Vous entrez en fonction ce 30 mai pour 3 ans, comment envisagez-vous votre exercice de la présidence de la Cour ?
«C’est un grand honneur pour moi d’accéder à ces fonctions. Être élu pour un mandat entier de trois ans* est un atout, un gage de stabilité pour la Cour. Cela donne un horizon suffisant pour pouvoir engager certains chantiers et s’assurer de leur mise en œuvre. J’entends mener une action reposant sur les trois axes suivants : efficacité, visibilité, responsabilité. Dans les temps que nous traversons, la Cour doit être à la fois visible et reconnue».
Votre prédécesseur Marko Bosnjak nous disait justement en janvier que la CEDH devait « sortir de sa tour d’ivoire » , c’est aussi votre intention ?
«Je partage pleinement cet objectif et je m’inscris dans la continuité de Marko Bosnjak. La Cour a besoin de stabilité, mais aussi de continuité et de cohérence. C’est impératif pour faire fructifier l’héritage précieux qu’est la Convention européenne des droits de l’homme dont nous fêtons les 75 ans cette année. Elle a été signée en 1950, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et alors que l’Europe se divisait en deux blocs. Il s’agissait d’assurer la paix et la justice sur notre continent grâce à cet instrument de l’humanisme juridique. La Convention est à la fois l’expression d’un nouveau départ après la barbarie du nazisme et du fascisme, et un rempart contre le totalitarisme communiste.
La Convention, « nouveau départ après la barbarie nazie et fasciste, et rempart contre le totalitarisme communiste »
À cet égard, elle vise à assurer la protection des droits de l’homme et des valeurs sur lesquelles ils reposent. Son application effective est une « responsabilité partagée », pour reprendre une notion chère à l’ancien président de la Cour Jean-Paul Costa **. La Cour de Strasbourg, les autorités nationales et les juridictions internes des 46 États membres du Conseil de l’Europe forment ensemble les pièces d’un même puzzle au service de la protection des droits fondamentaux et de l’État de droit.
Dans ce cadre, la Cour doit jouer tout son rôle, mais rien que son rôle : elle est l’organe judiciaire du Conseil de l’Europe, dont les États ont souverainement accepté la supervision. Elle intervient à son tour, après les juges internes, et à sa place, en laissant aux États une certaine marge d’appréciation».
La Cour est de plus en plus contestée, y compris en France. Et on constate que, même ici à Strasbourg, votre travail est souvent mal connu et compris…
«Si les gens ne savent pas à quoi sert la Cour, c’est compliqué de susciter leur adhésion. Or nous avons besoin de cette adhésion, nous avons besoin d’ambassadeurs de la cause des droits de l’homme. Alors nous devons faire œuvre de pédagogie et mener notre mission judiciaire en toute transparence.
Des portes ouvertes à la Cour le 21 septembre
Il faut incarner l’institution. La justice est rendue par des personnes humaines pour des personnes humaines, et il faut rendre visible cette dimension. Alors, il est très important d’être accessible et de rencontrer le public, et cela commence à l’échelle locale, ici à Strasbourg. Le dimanche 21 septembre prochain, des portes ouvertes seront organisées au Palais des Droits de l’Homme (les dernières avaient eu lieu en 2019, les précédentes en 2009, ndlr). J’espère que les gens viendront nombreux».
Que répondez-vous à quelqu’un qui vous dit « la CEDH ne sert à rien » ?
«Les décisions de la Cour ont conduit à l’abolition des châtiments corporels à l’école, à la fin de la pénalisation des relations homosexuelles, à la fin du traitement discriminatoire, en matière d’héritage, des enfants nés hors mariage, au droit à un avocat dès la première heure de garde à vue, ou encore à la disparition du devoir conjugal.
Depuis sa création en 1959, la Cour a traité plus d’un million d’affaires. Elle peut être directement saisie par des particuliers, pour des litiges qui touchent à leur vie quotidienne et portent sur des questions très concrètes. Les arrêts de la Cour sont obligatoires et les États se sont engagés à les respecter. Ainsi, en tranchant des cas particuliers, la Cour contribue à élever le niveau de protection des droits à l’échelle de toute l’Europe.
La Convention est un « instrument vivant ». Ses rédacteurs, il y a 75 ans, ont délibérément défini de manière large les droits fondamentaux et universels qui y sont énoncés. Cela permet aujourd’hui à la Cour d’appliquer la Convention à des situations qui n’étaient pas imaginables en 1950, comme le changement climatique ou la surveillance de masse».
Mais, qu’il s’agisse des questions intimes ou des sujets de plus grande ampleur (sur l’immigration, lire notre encadré) , l’évolution de l’interprétation de la Convention vous est souvent reprochée…
«Nous traitons des questions que les gens viennent nous poser. Nous n’imposons pas de modèle : la Cour ne cherche pas à uniformiser le droit en Europe, au contraire elle puise aux sources de la « biodiversité » juridique et culturelle des différents États.
Dans les affaires portant sur des sujets de société, la Cour cherche toujours si un consensus existe en Europe. Un exemple : une personne biologiquement intersexuée (c’est-à-dire dont les caractéristiques biologiques ne permettent pas de l’identifier clairement ni comme un homme ni comme une femme, ndlr)nous avait saisis parce que le genre neutre n’existe pas à l’état civil en France. Dans son arrêt, la Cour n’a pas condamné la France, parce qu’il n’y a pas de consensus sur ce sujet : très peu de pays en Europe reconnaissent un troisième genre. Selon nous, c’est donc à l’État de décider comment faire évoluer le droit national. Idem pour la question de la fin de vie. Dans ces cas, la Cour laisse une marge d’appréciation aux États et rappelle que ce sont les législateurs nationaux qui ont la légitimité démocratique directe pour traiter de ces questions».
On entend justement souvent un discours opposant “les juges” à la démocratie …
«Il s’agit d’un contresens absolu. Je tiens tout d’abord à souligner que les juges de la Cour de Strasbourg sont élus par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui est composée de parlementaires des 46 États membres. D’une manière plus générale, il faut rappeler que la justice est l’un des piliers de la démocratie. La séparation des pouvoirs (le législatif, l’exécutif et le judiciaire), c’est à la fois l’équilibre entre les pouvoirs, sans hiérarchie ni concurrence, et leur complémentarité.
En contribuant à la protection de l’État de droit, les juges font vivre la démocratie. Cela signifie que la volonté de la majorité ne doit pas aboutir à nier les droits de la minorité ou des minorités. Il existe aussi un certain nombre de droits fondamentaux qui ne peuvent en aucun cas être remis en cause, même par une majorité, comme la prohibition de l’esclavage et de la torture.
« Rien n’est jamais acquis. Mais rien n’est jamais perdu non plus »
Une telle sanctuarisation est le fruit de l’Histoire. Il y a 75 ans, il s’agissait “d’éviter le retour de l’épouvante”, comme le disait Pierre-Henri Teitgen, qui fut l’un des rédacteurs de la Convention puis juge français à la Cour. Pour éviter le retour à la barbarie, ils ont donc énoncé le droit à la vie, à la dignité, l’interdiction de la torture, l’interdiction de la détention arbitraire, ainsi que les droits qui fondent une société démocratique : la liberté d’expression, le respect du pluralisme…»
Mais les pères fondateurs avaient été personnellement épouvantés par ce qu’ils avaient vu et vécu avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, la plupart d’entre nous en Europe ne sont plus personnellement épouvantés. Est-ce pour cela que nous perdons la notion de l’importance de ces droits ?
«Je pense qu’il y a toujours aujourd’hui de quoi être épouvanté. L’humanité a toujours été confrontée à des situations épouvantables, mais elle a tout de même progressé. Le contexte actuel marqué par les crises et le retour de la guerre en Europe appelle à une grande vigilance. Rien n’est jamais acquis. Mais rien n’est jamais perdu non plus. L’optimisme de la volonté guide mon action. Et je suis confiant : la Cour est forte de 46 juges et 700 membres du greffe dont je salue l’engagement. Grâce à la mobilisation des consciences et des bonnes volontés, les idéaux de paix et de justice que nous poursuivons finiront par être atteints».
Mais l’on constate aujourd’hui beaucoup de « mauvaise volonté » de la part de certains dirigeants, aux États-Unis mais pas seulement, qui veulent au contraire s’affranchir de toute forme de règle et de principe de droit…
«L’érosion de l’adhésion aux valeurs qu’on pensait acquises est certaine. C’est pour cela que nous avons un devoir redoublé de nous faire entendre et comprendre. Il faut rappeler que le droit est fait pour les gens. Sans le respect des règles et des procédures, c’est la brutalité, les rapports de force, la violence et le chaos qui triomphent. Le droit et la justice permettent de rétablir la paix sociale par la recherche apaisée du juste équilibre. À ce titre, la Convention est un outil précieux. Son préambule nous invite à « sauvegarder et développer les droits de l’homme et les libertés fondamentales ». C’est la mission qui nous a été confiée. Nous allons poursuivre la tâche».
* Contrairement à ses quatre prédécesseurs directs, dont le mandat comme juge, de 9 ans non renouvelable, a échu en cours de présidence. **Jean-Paul Costa a été le deuxième Français à présider la CEDH (2007-2011). Le premier a été René Cassin (1965-1968), prix Nobel de la paix 1968 pour, notamment, sa participation à la rédaction de la Convention. Mattias Guyomar est le troisième.