Interrompue par cause d’extinction de voix en mai dernier, à quelques heures d’un concert marseillais très attendu, la tournée de Bruce Springsteen, The Land of Hopes et and Dreams a pu reprendre sur les chapeaux de roues. Après la mésaventure qui avait laissé son armée de fans français en deuil, le Boss s’était engagé à revenir sur les lieux de la déconvenue.

Et tant qu’à faire le voyage sur le vieux continent, autant prendre son temps et gâter le public. Ce sont donc seize concerts que le natif du New Jersey a prévu d’honorer jusqu’au début de l’été, de l’Angleterre à l’Italie en passant par l’Allemagne, la République tchèque, l’Espagne et bien sûr la France, à Lille pour deux dates, puis à Marseille où tout s’était arrêté. Après Manchester, la capitale du Nord était fin prête pour accueillir un Boss échaudé. C’est que, depuis 2024, le pays qui l’a vu naître, et dont il a chroniqué les espoirs et les rêves, a renoué avec ses démons réactionnaires en plaçant à nouveau Donald Trump à la tête de l’État.

Un président revanchard que tout oppose au héraut de la classe ouvrière américaine. On le savait pour avoir suivi les concerts de Manchester, Springsteen a déterré la hache de guerre en proposant un panel de chansons très politiques, entrecoupées de discours enflammés : « l’Amérique que j’aime, celle sur laquelle j’ai écrit, (…) est actuellement aux mains d’une administration corrompue, incompétente et traîtresse » lâche-t-il d’emblée.

Gravité et émotion

Ni une ni deux, Trump s’est attaqué à l’icône à coups de messages frénétiquement postés sur ses réseaux, l’érigeant en quelque sorte en ennemi principal. Un statut d’autant plus aisé à endosser que l’opposition à Donald Trump peine à se faire entendre aux États-Unis. La semaine dernière, le même Trump annonçait qu’il allait diligenter une « enquête approfondie » contre Springsteen, accusé d’avoir chanté pour le camp démocrate dans la dernière ligne droite de la présidentielle.

« Une contribution illégale » a osé le président américain, jamais en retard d’un tacle contre la liberté d’expression et de création. Face à ces tentatives d’intimidations, Springsteen ne compte pas rendre les armes et c’est avec un fort à propos No Surrender («Je ne me rendrai pas »), qu’il a ouvert son concert lillois dans un stade Pierre Mauroy couvert pour l’occasion et devant près de 60 000 personnes, après avoir répété mot pour mot son discours de Manchester. Se sont enchaînées Land of Hope and Dreams, Death to My Hometown, Lonesome Day, Seeds, Rainmaker (dédiée à « notre cher leader »), The Promised Land… des morceaux qui évoquent tous le rapport d’ambivalence qu’entretient le chanteur avec son pays.

On a pu sentir une certaine gravité qui bridait quelque peu le Boss, réputé pour ses éruptions volcaniques, mêlée à une émotion confondante. C’est aussi que Springsteen, gilet de costume et cravate fine, vient de fêter ses 75 ans qui rendent désormais impossibles les harangues et les traversées latérales virevoltantes qui faisaient sa signature.

« Président incompétent et gouvernement voyou »

Le point d’orgue du concert fut incontestablement My City of Ruins, issue de The Rising, album qui avait contribué à panser les plaies du pays, publié dans la foulée du 11 septembre 2001. Dotée d’arrangements soyeux, la chanson prenait un relief saisissant et l’on avait inévitablement envie d’entendre « country » à la place de « city ». Là encore, la Boss a partagé des mots forts.

Le nom du président américain, jamais prononcé, résonnait dans toutes les têtes : « Aux États-Unis, on persécute des gens qui usent de leur droit à la liberté d’expression et expriment leur désaccord (…). Les hommes les plus riches se complaisent à abandonner les enfants les plus pauvres du monde à la maladie et à la mort (…). Dans mon pays, ils prennent un plaisir sadique à infliger des souffrances à de loyaux travailleurs américains. Ils abrogent des lois historiques sur les droits civiques (…). Ils coupent le financement des universités américaines qui refusent de se plier à leurs exigences idéologiques. Ils expulsent des habitants des rues américaines et, sans procédure légale, les déportent vers des centres de détention et des prisons à l’étranger. (…) La majorité de nos élus n’ont pas su protéger le peuple américain des abus d’un président incompétent et d’un gouvernement voyou. Ils n’ont aucune idée de ce que signifie être profondément américain. L’Amérique que je vous chante depuis 50 ans est bien réelle et, malgré ses défauts, c’est un grand pays avec un grand peuple ».

Et le chanteur de conclure avec des mots empruntés à l’écrivain et militant des droits civiques James Baldwin : « Dans ce monde, il n’y a pas autant d’humanité qu’on le souhaiterait, mais il y en a suffisamment ».

Un E-Street band impeccablement aligné autour du patron

Springsteen pouvait ensuite dérouler son fameux songbook dans une ambiance survoltée : Badlands, Thunder road, Because the Night, The Rising et une version surprenante de la moins connue Wrecking Ball. Puis ce fut l’heure du rappel : Born in the U.S.A, Born to Run, Bobby Jean, Dancing in the Dark et Tenth Avenue Freeze-Out, morceau cuivré qui donne désormais l’occasion de présenter son légendaire E Street Band.

Avec les inamovibles Stevie Van Zandt et Nils Lofgren aux guitares, Garry Tallent à la basse, Max Weinberg à la batterie, Roy Bittan aux claviers, son épouse Patti Scialfa au chant et tambourin, tous vétérans mais impeccablement alignés autour du patron. Jack Clemons qui a remplacé son oncle, le « Big man » Clarence Clemons au saxophone depuis son décès en 2011, reprenait en puissance les chorus hymniques, une section de cuivres et quatre choristes donnaient de l’ampleur au fameux rock’n soul springsteenien, tandis que Charles Giordano à l’accordéon et Soozie Tyrell au violon apportaient leur touche folk.

Bob Dylan et Woodie Guthrie

Pour clôturer les concerts de sa tournée, le Boss a réservé deux surprises de taille qui enfoncent le clou politique. Avec, d’abord, Chimes of Freedom («Les carillons de la liberté »), chanson de Bob Dylan qu’il avait métamorphosée en 1988 lors d’un concert pour Amnesty International et n’avait plus entonné depuis près de 40 ans. Puis on attendait fébrilement This Land is your Land, manifeste de l’Amérique rouge écrit par Woody Guthrie après la Grande dépression et qu’il avait chanté à Manchester.

Mais ce fut la version originale que diffusèrent les haut-parleurs, accompagnant le public vers la sortie. Une petite déception qui n’enlève rien à l’énergie dégagée par ces 2 h 40 de concert rythmées par 24 chansons piochées dans un répertoire sans fond, et malgré le son ouaté de l’immense stade Pierre Mauroy. Les années passent et l’usure du temps se fait immanquablement sentir, mais Springsteen fait preuve d’une générosité et d’un sens du partage qui épousent toujours et étoffent encore son combat pour une Amérique fraternelle qui achoppe sur des espoirs et des rêves sans cesse trahis.

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