboration. » Qui sont ces influenceurs prêts à pactiser avec l’envahisseur ? « Il n’y a pas de profil unique : ce sont des gens qui collaborent avec la Russie pour survivre, mais aussi des Russes qui viennent à Marioupol pour travailler avec le Kremlin », répond Vera Grantseva, enseignante à Sciences Po Paris et spécialiste de la propagande russe.
La Russie cherche à toucher de nouvelles cibles pour sa propagande à travers ces nouveaux canaux. « La jeunesse est la première cible, explique Carole Grimaud. Et les réseaux sociaux, avec les effets que l’on connaît sur les processus cognitifs et le traitement de l’information, sont un terrain propice. » Et les habitants de Marioupol et du Donbass ne sont pas les seules cibles. « La propagande se déploie à l’échelle locale, pour convaincre les habitants de Marioupol de l’action de la Russie, mais aussi pour promouvoir les résultats de la guerre auprès de la population russe », énumère Vera Grantseva. Car, dans l’autre sens, la plupart des blogueurs et autres voix critiques sur le conflit sont la cible du gouvernement.
Après trois ans de guerre, il faut en effet convaincre la population du bien-fondé de la guerre. Voire, les faire participer à la « russification » des territoires occupés où s’installent déjà des administrations et des entreprises. L’influenceur Kirill Sirius, par exemple, fait la promotion d’appartements à vendre et encourage les Russes à investir dans des propriétés au Donbass. « La Russie continue d’appliquer ce qu’ils ont fait en Crimée, avec une attention particulière portée sur les médias et l’information, détaille Carole Grimaud. L’un des objectifs c’est de couper les régions occupées des médias ukrainiens et de les connecter aux médias russes. »
Des relais d’opinions à l’international
La propagande va au-delà de Marioupol ou même du monde russophone. « Cette stratégie est aussi tournée vers l’international, dans la continuité de ce que la Russie faisait avec la chaîne Russia Today, explique Carole Grimaud. Mais les réseaux sociaux sont plus rapides, plus efficaces, touchent plus de monde. Avoir des relais locaux, c’est mieux que de se présenter comme russe. » Cela passe aussi bien par des journalistes indépendants, des influenceurs invités dans le Donbass que par des créateurs de contenus en Français ou en Anglais sur place. En décembre, un article du Monde évoquait que 2.000 créateurs de contenus européens, dont des Français, avaient été approchés pour diffuser la propagande du Kremlin. Encore aujourd’hui, une simple recherche comme « Marioupol » sur TikTok peut conduire à des comptes comme celui de « Courage24 », presque 30.000 abonnés, qui s’exprime dans un français parfait pour expliquer que la ville a « toujours été russe » et que « grâce au gouvernement russe, la reconstruction avance à pas de géants ».
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Même si l’opinion publique n’est pas dupe et que Marioupol n’est pas devenue une destination touristique de premier choix, le recours aux influenceurs s’insère dans une approche plus large de la Russie sur la guerre informationnelle. Tant que le doute est semé, c’est déjà une victoire. « La propagande, on pense que c’est pour imposer un narratif précis, mais pas forcément, résume Vera Grantseva. C’est une tentative de brouiller l’information, et pousser les gens à arrêter d’être critiques. » À Marioupol, la guerre n’a pas cessé, elle a juste changé de filtre.