Vue du ciel, elle ressemble à un sourire. Un trait fin et régulier, bordé de bleu. Devant la ville de Nice (Alpes-Maritimes), une partie de la célèbre baie des Anges pourrait devenir une aire marine protégée. Nice, c’est là, où se prépare la Conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC), qui se tiendra du 9 au 13 juin. Là aussi, où la présence de l’Homme s’est étendue presque partout, à terre comme en mer.
Ce projet est porté par une volonté politique locale. “Le contexte international était déjà très présent en 2020, quand j’ai commencé à le coordonner, détaille Aurore Asso, conseillère municipale niçoise. On ne parlait pas de UNOC à Nice, mais des ODD, objectifs de développement durable pour le milieu marin !”
L’élue défend l’idée d’une “vie commune entre les hommes et la mer”, en admettant que la difficulté est “décuplée pour une ville de 350 000 habitants, comme Nice”. Alors, que reste-t-il à protéger là où les espèces sauvages, comme les écosystèmes naturels, n’ont cessé de régresser sous la pression des activités humaines ?
La nuit, les poissons de fond
Le chercheur Benoît Dérijard connaît bien ces eaux. “Cette zone n’est pas dénuée d’intérêt, défend l’écologue au laboratoire Ecoseas à l’Université Côte d’Azur. Nous en avons fait l’inventaire de biodiversité, depuis l’embouchure du Var, jusqu’à la limite de Villefranche-sur-Mer.” Poulpes, seiches, raies et autres mollusques marins, comme les gastéropodes, peuplent ces eaux.
“La nuit, vous y voyez plein de poissons de fond qui viennent chasser.” Avec de vastes étendues sableuses, le secteur n’est pas des plus riches, mais “il y a un intéressant herbier de cymodocées”, ces plantes à fleurs qui servent d’habitat aux jeunes poissons, dont la croissance capte le carbone dissous dans l’eau. Leurs rhizomes et racines, qui forment d’épaisses mattes, stockent davantage de carbone qu’une forêt tropicale. C’est un puissant puits de carbone bleu.
« Les plus jolis », aux yeux du scientifique, sont les secteurs rocheux comme Rauba Capeu, « des refuges où les juvéniles de toutes les espèces se régalent et peuvent se planquer dans les anfractuosités, à l’abri des prédateurs ».
Plus à l’ouest par contre, les fonds se résument à un plateau artificiel de plusieurs kilomètres, gagné sur la mer, pour construire les pistes de l’aéroport de Nice. Est-ce un contresens d’y localiser une aire marine protégée ? “Les gravats ont été colonisés, c’est assez poissonneux, nuance le chercheur. C’est d’ailleurs la zone la plus pêchée.”
“Oui, le paradoxe, c’est qu’il y a de la vie”, enchaîne Aurore Asso.
Le laboratoire Ecoseas de l’Université Côte d’Azur a conduit des inventaires de biodiversité dans la baie des Anges. Benoît Derijard, Laboratoire Ecoseas Université Côte d’Azur
Autre site étonnant, “des tombants de coralligène”, décrit l’élue et ex-championne d’apnée française, ce sont parmi les écosystèmes les plus riches de Méditerranée. “En plein cœur de ville, devant le boulevard de la Promenade des Anglais, c’est incroyable, d’avoir cette richesse.”
Comment juxtaposer dans une même aire marine protégée des sites de valeur écologique si disparates ? “Faut-il faire des aires marines protégées dans des sites sanctuaires que l’Homme n’a jamais touchés ? réagit Aurore Asso. Ou bien dans des sites anthropisés (c’est-à-dire changés par les activités humaines, ndlr) ? Les deux, il faut faire les deux. Nous n’avons pas d’autre choix. Mais bien sûr, ce ne seront pas les mêmes gestions.”
Agir “dans une zone de fortes pressions”
D’ores et déjà, le principe d’une protection à des degrés variables semble acté. “Ces périmètres pourront être effectivement divisés en sous-périmètres à niveaux différents de protection”, expose la préfecture maritime de Méditerranée.
La question de la gouvernance des aires marines protégées est au cœur des études de la géographe Anne Cadoret, qui a été consultée aux débuts du projet niçois. “C’est d’ailleurs très intéressant que ce soit en zone de très fortes pressions, jauge-t-elle, car de nombreux leviers peuvent être activés pour une gestion plus soutenable. Sur terre comme en mer.”
La France, en retard
Dans son ambition de protéger 30 % de ses espaces maritimes, dont 10 % en protection forte d’ici 2030, la France est très en retard. Sur le papier, un quart de la façade maritime méditerranéenne est couvert par une aire protégée, d’un type ou d’un autre (1). Mais les zones de protection forte ne sont qu’une goutte d’eau, avec 0,22 % de cet espace maritime.
“Si vous choisissez une zone propice, et que vous la protégez, en quatre ou cinq ans, vous allez multiplier la biomasse des poissons par cinq, voire par sept, souligne Benoît Derijard. Et des zones riches, sur tout le littoral il y en a plein.” Au bénéfice d’une biodiversité qui peut ensuite prospérer, bien au-delà, ce qu’on appelle “l’effet réserve”.
Dans le parc national de Port-Cros (Var), fondé il y a plus de 60 ans, les poissons juvéniles sont plus abondants que partout ailleurs en Méditerranée française. Le mérou, quasi disparu, est désormais abondant (plus de 800 spécimens décomptés en 2020). Dans la réserve naturelle nationale de Cerbère-Banyuls (Languedoc-Roussillon), les espèces rares comme le mérou, le corb, la daurade, sont redevenues fréquentes. Mais à condition d’être dans la zone de protection la plus forte.
1. Rapport de l’UICN, l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, 2022, chiffre hors Pelagos.