Par
Emilie Salabelle
Publié le
29 mai 2025 à 11h32
Regard azur, mèches blanches étincelantes et mise soignée, Philippe Perrin a tout du fringant soixantenaire aisé. Difficile d’imaginer, derrière ce citadin au sourire affable et à la conversation facile, les épreuves qui ont marqué un tournant définitif dans sa vie. En 2018, sa femme Patricia est diagnostiquée à 55 ans d’un Alzheimer précoce. Le mari endosse le difficile rôle d’aidant, comme un Français sur cinq, selon les chiffres du gouvernement. En amont des Entretiens d’Alzheimer, événement organisé par la fondation Recherche Alzheimer qui réunira à Levallois le 2 juin 2025 chercheurs, neurologues et professionnels de santé, il nous raconte ce bouleversement personnel, familial et professionnel, et sa manière de vivre cette tempête sans s’y noyer.
Des petits détails passés inaperçus
« Avant la maladie, nos vies étaient d’un grand classicisme et d’un grand bonheur », lâche en préambule cet habitant du 7e arrondissement de Paris. Philippe et Patricia se rencontrent à Sciences Po. Un mariage, trois enfants, des carrières brillantes dans l’industrie cosmétique pour lui, le secteur financier pour elle… Tout sourit au couple.
Dans cette félicité familiale, la maladie arrive sur la pointe des pieds. Les premiers signes passent inaperçus : la même question posée trois fois en une heure, puis en trente minutes. Un voyage à Dijon qui finit à Bourg-en-Bresse. Un portefeuille oublié en revenant des courses. Des détails, vite envolés dans le tourbillon du quotidien. « J’ai du mal à me souvenir de ce qui a vraiment déclenché mes inquiétudes. Patricia travaillait normalement, elle était parfaitement autonome. Tous ces indices s’échelonnaient sur un temps long », remonte Philippe Perrin.
« Dans le déni »
En 2015, à 52 ans, Patricia subit une récidive d’un ancien cancer du sein. Ablation, anesthésies générales, reconstruction, choc émotionnel… Sous le coup de cette épreuve, son autre maladie se libère. Les digues lâchent, se souvient Philippe Perrin. « Ça a été plus rapide, plus visible, avec des confusions multiples, des difficultés à se repérer dans Paris, un abattement brutal ». Mais le chemin est encore long avant de mettre un mot sur le mal. Sa famille la croit atteinte d’une dépression sévère. « Patricia était probablement dans le déni, et moi, je ne voulais pas voir que ça n’allait pas ».
En 2016, il se résout, sur les conseils d’un ami médecin, à demander de nouveaux avis médicaux. « C’est une dimension de l’aidant redoutable : c’est vous qui tendez le bâton pour vous faire battre ». Les inquiétudes sont fondées. Un long et pénible parcours de diagnostic s’engage.
Philippe Perrin accompagne sa femme, de plus en plus confuse, à tous ses rendez-vous médicaux. Il doit quitter son travail en 2018. « On bascule dans une autre catégorie, de paperasses, de démarches auprès de la MDPH [maisons départementales des personnes handicapées, NDLR], de demandes d’aides. La maladie fait soudain partie de la vie, alors que vous n’avez même pas encore toutes les informations sur elle », glisse le sexagénaire. Une torture, raconte-t-il, avant de nuancer. « Dans notre malheur, on est vernis. On a de bons jobs. Ça nous a permis de mettre de l’argent de côté pour les coups durs ».
Tous les trois mois, il assiste aux tests cognitifs de Patricia. Un vertige. « Je la voyais buter sur des choses très simples. Plus ça avançait, plus je m’enfonçais dans mon siège. Elle se tournait vers moi pour que je l’aide à répondre. C’était à la fois terrifiant et touchant. Peu importe comment s’appelait la maladie, je comprenais qu’on était déjà dans le dur ». Fin juin 2018, deux ans après les premiers examens, « une dégénérescence cérébrale de type Alzheimer » est confirmée. Après tant d’attente, le diagnostic arrive presque comme une libération.
« Sortir du huis clos »
Patricia a 55 ans, et donc, un Alzheimer précoce. « Le soir, quand on se couchait, elle se tournait vers moi en larmes, me demandait ce qu’elle allait devenir, comment on allait faire », raconte Philippe Perrin. La progression rapide de la maladie oblige à s’adapter.
Refusant la solution d’un hôpital de jour, il organise à domicile une organisation autour de sa conjointe. D’abord, une équipe d’amies et membres de la famille se met sur pied pour se relayer et prendre en charge la malade le mercredi après-midi, le temps d’une sortie. « Puis, la maladie avançant, j’ai monté une armée de trois personnes pour la prendre en charge de 9 heures du matin jusqu’à 7 heures du soir. Ensuite, je prenais le relais ».
Philippe Perrin reprend partiellement une activité professionnelle en free-lance, dépanne des amis, partage leurs bureaux. Une échappatoire salutaire, raconte-t-il. « C’est important pour ceux qui aident de ne pas être seul, de pouvoir sortir de ce huis clos pour se mettre dans le flux de la vie quotidienne. Sinon, vous devenez dingue, surtout avec cette maladie sans issue. Plus elle avance, plus votre femme devient une autre personne. Les tête-à-tête sont pesants. C’est une rupture majeure dans la vie d’un couple. En 2018, ça faisait 31 ans qu’on était mariés, avec un héritage, des repères communs. Tout ceci n’est plus partagé de la même façon. Le fonctionnement, les repères, les souvenirs déraillent. »
« J’ai mis des garde-corps à tous les escaliers »
Peu sujette aux troubles de mémoire, Patricia perd en revanche rapidement en autonomie. « C’est terrorisant, car on ne peut pas s’empêcher de se projeter », décortique son époux. Au milieu de l’été 2020, elle sombre dans une « dégringolade invraisemblable ».
En deux mois, c’est la descente aux enfers. « J’ai transformé notre maison en maison de malade, j’ai mis des garde-corps dans les escaliers. Patricia, qui s’est mise à se lever et à marcher toute la nuit, avait failli s’y précipiter. Je ne dormais plus, je paniquais quand je m’écroulais une heure. » De soudains et imprévisibles accès de violences finissent par rendre la situation dangereuse. En septembre 2020, Patricia est placée dans un Ehpad spécialisé sur la maladie d’Alzheimer à Garches.
« On n’a plus la vie d’un couple »
« Elle a mis un an à s’y habituer. Mais c’est un endroit formidable. Les chambres sont ouvertes, les résidents vont et viennent, profitent du jardin. Aujourd’hui, elle est là-bas chez elle, les gens là-bas sont devenus sa famille. Au fond, même si elle ne parle plus de manière intelligible, son caractère n’a pas changé. Elle reste la personne empathique, tournée vers les autres qu’elle a toujours été », décrit l’homme qui a partagé sa vie, soulagé de la savoir apaisée et à l’abri.
Désormais, il lui rend visite une fois par semaine. « Il faut que ma vie, celle de mes enfants continue à côté. Patricia reste dans ma vie en permanence, il y a toujours autant d’amour. Mais pas de la même façon. On ne vit plus ensemble, on n’a plus la vie d’un couple. » Au milieu de ces réajustements, les parents sont devenus grands-parents. Des émotions très fortes ont surgi au moment des présentations du bébé à Patricia. « Les souvenirs qu’on construit ne s’arrêtent pas au jour où elle est rentrée là », défend Philippe Perrin, sans édulcorer les moments de détresse. « Alzheimer, c’est un deuil permanent du quotidien. Je ne le souhaite à personne. Mais je ne veux pas faire de la maladie le drame majeur de mon existence. Si la vie est dure, elle peut continuer à être belle ».
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