COMPTE RENDU D’AUDIENCE – Le tribunal judiciaire des Hauts-de-Seine s’est déclaré territorialement incompétent. Dans la matinée, les avocats de Bastien Vivès s’en sont vivement pris aux associations de défense des enfants, «donneuses de leçon».
«Monsieur Vivès, approchez-vous.» Lorsque le dessinateur se présente à la barre, la tignasse d’adolescent a disparu, mais avec ses tennis blanches et son chino trop grand, il a gardé l’allure d’un grand garçon. Bastien Vivès, 41 ans, le «virtuose» du 9e art, avait rendez-vous avec la justice ce mardi. Il était jugé pour fixation d’images pédopornographiques dans deux ouvrages, Petit Paul et La Décharge Mentale. Ses deux maisons d’édition, Glénat et Requins Marteaux, étaient quant à elles renvoyées pour diffusion de ces bandes dessinées. Après avoir confirmé son identité, le bédéiste a rejoint le banc des prévenus et on ne l’a plus jamais entendu. C’est son avocat, Me Richard Malka, qui a pris le relais. Durant près de quatre heures, un vaste débat, parfois tendu, s’est tenu sur des questions de procédure techniques mais essentielles, en particulier sur la compétence du tribunal correctionnel de Nanterre pour juger le dossier. À l’issue de deux heures de délibération, le tribunal s’est déclaré incompétent et l’affaire a finalement été renvoyée.
«On vous demande d’ouvrir les portes de l’enfer»
Chaque partie en convient : dans les bandes dessinées, il y a les gentils et les méchants. Mais dans un tribunal, c’est plus compliqué. Aucun côté ne peut se prévaloir d’être l’unique représentant du bien ou du mal. Un procès n’est jamais un affrontement complètement binaire. Pourtant, de part et d’autre ce mardi, on a dépeint le camp adverse comme le grand méchant loup. Côté défense, Me Richard Malka avait mûrement préparé ses arguments et s’impatientait d’entrer dans l’arène pour défendre ce client qui «a fait rêver des millions de personnes», «capable de dessiner des chefs-d’œuvre de raffinement». «On veut vous faire dire que l’art doit être pur, qu’il ne doit surtout pas aller chercher les tabous, ce qu’il y a d’obscur dans la condition humaine», s’inquiète ce fervent défenseur de la liberté d’expression également auteur de bandes dessinées. «On vous demande d’ouvrir les portes de l’enfer pour tous les artistes de ce pays, car elles [NDLR : les associations] ne s’arrêteront pas là.» Aujourd’hui, Bastien Vivès, hier Miriam Cahn au Palais de Tokyo, demain Titeuf et son dernier ouvrage qui a récemment fait l’objet d’un signalement pour le dessin d’«une petite culotte». Et après ? «Dans une salle d’audience, nous ne sommes pas là pour faire la morale», insiste-t-il.
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Sa collaboratrice, Me Marine Viegas, lui succède pour s’interroger directement sur la recevabilité des associations à l’origine de l’affaire : Innocence en Danger, Fondation pour l’Enfance, Face à l’Inceste – et l’Enfant Bleu qui s’est constitué partie civile au dernier moment. Toutes défendent, chacune à leur façon, les intérêts et les droits de l’enfant et sont des visages familiers des prétoires. Mais pour la défense, puisqu’il n’y a aucune victime réelle – Bastien Vivès est jugé pour des dessins -, elles ne devraient pas avoir voix au chapitre. Plus généralement, Me Viegas leur reproche de devenir des «spécialistes de la traque de pédophiles imaginaires» en s’en prenant d’avantage à des artistes qu’à de vrais prédateurs, des associations «donneuses de leçon» qui prétendent «détenir le monopole de la souffrance des enfants du monde» mais «souffrent d’un complexe de toute puissance». Et de pointer les accointances qu’auraient certaines associations «avec l’extrême droite».
«La défense a-t-elle peur d’un débat sur le fond ?»
Face à eux, les avocats de ces associations incriminées s’offusquent d’une défense qui voudrait «museler les parties civiles», pointent des propos qui s’apparenteraient à de la diffamation. D’une même voix, ils dénoncent une «stigmatisation» inédite, un «mépris», une véritable «haine» qui pourrait cacher d’autres intentions : «la défense a-t-elle peur d’un débat sur le fond ?» Entre ces passes d’armes justement, le fond n’est pour l’instant pas évoqué car au-delà du rôle des associations, la compétence même du tribunal est interrogée.
«Mais que fait-on à Nanterre ?», se demande Me Malka. Et pour cause : le code de procédure pénale dispose qu’une affaire doit être jugée devant la juridiction compétente territorialement, c’est-à-dire là où les faits ont été commis ou le mis en cause réside. Problème : Bastien Vivès réside à Paris et a créé ses bandes dessinées chez lui. Même écueil pour les maisons d’édition, dont les sièges sociaux se trouvent à Grenoble et Bordeaux. Les éditions Glénat ont bien un «établissement secondaire» à Issy-les-Moulineaux, dans les Hauts-de-Seine, mais la jurisprudence n’a jusqu’à présent jamais assimilé un établissement secondaire à un siège social. Un «charabia judiciaire» compliqué à comprendre pour le profane, convient la présidente Céline Ballerini, avant de rendre sa décision peu après 15 heures. Elle déclare qu’«aucune pièce du dossier ne permet de dire» que les faits poursuivis «se sont tenus dans les Hauts-de-Seine». La magistrate déclare par conséquent le tribunal de Nanterre «incompétent» et «renvoie l’affaire au parquet». Après deux ans et demi de procédure, n’aurait-on pas pu se poser la question avant?