Par
Brian Le Goff
Publié le
25 mai 2025 à 16h32
C’est une femme à fleur de peau que nous rencontrons en cet après-midi ensoleillé de printemps. Face à nous, Anne* tient le coup « pour ses enfants ». Pourtant, cette mère de famille est meurtrie par les trois années difficiles qu’elle vient de vivre aux côtés de sa fille, Sandra*, aujourd’hui âgée de 15 ans. Cette dernière a été à plusieurs reprises violée et victime de proxénétisme.
Une partie des faits a eu lieu alors que l’adolescente était placée en famille d’accueil, affirme Anne. Si cette maman a décidé d’en parler publiquement, c’est pour alerter les autorités sur la situation d’une enfant qui est loin d’être un cas isolé. Le mois dernier, l’observatoire national des violences faites aux femmes chiffrait à + 107 % le nombre de mineures victimes ayant eu recours à la prostitution entre 2024 et 2021. Face à ce constat, la maman lance une pétition pour « une lutte plus ferme contre la prostitution des mineurs ». Elle a accepté de témoigner auprès d’actu Rennes sur la situation particulière de sa fille qui n’avait que 12 ans quand tout a commencé.
Un premier viol au collège
À cette époque, Sandra est alors en classe de cinquième dans un collège de la région de Rennes quand elle est victime de viols par un garçon d’à peine deux ans son aîné. « Ce dernier a été reconnu coupable des faits sur plusieurs jeunes filles et a été condamné en 2024 à dix mois de prison avec sursis », complète Me Anaïg Le Noan, l’avocate de la famille, contactée par actu Rennes.
De là, par le traumatisme provoqué, ma fille a développé une hypersexualité avec des jeunes de son âge, que l’on n’a pas découverte tout de suite.
Anne
Prénom d’emprunt
Un jeune homme de 19 ans dans le lit de leur fille
Quelques mois plus tard, un matin, les parents découvrent un jeune homme de 19 ans dans le lit de leur fille. « Il lui avait dit qu’il en avait 17. Elle l’avait fait venir une première fois pendant que nous dormions. Étant donné que nous habitons une maison de plain-pied, c’était assez facile. »
Ce jour-là, face à la colère du père de famille qui perd son sang-froid, la maman appelle les gendarmes. « On a été dépassés, on n’était pas préparés », confie-t-elle, le souffle court, repensant au moment douloureux.
« Pour la protéger », n’ayant plus de solution, les parents font appel aux services sociaux et demandent son placement. « Il y avait déjà eu plusieurs mensonges auparavant. Ça devenait insupportable. » Le couple se séparera à cause de cette situation.
La fille déménage dans un autre département
La mère de famille décide alors de déménager pour repartir sur de bonnes bases. « Dans les cours d’école, on sait comment ça se passe. Depuis les premiers faits de viols dénoncés, les autres camarades l’insultaient de ‘salope’, de ‘pute’, ‘qu’elle l’avait bien cherché’. Un de mes autres enfants avait ensuite intégré le même collège. Il a tout entendu sur sa sœur. »
Violée à l’âge de 12 ans, Sandra a ensuite été victime de proxénétisme. (© Photo d’illustration Brian Le Goff / actu Rennes)
Anne change donc de département. Pendant ce temps, sa fille est toujours placée. « Au début de son placement, elle m’avait écrit une lettre dans laquelle elle reconnaissait qu’elle nous avait menti. Malgré le fait qu’elle était en famille d’accueil, je continuais à m’occuper de ma fille, je payais les frais médicaux liés aux visites chez le psy, ses vêtements, etc. »
Sandra revient de temps en temps, quelques week-ends, chez sa mère. « Sur deux jours, il était difficile de repérer les signes avant-coureurs de sa détresse. » À cette période, la mère de famille a acheté un téléphone portable simple à sa fille pour éviter les réseaux sociaux et tout ce qui en découle, « pour son bien ».
Sandra tombe enceinte et avorte seule à l’hôpital
Quinze jours avant le retour de sa fille à la maison, au printemps 2024, Anne apprend par une éducatrice spécialisée qu’elle était tombée enceinte du jeune homme retrouvé dans son lit à l’automne 2023 : « On ne m’a pas prévenue et on l’a laissée seule à l’hôpital le jour de son avortement. Depuis, elle garde le bracelet d’hospitalisation avec elle. La famille d’accueil mettra quatre mois à trouver un psy alors que, quand elle est revenue chez moi, je n’ai mis qu’un mois à en trouver un. »
Après une relation sexuelle avec un jeune majeur, l’adolescente est tombée enceinte et a avorté, dévoile la maman de la jeune fille. (© Photo d’illustration Brian Le Goff / actu Rennes)Une mauvaise rencontre, celle « d’un monstre »
À son retour de placement, la mère de famille découvre un smartphone dans les affaires de sa fille. « Je lui ai immédiatement confisqué. J’ai essayé de savoir comment elle l’avait eu, mais je n’ai pas eu d’explications claires à ce moment-là. »
Tout est parti d’une histoire de vapotes jetables, dites « puffs ». Elle en recherchait durant son placement en famille d’accueil. Sauf qu’elle va finir par faire la mauvaise rencontre, celle d’un monstre. Un jeune homme d’une vingtaine d’années va la charmer. Ils vont avoir une première relation sexuelle. Les fois suivantes, il va la vendre à d’autres hommes, beaucoup plus âgés. Il profitait de sa vulnérabilité en lui faisant inhaler du protoxyde d’azote. Il la menace de ne plus revenir à la maison si elle en parle. Mais tout ça, je ne l’ai appris que bien plus tard.
Anne
La maman sait pertinemment qu’il s’est passé quelque chose durant son placement. « Elle avait des troubles en revenant : des difficultés à dormir, des changements d’humeur. On discute beaucoup, mais elle ne disait rien. Je lui ai dit qu’elle pouvait écrire dans ce cas. »
La mère de famille était devenue un « gendarme » avec sa fille : « Je vérifiais tout ce qu’elle faisait. Elle n’avait pas le droit à la caméra sur son téléphone ou sur les autres appareils connectés. »
140 mineures victimes de proxénétisme identifiées en Bretagne
L’association L’Amicale du Nid en Bretagne qui tente de recenser, rencontrer, contacter, puis accompagner les enfants victimes de prostitution subie et leurs familles, a identifié 140 mineures victimes de proxénétisme depuis 2021 dans la région. « En 2023, on avait identifié 30 profils quand, en 2024, on en comptait 45, soit une augmentation de 50 % en un an », note Romain Guigny, chef de service à l’Amicale du Nid Bretagne.
Globalement, il s’agit de situations remontées par des professionnels et des acteurs de la protection de l’enfance. « Ce sont ainsi des lieux plus facilement en proie à identifier des victimes, car ils sont composés d’éléments fragilisant, beaucoup plus vulnérables. Et les équipes sont forcément beaucoup plus alertes », poursuit Romain Guigny.
Un diagnostic mené entre mars 2018 et octobre 2019 avait mis en évidence une activité prostitutionnelle sur le territoire breton. Elle est de plus en plus invisibilisée par l’essor du numérique : « Nous, quand on est arrivé, on a été confronté à un mur, à une réalité innommable. On mène des maraudes numériques pour identifier le maximum de profils concernés, mais nous sommes loin de pouvoir découvrir tous les cas. »
80 % des profils accompagnés – essentiellement des jeunes filles – ont connu un « passé familial non-protecteur avec des carences et des violences intrafamiliales qui ont eu pour la plupart un impact sur le développement psychique de l’enfant ».
Bouteille d’alcool dans la chambre, vol de maquillage
À la rentrée suivante, dans son nouvel établissement, Sandra est une bonne élève, même exemplaire, selon sa mère. « Elle a toujours un suivi psychologique lié à son premier viol. » Anne déplore par ailleurs que ce soit à la victime de payer pour ce que l’on lui a fait subir.
Puis, elle va nouer une relation amoureuse à distance avec un garçon à cette époque. Ça se passait bien comme ça. Au vu de son passé, je ne voulais pas qu’ils se rencontrent seuls. Ils se verront une fois. Quelques mois plus tard, c’était fini. C’étaient deux ados abimés par la vie.
Anne
En novembre 2024, la maman découvre cette fois une bouteille de vodka dans les affaires de sa fille. « Je lui ai demandé des explications. » Quelques semaines plus tard, Sandra est arrêtée par la police pour un vol de maquillage dans un magasin.
Une dissociation de la personnalité
Après ces faits, la maman reperd confiance en sa fille. Mais le temps passe et son comportement s’améliore à nouveau : « Sandra a deux personnalités : la jeune fille exceptionnelle et gentille, puis celle abîmée par son vécu. »
Sandra a développé un psychotraumatisme et une hypervigilance liés aux premiers viols subis. Il y a deux façons de réagir après ces violences sexuelles. Soit la victime se replie sur elle-même, soit elle va entrer dans ce que l’on appelle une hypersexualité.
Anaïg Le Noan
Avocate de la famille
À la demande de sa fille, Anne l’autorise à sortir un après-midi avec des copines. « Je les connaissais, j’avais confiance en ces jeunes filles. »
Très rapidement, la mère de famille va se rendre compte que Sandra n’est pas avec ses amies. Mais avec un garçon, qui s’avère être son petit copain. « Ça explose, je ne supporte plus ses mensonges. J’en ai ras-le-bol, je suis fatiguée. Le ton monte, elle va fuguer deux heures, je vais le signaler à la police. Puis son copain va m’appeler pour me dire qu’elle est avec lui. »
De là, la maman va à nouveau faire appel aux services sociaux. « La maison du Département va alors me répondre qu’ils n’ont pas de solution, que je dois la reprendre et revenir le lendemain. Sandra va fuguer à nouveau toute la nuit et sera au rendez-vous le lendemain matin. »
« Pour des ‘questions de budget’, pas d’autres solutions »
On propose à la maman le placement de sa fille dans un foyer, ce qu’elle refuse au vu du profil fragile de sa fille. « Pour des ‘questions de budget’, les services sociaux n’avaient pas d’autres solutions à me proposer. J’ai fini par trouver la solution moi-même en demandant à l’une de mes tantes de pouvoir prendre Sandra quelque temps. Elle a accepté », retrace-t-elle, encore empreinte de culpabilité.
Aujourd’hui, la maman de Sandra laisse entendre sa culpabilité de ne pas avoir pu éviter que sa fille soit victime de proxénétisme. (©Brian Le Goff / actu Rennes)La vérité révélée dans le journal intime
Anne prévient sa tante de faire attention au comportement de Sandra, mais le placement se passe bien jusqu’à ce que la tante de la maman décide de consulter le journal intime de sa petite nièce. « C’est là qu’elle découvre la prostitution subie. » Mais Sandra va se rendre compte que quelqu’un a consulté son journal. Elle fouille dans le téléphone de sa grande tante et découvre les échanges avec sa mère, divulguant les informations recueillies dans le journal intime. Elle va dès lors fuguer avec le journal intime qui ne sera pas retrouvé.
Ça a été huit jours sans aucun signe de vie. Chaque minute devient alors des heures. Et vu que je savais à présent ce qu’il s’était passé, j’étais morte d’inquiétude. Je n’osais plus bouger de chez moi, espérant qu’elle revienne. Je suis partie faire des recherches partout où elle aurait pu aller. Mais, comme elle ne fréquentait que très peu Rennes, je ne pensais pas la retrouver là-bas.
Anne
Anne signale aux forces de l’ordre la disparition inquiétante de sa fille, qui au vu des faits ne fera pas l’objet d’une communication publique. Ces derniers lui indiquent que le téléphone de Sandra a borné dans un quartier de la capitale bretonne. « Je vais au magasin situé au centre de ce quartier et montre une photo de ma fille à l’un des agents de sécurité et au responsable qui affirment l’avoir vue quelques heures plus tôt. Je voyais qu’elle était sur TikTok, je lui envoyais des messages avec une question à laquelle nous étions toutes les deux les seules à pouvoir répondre. Et comme je n’avais pas sa réponse, je m’inquiétais encore davantage. »
Retrouvée « sous l’effet de la drogue, avec des marques de strangulation »
Finalement, 24 heures plus tard, l’agent de sécurité la recontacte en lui disant être avec sa fille. Un équipage de la police se chargera de la prendre en charge. « Je la retrouve au commissariat sous l’effet de la drogue, avec des marques de strangulation au cou, laissant penser à de nouveaux faits de violence sexuelles confirmées par un médecin légiste. »
On ne comprend pas ce qu’il nous arrive quand on vit cela. On a l’impression que le ciel nous tombe sur la tête.
Anne
Sandra est alors hospitalisée à la mi-avril 2025. C’est toujours le cas à l’heure où sont écrites ces lignes. « C’est la seule solution pour la protéger à l’heure actuelle. Elle n’a plus aucune estime d’elle-même. Avant, elle voulait être avocate. Aujourd’hui, elle ne se voit plus que comme ça. Je n’ai pas de baguette magique pour la faire passer à autre chose », déplore Anne. « C’était d’autant plus difficile que la jeune fille est une enfant élevée dans la communauté des gens du voyage où le sexe ne se pratique pas avant le mariage », observe l’avocate de la famille.
« Il faut que le gouvernement se réveille ! »
Toujours combative, Anne décide à présent de lutter plus largement contre la prostitution des mineurs en s’appuyant sur le parcours de vie chaotique de sa fille. Elle a lancé une pétition à destination de l’État : « Il faut que le gouvernement se réveille, qu’il ouvre les yeux. Nos enfants ne sont pas une ligne dans un budget. »
Il faut faire quelque chose pour rappeler à nos enfants qu’elles ne sont pas un bout de viande.
Anne
Même si elle regrette profondément que les services sociaux n’aient pas suffisamment agi pour sa fille, la mère de famille observe qu’ils « sont aujourd’hui totalement démunis » : « Il faut les former à cette nouvelle génération en prise avec les réseaux sociaux et toutes ses dérives sur l’image qu’ils renvoient. Il faut plus de règles, plus de lois, plus de contrôles, car ça frappe chez monsieur et madame tout le monde. »
De nombreux dossiers
De son côté, Anaïg Le Noan, l’avocate pénaliste, constate que les dossiers d’enfants placés victimes de proxénétisme ont tendance à augmenter. « J’en ai actuellement quatre en cours rien que dans mon cabinet », chiffre-t-elle, alors qu’elle n’avait jusque-là jamais au à traiter ces situations dans le passé.
Par ailleurs, dans un article publié fin avril, Franceinfo révélait que plusieurs départements faisaient l’objet d’attaques en justice en ce sens.
Dans le cas de Sandra, des procédures judicaires ont été ouvertes et l’adolescente a été auditionnée, selon la maman. « Les auteurs qui ont participé au proxénétisme de la jeune fille auraient été identifiés », indique l’avocate.
En cas de besoin, appelez le 119, numéro d’appel national de l’enfance en danger. Plus d’informations sur solidarites.gouv.fr.
(*) Le témoignage a été anonymisé. Les prénoms ont été modifiés.
Suivez toute l’actualité de vos villes et médias favoris en vous inscrivant à Mon Actu.