En 2022, alors qu’il était ministre de l’Intérieur, il avait dit… non. Aujourd’hui, à la justice, il dit oui. « Il faut des caméras intelligentes qui reconnaissent les personnes », a plaidé Gérald Darmanin sur RTL, le 23 mai. Le garde de Sceaux précise même qu’un groupe de travail va être mis sur pied afin de trouver un cadre légal pour introduire cette technologie controversée dans la législation. Pour lui, la reconnaissance biométrique (1) peut être une arme d’une redoutable efficacité, notamment dans la lutte contre le narcotrafic.

Dans les Alpes-Maritimes, la drogue gangrène certains territoires, comme à Nice, dans le quartier des Moulins, à l’est à L’Ariane et Bon-Voyage, ou encore aux Hauts-de-Vallauris (ex-La Zaïne) et La Frayère à Cannes. Cette technologie repose sur des caméras de surveillance déjà installées dans l’espace public.

Interdit pour authentifier, identifier, suivre

Aujourd’hui, la reconnaissance faciale est interdite pour authentifier, identifier ou suivre un individu dans l’espace publique. Le Règlement européen général sur la protection des données (RGPD) prohibe le traitement de toutes les informations considérées comme « sensibles » sans l’approbation de la personne concernée. Le visage est une de ces données. Ça ne veut pas dire que la reconnaissance biométrique est totalement absente en France. Le dispositif de passage rapide aux frontières extérieures, appelé Parafe, permet, par exemple, le contrôle automatisé des voyageurs qui entrent ou sortent de l’espace Schengen. Ils ont le choix de préférer un passage « manuel ». Des tests ont également été réalisés.

Expérimentation en 2019 lors du Carnaval de Nice

Pendant les Jeux olympiques et paralympiques de Paris, certains dispositifs impliquant l’utilisation de données personnelles ont été instaurés. La reconnaissance faciale avait finalement été exclue. L’expérimentation de la vidéosurveillance algorithmique était circonscrite à la détection de comportements ou événements « suspects », comme un mouvement de foule ou un objet abandonné.

À Nice, en 2019, c’est bien un dispositif de reconnaissance biométrique qui avait été testé lors du Carnaval. Une première en France. Le maire avait loué le bilan de l’expérimentation, jurant qu’il avait été couronné de succès. La Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés), qui avait autorisé cet essai, s’était montrée bien plus réservée sur les résultats qui n’avaient pas permis, selon elle, de dégager « une vision objective de cette expérimentation et un avis sur son efficacité ».

Sécurité VS éthique

Nice, laboratoire géant des expérimentations en tout genre lorsqu’il s’agit de caméras « augmentées », ferraille avec la Cnil qui se borne à rappeler la loi.

La Ligue des droits de l’homme et Amnesty international se positionnent, elles, sur l’éthique: la sécurité prime-t-elle sur les libertés individuelles? Pour ces associations, la réponse est négative. Erreurs et discriminations, ingérence dans la vie privée des citoyens, abus d’autorité: elles dénoncent le risque d’atteinte aux droits fondamentaux. En 2021, La Quadrature du net, association de défense et de promotion des droits et libertés sur Internet, a lancé une pétition européenne contre la surveillance biométrique.

Ligue des droits de l’homme: « le danger est potentiel »

 » Ce sont les conservateurs qui plaident en faveur de la reconnaissance faciale », entame Henri Busquet, secrétaire de la section niçoise de la Ligue des droits de l’homme. Et par conservateurs, il vise la droite et l’extrême droite. « La reconnaissance faciale va se heurter au RGPD qui interdit la collecte de données, sans le consentement. Même s’il est vrai que la directive Police-Justice, adoptée au niveau européen, sous la pression de la France d’ailleurs, a ouvert une porte. » Une porte qu’il ne veut absolument pas voir s’ouvrir. « Parce qu’il n’y aura plus aucune intimité possible dans l’espace publique », redoute Henri Busquet. Et surtout, articule le militant: « Si un jour on est un peu moins en République, vous avez posé les briques d’un outil qui pourra être mal utilisé, un danger potentiel. » Le secrétaire de la LDH ironise: « Vous entendez souvent: “La sécurité, c’est la première des libertés. » Avec ce raisonnement, la Corée du Nord devient le pays le plus libre du monde ».

Nice et la Cnil à couteaux tirés

Nice ne cesse de se faire taper sur les doigts lorsqu’elle veut expérimenter une technologie sécuritaire, via la vidéosurveillance. La Cnil n’est pas avare de cartons rouges. Et pas seulement sur la reconnaissance faciale. Dernier en date: le gendarme de la vie privée a exigé, le 25 mai, que la Ville désactive le système qui permettait à 77 caméras de repérer devant les écoles, sans l’aide d’une personne physique, un véhicule trop longtemps en stationnement. En 2018, la Région Sud s’était vue retoquer l’installation à titre expérimental de caméras de reconnaissance faciale à l’entrée de deux lycées, à Nice et Marseille.

Nice et la Région Sud veulent intégrer le comité de travail

Alors, les annonces de Gérald Darmanin enthousiasment le maire de Nice. « La ville et la Région ont demandé à participer au groupe de réflexion, révèle Christian Estrosi. Il y a une vraie volonté, cette fois, d’avancer. Nous avons espoir que ça aboutisse. Et puis sur ce sujet, le ministre de la Justice est en phase avec le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, ce qui n’était pas le cas de l’ancien garde des Sceaux. La Cour des comptes est venue nous auditionner plusieurs fois, notamment sur la reconnaissance faciale. Les lignes bougent. »

Tremble, narcotrafic?

La reconnaissance faciale, un outil efficace pour gagner la guerre contre la drogue? Lutter contre la criminalité organisée, comme l’assure Gérald Darmanin? « Il a raison, mais il y a tellement de blocages idéologiques, que je ne partage pas, que je doute qu’on puisse arriver à très court terme à mettre en place, même si je le souhaite, la reconnaissance faciale, notamment sur le narcotrafic, désespère le premier adjoint au maire de Nice en charge de la Sécurité. Je pense aussi aux personnes recherchées pour terrorisme, c’est sans doute par là qu’il faudrait commencer. Avec un contrôle de l’autorité judiciaire, bien sûr. »

Utile aux Moulins sur des individus identifiés

Anthony Borré illustre: « Aux Moulins, j’ai des remontées d’informations de la police nationale, de la municipale et de Gaida [les vigiles privés du bailleur social et la Ville] sur trois ou quatre individus pris régulièrement sur les points de deal. C’est assez régulier qu’on nous dise qu’il serait utile de savoir ce qu’ils font, où ils vont et qui ils fréquentent dans le cadre du réseau, afin d’identifier leur place dans la pyramide du trafic. »

La reconnaissance faciale pourrait être autorisée sur réquisitions, sur un territoire et pendant un temps donnés. « Ça permettrait un contrôle en amont, pendant, et un suivi ensuite de la récolte de données », suggère le premier adjoint à la Sécurité.

« Ça peut être un cadre… intéressant. La seule difficulté, c’est que la reconnaissance faciale va nécessiter de stigmatiser un certain nombre de personnes, relativise de son côté Jean-François Illy, ancien patron des policiers nationaux pour les Alpes-Maritimes. Si on n’a pas de cadre légal strict, comment je fais pour stigmatiser M. X qui va dans la maison de M. Y? Comment je fais pour dire qu’il le fait dans le cadre d’un trafic de stupéfiants? »


La reconnaissance faciale, un outil efficace pour gagner la guerre contre la drogue? Photo Jacob Wackerhausen/Istock.

Sauver des vies en cas d’urgence

L’ex-directeur départemental de la Sécurité publique estime que  » Le seul intérêt de la reconnaissance faciale, c’est d’être sûr que telle personne est à tel endroit, ensuite il faut monter la procédure. » Jean-François Illy évoque aussi les situations d’urgence, s’il s’agit par exemple de sauver des vies: « La reconnaissance faciale n’a d’intérêt que pour la rapidité dans l’exécution des services de police. Après, il faut y mettre derrière les enquêteurs et les moyens pour le faire ».

La Chine, une « contrôlocratie »?

Tous fichés en Chine? C’est en tout cas le pays du monde où cette technologie est la plus utilisée et développée. 80% des publications scientifiques relatives à la reconnaissance faciale proviennent de Chine. Elle y est utilisée pour tout… ou presque. Dans l’espace public, mais aussi pour payer des factures, accéder à des bâtiments, ou retirer de l’argent. Jusqu’à plagier le meilleur film de science-fiction?

En 2017, Le Monde indiquait qu’à Shenzhen, la métropole qui fait face à Hong Kong, le visage des piétons traversant au feu rouge apparaît sur un écran géant au coin des carrefours. Plus cocasse, des toilettes publiques à travers le pays sont équipées d’un distributeur de papier toilette à reconnaissance faciale pour lutter contre les abus: pas plus de 60cm toutes les neuf minutes pour une même personne. Une dystopie contemporaine?

1. La biométrie est l’ensemble des techniques informatiques permettant de reconnaître automatiquement un individu à partir de ses caractéristiques physiques, biologiques, voire comportementales.