Certains livres marquent leur époque car ils savent mettre des mots sur des intuitions, ou tout simplement ponctuer des phrases en suspension. Cuisine ou barbarie (éditions Arpa), de la cheffe cuisinière catalane Maria Nicolau, vise droit dans le buffet. Best-seller en Catalogne, salué en France par des personnalités comme le critique gastronomique François Simon, cet ouvrage bouscule les codes du livre de cuisine en proposant bien plus que des recettes : une philosophie de vie. « La Renaissance dont nous avions besoin après une ère d’obscurantisme gastronomique », écrit à son propos le journal espagnol El Pais.
Maria Nicolau est connue en Espagne pour sa chaîne Youtube #cuinasalvatge3cat, ses émissions de télévision et ses chroniques dans « El Pais ». Née dans une famille modeste, elle a étudié la sociologie avant de faire une école d’hôtellerie. Pâtissière de formation, elle a travaillé plusieurs années en France (Pershing Hall, Gérard Mulot) avant prendre en main les fourneaux d’un petit restaurant de village, à Vilanova de Sau, à 70 kilomètres de Barcelone, et de lui permettre de se faire un nom.
Mêlant souvenirs personnels, références intellectuelles et un humour mordant, Maria Nicolau exhorte ses contemporains à revoir leur rapport à la cuisine. Selon elle, nous avons renoncé à être des « créateurs de richesse culinaire » pour nous transformer en « consommateurs de plats préparés ». Elle voit dans la façon de cuisiner un « acte de liberté et de résistance face à l’uniformisation de notre époque ».
L’Express : Notre rapport à la cuisine est parti dans la mauvaise direction, dites-vous. Pourquoi ?
Maria Nicolau : Nous renonçons peu à peu à être des créateurs de richesse culinaire pour nous transformer en consommateurs de plats préparés. Le monde de l’alimentation ressemble à un grand empire unique, homogène et impersonnel, composé de recettes sans racines, dénuées de quotidienneté et d’histoire. Or, la cuisine, c’est ce qui nous rend humains. Nous avons inventé le fromage de chèvre pour pouvoir manger des orties sans que cela nous brûle la bouche, en les faisant transiter par le corps des chèvres !
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La cuisine raconte une histoire, celle de votre famille, de vos proches, ou de votre petite ville. Si nous cessons de cuisiner, nous devenons des animaux de la ferme. Dans chaque casserole réside la possibilité de créer le monde selon nos sentiments et nos idéaux. La cuisine, c’est la plus puissante des armes, utile et révolutionnaire, dont chacun d’entre nous dispose à portée de main pour faire de la société que nous voulons une réalité ici et maintenant. Or, nous renonçons peu à peu à user de ce pouvoir. Je crois que nous vivons un tournant dans l’histoire humaine. La dichotomie est simple : cuisine ou barbarie.
Pourtant, nous n’avons jamais autant parlé de cuisine : séries, livres, comptes Instagram…
Nous parlons de cuisine mais nous avons perdu de vue l’acte de cuisiner. C’est à lui que je consacre mon livre. Cuisiner pour sa famille, ses amis ou son amant est une façon de prendre soin d’eux. Or, la cuisine à la maison se meurt. Nous sommes devenus paresseux, prévisibles, terriblement conformistes.
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Couverture du livre « Cuisine ou barbarie » (éditions Arpa) de la cuisinière catalane Maria Nicolau.
© / Editions Arpa
Je m’intéresse à ce qui se passe dans les maisons. Là se trouve la cuisine la plus vivante. Même lorsqu’elle est constituée de choses très simples, elle invite au voyage. Elle nous apprend l’histoire. Grâce à elle, je me connecte avec l’humanité.
Pour autant, vous vous méfiez de ceux qui célèbrent la « cuisine de nos grands-mères ».
La cuisine de nos grands-mères, nous l’avons mangée lorsqu’elles étaient déjà âgées, par définition. Nous n’avons pas goûté à leurs premiers plats. Il leur a fallu plusieurs décennies de pratique pour maîtriser leur art. La sagesse naît de la répétition. Ce sont la technique et la science qui font la bonne cuisine plus que l’amour. Nos grands-mères étaient des ouvrières de la cuisine domestique. La mienne en avait marre de cuisiner. Moi, j’ai le choix de cuisiner ou non. Pour elle, c’était une nécessité, une contrainte.
Vous ne semblez pas porter dans votre cœur les recettes de cuisine. Pourquoi ?
Je ne connais personne qui fasse le petit-déjeuner de tous les jours ou un dîner du mercredi soir en suivant une recette. Cela fait quarante ans que l’on publie des livres de ce type, mais la moitié ne servent à rien. Leurs recettes sont copiées n’importe où et collées. On ne les a jamais faites à la maison. C’est un cadeau pour quelqu’un à qui on ne sait pas quoi acheter. C’est leur raison d’être. Savoir cuisiner, c’est autre chose que d’enchaîner des gestes mécaniques. Les recettes ne se partagent pas, elles se racontent, se chantent. Elles peuvent être utiles dans la cuisine professionnelle. Les chefs les utilisent pour gérer leur entreprise. Dans les restaurants, les clients attendent des plats qu’ils connaissent déjà ou dont ils ont entendu parler. A la maison, ça ne marche pas comme ça. Ce sont deux activités différentes même si elles produisent toutes les deux quelque chose qui peut se manger. Ce n’est pas la même façon d’acheter également. Chez soi, on doit souvent se débrouiller avec ce que l’on a. Rien ne stimule davantage la créativité qu’un bon lot de problèmes. Nos grands-mères agissaient ainsi. Elles ont appris pour être libres et autonomes.
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« On doit repartir de zéro, écrivez-vous, brûler les branches de l’arbre et greffer les générations futures directement sur l’ancienne souche originale, comme on le fait avec les ceps de vigne centenaires pour obtenir du bon vin. » Quel message souhaitez-vous transmettre aux nouvelles générations ?
J’ai envie de leur dire la chose suivante : vous avez une vie plus facile que vos grands-parents, ça n’est pas une raison pour manger de la merde ! Au contraire, tous les ingrédients sont réunis pour bien manger aujourd’hui sans que cela soit cher ou compliqué. Bien sûr, à 20 ans, vous n’avez pas envie de vous enfermer dans la cuisine. Mais si vous vous habituez à vous nourrir de saloperies, c’est foutu. A 30 ans, ce que vous mangez va dans une petite bouche : celle de vos enfants. Là, attention ! Un jour, vous regarderez votre père ou votre mère vieillissant et vous prendrez conscience qu’ils vous manquent déjà. Cette petite nostalgie utile va vous inciter à demander à votre mère : « maman comment tu fais ton riz ? » C’est comme ça que la cuisine avance. Vous pouvez choisir la vie que vous voulez, mais elle ne peut se passer de cette chose essentielle. Refusez de vivre comme des animaux, cuisinez !
Preuve, selon vous, que nous sommes entrés dans l’âge de la barbarie : nous avons renoncé à manger du bon pain !
C’est une honte ! Il ne faut pas acheter du pain chaque matin si on n’en trouve pas de bon près de chez soi. On va ailleurs où il est meilleur et on le congèle !
Vous déplorez l’effet des réseaux sociaux sur une discipline que vous connaissez bien : la pâtisserie…
On ne veut plus apprendre la pâtisserie : on veut le gâteau de la photo ! Bien souvent un cake aux carottes dont l’excès de bicarbonate nous démange la langue. Aujourd’hui, tout ce qui se mange doit absolument être beau et original. Nous subissons une sorte de fanatisme de la nouveauté. Il faut surprendre en permanence. Un plat simplement bien foutu a peu de chance de susciter des Like. J’en ai assez de toutes ces fioritures qui ne servent qu’à masquer ce qui est mal fait !
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La cuisine des chefs ne vous intéresse pas ?
J’ai fait de très grands repas dans des restaurants, comme chez Hélène Darroze. Souvent, j’y suis allée seule car je voulais savourer pleinement ces rencontres avec la cuisine d’un chef. Mais je ne suis pas éblouie par le monde de la gastronomie. Les restaurants pullulent de cuisiniers qui aspirent à exercer leur métier, mais rechignent à se consacrer pleinement à la cuisine. Certains ont oublié que la cuisine ça se mange. Il faut que ce soit chaud, agréable, que ça ait bon goût dans la bouche. Les restaurants sont devenus fatigants. Le client y est abreuvé de discours. Or, on n’a pas besoin de quelqu’un qui nous explique ce que nous sommes en train de manger. Si le message dans l’assiette n’est pas assez clair, c’est que la cuisine n’est pas bonne. Elle doit se tenir par elle-même.
Quand vous deviez recruter une personne en cuisine, vous lui faisiez faire une omelette nature. Pourquoi ?
Je m’en fiche de l’omelette. C’est à moi d’apprendre au cuisinier qui postule à la faire. Je regarde si cette personne est propre, si elle dit « s’il te plaît », et si elle fait confiance au collègue qu’elle ne connaît pas encore.
Un plat symbolise à vos yeux la cuisine vivante que vous aimez : l’escudella. Pourquoi ?
L’escudella primitive, qu’on appelle en français une « écuelle », était une assiette large et creuse en terre cuite dans laquelle on servait les soupes et les ragoûts liquides au Moyen-Age. Par un effet de métonymie, le contenu a fini par adopter le nom du contenant, et aujourd’hui, ce que nous appelons escudella est bien ce qui se trouve à l’intérieur du bol, et non plus le bol lui-même. L’action de servir le potage à l’aide d’une grande louche était appelée, et l’est encore dans certaines régions espagnoles, escudillar.
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Jusqu’aux années soixante-dix du XXe siècle, les serveurs ont commencé à faire une halte avec les marmites avant d’arriver à la table, disposant les assiettes des clients sur des meubles auxiliaires, à mi-chemin entre la cuisine et le convive. C’est un grand chef français, Pierre Troisgros, qui, depuis le mythique restaurant Frères Troisgros, à Roanne, a mené, dans les années 1970, le mouvement de la nouvelle cuisine française, remplaçant la vaisselle traditionnelle utilitaire par des assiettes plus grandes, où les chefs eux-mêmes devaient réfléchir à l’esthétique et à la disposition des ingrédients dans leurs plats. Pour la première fois dans l’histoire, les marmites et les casseroles disparaissent de la vue, les plats sortent de la cuisine déjà dressés et chaque recette est désormais perçue comme une œuvre en soi, une création personnelle du chef. J’aimerais remettre l’escudella au centre de la table, comme une manière d’aborder la cuisine.
Comment se remettre ensemble autour d’une escudella quand il devient si difficile, dans les familles, d’avoir tout le monde à table au même moment ?
C’est un phénomène que les anthropologues et les sociologues de la fin du XIXe siècle avaient déjà identifié : cette snackisation de nos repas. Nous nous comportons comme des herbivores : nous mangeons debout là où nous avons faim. A l’ère des réseaux sociaux, nous cherchons la connexion. Or la véritable connexion est humaine, physique, réelle. Nous nous échappons de la table pour aller regarder notre smartphone. Comme pour remplir un vide intérieur. Arrêtons-nous deux secondes et posons-nous la question : ces minutes que je ne passe pas à table, à quoi je veux les consacrer ? A regarder des réels sur Instagram ?
Un autre objet de détestation chez vous est le dîner d’entreprise. Pour quelles raisons ?
Le boulot c’est le boulot, et ma vie, c’est ma vie. Si je laisse mon patron gérer ma vie privée, c’est n’importe quoi ! Je suis un animal solitaire, je ne suis pas très sociable. Je revendique la liberté de décider ce que je fais avec ma vie.
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Au fond, vous voyez dans la table le symbole de l’intimité perdue ?
S’attabler avec une personne est un acte bien plus intime que de partager un lit avec elle. A table, nous venons avec notre sensibilité, nos tabous, nos peurs, notre religion, nos préférences idéologiques. Tout ce qui est humain se trouve sur la table. On prend quelque chose dans la bouche et on lui fait traverser tout notre organisme alors que ça peut nous tuer ! Dans le lit, si on prend la décision de se blinder, il y a moins de signification. Moi, j’ai mis ma vie entière dans la cuisine. J’adore sortir dîner toute seule. Partager la table avec n’importe qui, ça me dérange.
Que symbolise la cuisine catalane à vos yeux et à vos papilles ?
C’est ma langue culinaire maternelle. Elle n’est pas meilleure qu’une autre, mais c’est la mienne. A travers elle, je touche des choses universelles. La Catalogne c’est un tout petit coin avec beaucoup de diversité de paysages : les Pyrénées, la plage, les champs pour les agneaux… Nous avons tout. Nous aimons beaucoup manger, comme les Français.
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