C’est à Pacé, au nord-ouest de Rennes (Ille-et-Vilaine), que se niche cette singulière activité du groupe Safran, dévoilée à la presse vendredi 23 mai. Son nom : le Centre d’Entraînement et de Développement de l’Intelligence Artificielle (Cedia). Autrement dit, le cœur du réacteur de Safran A.I en matière d’applications de défense. Issue de l’acquisition en 2024 de la start-up Preligens pour 220 millions d’euros, Safran.AI constitue désormais le fer de lance du groupe aéronautique en matière d’utilisation de l’intelligence artificielle (IA). Le site breton, ultra-sécurisé, est habilité à recevoir et à manipuler des données ultra-sensibles. Une trentaine d’experts – sur les 250 que compte Safran.AI – s’échine à créer de l’intelligence à partir d’images de plus ou moins bonne qualité. Ils ont mis au point une véritable chaîne de production, dont l’annotation n’est que la première étape.


Safran.AI


La solution de Safran.AI est capable de reconnaître des engins via des images satellites classiques et radars (crédits photo : Jean-Baptiste Dureau – Safran.AI)


«L’IA est une vraie industrie, si on veut amener les produits d’IA dans des applications critiques, il faut développer des procédés et des compétences propres mais qui restent encore très rares, assure Jean-Yves Courtois, arrivé à la tête de Preligens en 2023. Tout l’enjeu est de réduire les incertitudes, puis d’articuler l’intelligence humaine avec celle de la machine pour que la combinaison soit adaptée à des applications critiques.» Et la recette semble fonctionner : alors que l’armée française utilise la solution de Safran.AI depuis quelques années, l’entité compte une dizaine de grands clients institutionnels, dont les noms ne peuvent être dévoilés pour des raisons de confidentialité. De quoi déjà générer de nombreux retours d’expérience, permettant d’affiner la solution de détection permettant d’acquérir une connaissance fine d’un théâtre d’opération. En vue : surveillance d’activités de sites critiques, évaluation de forces en présence, déplacement de tout ce qui roule et qui vole…


Des données sensibles scrutée sous tous les angles


Depuis l’an dernier, le Cedia est de surcroît en capacité de recevoir des données souveraines, alors que le centre ne manipulait jusque-là que des images issues de satellites commerciaux. Ce qui, là encore, fait monter en gamme le produit de Safran.AI, l’imagerie militaire offrant un niveau de résolution bien supérieur. Au Cedia, ils sont 12 annotateurs à décortiquer les clichés les plus critiques issus de satellites et de drones. La connaissance complète du guide d’annotation nécessite quelque 500 heures de formation. Pour les données moins sensibles, une équipe d’une centaine de personnes est mise à contribution, via une entreprise de gestion de donnée basée à Madagascar. D’où provient la matière première ? Les images émanent notamment de l‘européen Airbus et de l’américain Maxar Technologies pour ce qui est de l’imagerie satellitaire classique, ou bien, plus récemment, de la start-up finlandaise Iceye, qui fournit des images radars.


En quelques années, des dizaines de millions d’objets ont déjà été annotés par les experts du Cedia. À l’instar d’une production industrielle, des contrôles qualité permettent de vérifier la pertinence des annotations. Une fois ce scrupuleux travail manuel d’annotation des «observables» effectué, les images analysées sont transmises à l’équipe de data scientists. «Nous avons mis en place une chaîne de production d’algorithmes d’intelligence artificielle, détaille Benoît, responsable R&D au Cedia, devant de vastes panneaux détaillant le complexe procédé menant à la mise au point de solution ciblée pour chaque client. Les mises à jour sont très fréquentes, cela nécessite un procédé industrialisé.» Préparation de jeux de données similaires, entraînements des modèles, mise au point du «détecteur» répondant à des besoins spécifiques puis tests de qualité. Une fois dans les mains d’un client, Safran.AI ne connaît pas l’usage exact qui en est fait, les données enregistrées en utilisation réelle ne lui sont d’ailleurs pas transmises.


À Rennes, des effectifs en hausse


Au cœur de cette usine d’un nouveau genre : l’intelligence artificielle de type «deep learning», ou apprentissage profond, mettant à profit des réseaux de neurones artificiels. Il faut entre 1 à 6 mois pour concocter une solution ad hoc. «Au-delà, le besoin du client peut avoir changé, d’autant que ce marché étant nouveau, chaque client découvre peu à peu comment utiliser notre outil», poursuit Benoît. Emergente, cette solution n’en est pas moins bluffante. Des vidéos de démonstration dévoilées ce jour-là donnent un aperçu des possibilités offertes par cette technologie. Dans un paysage africain désertique, le système de Safran.AI détecte en quelques secondes des véhicules terrestres quasi invisibles à l’œil nu. Au niveau d’un port, un bateau a été camouflé, mais n’a pas échappé à l’intelligence artificielle. L’outil est agnostique, qui peut analyser les images en provenance de n’importe quelle plateforme. Et peut aller jusqu’à reconnaître le type d’engins détectés, terrestres et aériens, si la qualité d’image le permet.


Au vu de la demande, le site prévoit d’embaucher à tour de bras : les effectifs pourraient s’élever à une centaine de personnes d’ici à 5 ans. Le Cedia espère profiter de l’écosystème local, de plus en plus réputé pour ses acteurs spécialisés dans le digital et la cybersécurité, pour trouver de nouveaux talents. Toutefois, le marché qu’adresse Safran.AI n’est pas des plus simples. «Il est encore peu mature et il y a encore relativement peu de clients, reconnaît Jean-Yves Courtois. S’il y a aussi très peu de concurrents, la difficulté est de parvenir à établir des contrats longs termes, ce que n’accepte pas toujours les clients institutionnels qui peuvent être tenus à une certaine rigueur budgétaire.» La nouvelle entité de Safran, rentable pour la première fois en 2024, cherche d’ailleurs à se diversifier. Le système de détection via l’IA pourrait faire des merveilles au niveau des usines du groupe, en particulier pour automatiser les contrôles visuels et non-destructifs sur les chaînes de production. Des expérimentations sont déjà en cours.


Safran.AI


Avec son outil, Safran.AI offre aux armées la possibilité d’une meilleure compréhension du théâtre d’opération (crédits photo: Safran.AI)


A Pacé (Ille-et-Villaine), Olivier James