"Un père", le nouveau roman graphique très personnel de Jean-Louis TrippLe père de Jean-Louis Tripp était un homme tantôt flamboyant, tantôt pathétique, et parfois les deux à la fois. Bref, un homme. ©Casterman

Son père, donc. Une figure complexe, le daron : un communiste convaincu, qui emmena la petite famille camper en RDA ou en Roumanie à l’époque du rideau de fer. Un être tantôt flamboyant, tantôt pathétique, que Jean-Louis Tripp nous présente comme tel. Si bien qu’on en vient à se demander ce qu’il lui reproche, au fond, pour le « tuer » aussi proprement. « Rien de précis, rétorque l’auteur, 67 ans. Ce livre, c’est même une façon de dire  »je t’aime » alors que je ne lui ai jamais dit de son vivant. Lui non plus, d’ailleurs. »

À travers lui, et ces pages qu’il considère comme « les plus universelles qu’il ait jamais écrites et dessinées, parce que tout le monde est né de quelqu’un », il montre, de fait, combien un père (ou une mère) n’est jamais vraiment prêt(e) à l’être. Et que lorsque l’on retire les œillères de l’enfance, on s’aperçoit, à notre grand effroi, qu’il n’était pas parfait : « J’ai tout compris le jour où un psy m’a dit :  »Il faut comprendre que vos parents sont de pauvres gens ». Et il avait raison : les parents font d’abord ce qu’ils peuvent, il n’existe pas d’école de parents. Il faut se débrouiller. Prenez ma mère : elle avait 20 ans quand je suis né, et venait de commencer à enseigner. Elle est passée directement de l’école au monde du travail, avec un gosse en bas âge sur les bras, sans transition. »

Alors, forcément, parfois, on commet des erreurs.  Comme cette nuit où le petit Jean-Louis s’est réveillé seul dans une maison désertée par ses deux parents, en pleine dispute conjugale (« je me suis senti abandonné, ça m’a longtemps poursuivi »). Ou lorsque, parce que lui et son cousin avaient raté le dernier train, son père les avait autorisés à… bivouaquer une nuit entière, à 12 ans seulement, en pleine montagne : « Si vous faites ça aujourd’hui, vous allez en taule pour maltraitance, direct, se bidonne le dessinateur français, à qui l’on doit aussi Les vents ovales. Mais mon père était un instinctif, et le monde a changé. En outre, cette nuit a fait beaucoup pour notre confiance en nous : 55 ans plus tard, ça reste un souvenir incroyable. »

"Un père", le nouveau roman graphique très personnel de Jean-Louis TrippC’est aussi un monde qui a disparu, et dans lequel les enfants bénéficiaient d’une grande liberté, que nous décrit ce magnifique ouvrage ©Casterman »Sois gentil avec ton père… »

Les choses se compliqueront ensuite, lorsque l’heure de prendre son indépendance se présentera. Avec les malentendus que cela peut générer entre un fils et son père. Surtout lorsque ce dernier entend bien continuer à vivre pleinement, dans le domaine sentimental par exemple : « Ma mère me disait toujours d’être gentil avec lui, alors que franchement, il n’y avait pas vraiment de raison, soupire Tripp, qui a lui-même – bon sang ne saurait mentir – raconté sa très dense vie sexuelle dans les trois volumes d’Extases. Ce sont, en tout cas, des sentiments que je n’ai jamais osé lui révéler pendant très longtemps. Je me disais que j’allais le flinguer, qu’il allait tomber de très haut parce qu’il avait, malgré tout, une haute opinion du père qu’il était. Alors que bon, il n’était simplement pas meilleur qu’un autre. Ce qui est marrant, c’est que j’ai moi-même eu, longtemps, une idée pas terrible du père que j’étais. Mais je suis très proche de mes enfants, qui ne semblent pas m’en vouloir… pour l’instant, alors que je leur ai toujours dit :  »Vous savez, moi, je sais qu’un jour, vous allez me présenter l’addition ». Et je suis prêt à écouter. Mais pour l’instant, ça ne vient pas. »

"Un père", le nouveau roman graphique très personnel de Jean-Louis TrippJean-Louis Tripp a attendu la fin de sa vie pour avoir une courte explication avec son père. ©Casterman

En attendant, c’est avec une certaine émotion qu’il livre cette partie de sa vie. Du genre qui vous rattrape parfois sans crier gare : « J’ai des regrets, dit-il avec des trémolos dans la voix. Mais j’ai aussi des souvenirs merveilleux de lui, dont j’ai pu profiter seul pendant quatre ans et demi et la naissance de mon frère. Comme cette nuit où nous avons regardé Neil Armstrong poser le pied sur la lune ensemble. » Une dernière larme pour la route.