Contre toute attente, les services secrets russes ne forgeaient pas de faux papiers : ils créaient de fausses identités… avec de vrais papiers officiels brésiliens. Au Brésil, ils ont exploité les failles d’un système administratif fragmenté et vulnérable, où dans certaines régions, deux témoins suffisent pour déclarer une naissance, révèle une enquête du Washington Post. Cela a permis aux agents russes de construire une existence crédible : carte d’électeur, diplôme universitaire, voire même un passé militaire. Une couverture idéale pour s’intégrer en société, mener des projets professionnels… et même tisser des liens sentimentaux.
Sergey Cherkasov, alias Victor Muller Ferreira, était l’un d’entre eux. Son acte de naissance – pourtant authentique — indiquait une naissance à Rio en 1989 d’une mère bien réelle… qui n’a jamais eu d’enfant. Finalement condamné à 15 ans de prison pour « usage de faux documents », la Russie avait tenté de « le faire passer pour un trafiquant de drogue afin d’obtenir son rapatriement », en vain.
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L’objectif affiché : devenir « brésilien », pour s’infiltrer ailleurs
Une opération spectaculaire, mais surtout à très haut risque. L’objectif ? Non pas d’espionner le Brésil lui-même, mais y forger de nouvelles vies crédibles pour des gens appelés à infiltrer d’autres pays cibles : États-Unis, Europe ou Moyen-Orient. Une fois leur couverture brésilienne solidifiée, ces espions ambitionnaient d’entamer leur « vrai travail ». Ce fut le cas pour Sergey Cherkasov, qui ambitionnait d’effectuer un stage à la Cour pénale internationale aux Pays-Bas, alors que l’institution enquêtait sur les crimes russes en Ukraine.
Artem Shymyrev faisait partie de ceux qui s’impatientaient de « faire du vrai espionnage ». Cet espion russe parle portuguais, avec un « léger accent » qu’il attribue à une enfance en Autriche. Il dirige une entreprise d’impression 3D prospère, est présenté comme un « dur travailleur », parvenant même à décrocher des contrats avec l’armée – sans jamais entrer sur les bases militaires. Il avait même audacieusement plaisanté sur « l’espionnage industriel », rapporte le Washington Post. Après des interactions numériques à sa femme – aussi espionne –, les autorités brésiliennes sont remontées jusqu’à lui. Les preuves se sont accumulées contre lui, mais il a finalement quitté le pays avant qu’un mandat soit émis. Il n’est jamais revenu, rapporte le média.
Du registre civil aux écoutes : la traque des agents infiltrés
Sans le savoir, ces agents russes opérant sous de fausses identités brésiliennes étaient dans le viseur des services de renseignement locaux, qui ont méthodiquement déjoué les plans. En 2020, un fonctionnaire de l’État civil repère une anomalie troublante : un acte de naissance enregistré en 2004 est associé à une femme décédée… sans enfant. Une incohérence transmise à l’Agence brésilienne de renseignement (Abin), qui ouvre discrètement une enquête.
En croisant les données, comme le révèle le Washington Post, les enquêteurs identifient d’autres profils suspects : des individus sans trace numérique avant 2004 : un signal d’alarme pour des identités fabriquées. L’Abin passe alors à l’offensive, plaçant plusieurs suspects sous surveillance électronique et physique. Une traque méthodique qui a permis de démasquer certains espions… sous leur véritable nom russe.
Des renseignements russes en Europe
L’ambition du Kremlin n’étant pas de s’implanter au Brésil, son objectif était de viser plus haut – une ambition finalement rapidement écourtée. Les services secrets russes opèrent aussi à grande échelle en Europe – avec l’ambassade de Russie à Bruxelles comme épicentre de leurs activités. Ciblant principalement l’Union européenne et l’OTAN, cette plateforme diplomatique dissimulerait en réalité un hub d’espionnage majeur, selon plusieurs renseignements occidentaux.
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, la Belgique a procédé à une vague massive d’expulsions de « diplomates » russes, suspectés d’être des agents de services de renseignement. Le Monde rapporte que depuis la guerre froide, près de 750 diplomates russes ont été expulsés des pays de l’OTAN, dont 40 en France.
Mais les méthodes ne se limitent pas à l’infiltration bureaucratique. Entre 2023 et 2024, une série d’incidents suspects ont alerté les services européens : incendies et explosions dans des centres logistiques (DHL en Allemagne), sabotages d’infrastructures critiques (réseaux hydriques, câbles sous-marins), brouillage GPS…
Si le Brésil a su démanteler une partie du réseau grâce à une traque minutieuse, l’Europe reste un terrain de jeu complexe pour les espions russes. Moscou semble employer une stratégie multiforme. Une certitude : le conflit en Ukraine a accéléré la chasse aux agents russes en Occident. Mais leur capacité à s’adapter à tous les scénarios, comme au Brésil, prouve que le duel entre services secrets est loin d’être terminé…