À l’aube du neuvième rendez-vous de la saison 2025, le Grand Prix d’Espagne, Sauber est dernière du championnat constructeurs. L’équipe a marqué six points lors de l’ouverture de la saison en Australie et depuis… plus rien.
À Imola, il y a deux semaines, Sauber a célébré son 600e Grand Prix en F1, en repassant par les différents noms qu’elle a portés au fil de son histoire, depuis ses débuts en Afrique du Sud en 1993 avec Karl Wendlinger et JJ Lehto. Et pour Mattia Binotto, directeur de l’écurie suisse, cet anniversaire sur le circuit Enzo et Dino Ferrari, célébré aux côtés du fondateur Peter Sauber, pourrait bien marquer une sorte de point de départ vers l’avenir.
Il ne sert à rien de le cacher : Sauber, qui s’affiche pour l’instant en vert sur la piste, adopte de plus en plus l’esprit gris et rouge d’Audi. Le constructeur allemand a choisi cette équipe pour entrer officiellement en F1 en 2026, mais la transformation a déjà bien été entamée. Celle d’une équipe cliente qui doit devenir un constructeur à part entière, représentant une marque prestigieuse, celle des quatre anneaux, qui a remporté des victoires partout où elle a choisi de s’engager.
Mattia Binotto a accepté un défi difficile, mais l’ingénieur originaire de Reggio Emilia, en Italie, ne le considère pas comme impossible, à condition qu’on lui accorde le temps nécessaire. Arrivé en août dernier, l’ancien directeur de Ferrari a vu ses responsabilités s’accroître dans un projet ambitieux, mais complexe. Il a déjà pris les fonctions de PDG, prenant ainsi les rênes du programme F1.
Nous avons voulu faire le point avec lui, en commençant par l’aspect humain…
Que signifie le fait d’être devenu le responsable du projet Audi F1 ?
Avant tout, cela représente plus de responsabilités. Mais je suis heureux d’avoir reçu une nouvelle marque de confiance de la part d’Audi, de son conseil d’administration, de son PDG. Depuis quelques mois, nous avons commencé à collaborer et il y a une bonne entente : nous partageons les mêmes objectifs, mais aussi, je pense, la même approche dans notre manière de travailler. Ils m’ont témoigné de l’estime et de la confiance, et j’accueille cela avec grand plaisir.
Mattia Binotto est devenu PDG de l’équipe Audi F1 grâce à la confiance que lui a accordée Gernot Döllner, le PDG d’Audi.
Photo de: Motorsport Images
Le chemin est toutefois très difficile. Il y a une transition laborieuse de Sauber à Audi. Comment pensez-vous la gérer cette année ?
Plus que difficile, je dirais qu’elle est longue : la transition me semble longue.
Ce serait plus confortable si cette période était plus courte pour commencer la phase 2 ?
Non, je pense que nous sommes déjà dans la phase 2. Il n’y a pas de vraie transition. L’équipe, indépendamment des couleurs qu’elle affiche les dimanches de Grand Prix, est déjà tournée vers l’avenir. En interne, on se sent déjà Audi, on se concentre sur ce qu’il faudra faire pour atteindre nos objectifs. Tout le monde sait qu’il n’y aura pas de moment de rupture nette. Peut-être qu’Imola, avec la célébration des 600 Grands Prix de Sauber, a justement été un moyen de fêter le passé, et peut-être aussi de commencer à se projeter vers demain.
Je pense que cela a eu une valeur symbolique importante, car au fond, Audi repose sur les fondations de Sauber, et c’est bien ainsi.
Audi est habituée à gagner partout où elle s’engage. Elle a l’habitude d’atteindre le succès dans des délais plus courts que les cinq ans que vous avez évoqués lors du lancement du projet. Êtes-vous toujours du même avis ou existe-t-il des clés pour raccourcir ces délais ?
Audi n’a pas seulement gagné partout où elle a participé, elle a toujours innové. Et je pense que c’est ça, l’ADN de cette marque : souvenons-nous des quatre roues motrices en rallye et en tourisme, du moteur diesel en WEC, et du tout électrique au Dakar. Les cinq ans que j’ai évoqués pour la F1 ne sont pas seulement ma vision personnelle, c’est un objectif partagé avec Audi, et je crois qu’il est important de le souligner.
C’est vrai, mais les plus critiques disent : « Mattia a été très malin, il s’est ménagé un long délai confortable pour chercher des résultats… »
Ce n’est pas « mon » délai. Dans ce projet, ce n’est pas l’individu qui compte, c’est l’équipe. C’est le temps nécessaire pour gagner. Et si on regarde le passé, j’ai été chez Ferrari et j’ai connu une époque fantastique avec Michael [Schumacher], mais toutes les équipes ont besoin de temps pour se construire. Jean Todt est arrivé à Maranello en 1993 et Ferrari n’a gagné qu’en 2000. Je pense que ce n’est pas le seul exemple nécessaire pour construire des bases solides.
Il suffit de regarder la reconstruction de McLaren, qui n’a pas été rapide. Il faut du temps pour agir sur l’infrastructure, les outils, les personnes, l’organisation, et même la culture. Audi apporte sa culture allemande. Elle doit être intégrée dans une équipe suisse qui a sa propre personnalité, et s’ajoute aussi une part non négligeable d’étrangers. Trouver le bon mélange ne sera donc pas un exercice simple.
Quand on parle de culture, on parle de comportements, d’esprit d’équipe. Il ne faut pas s’étonner s’il faudra du temps. Il faudra trois ans pour construire et deux pour consolider.
Bien sûr, pour attirer les gens, il faut d’abord donner de la crédibilité à son projet. Un nom ne suffit pas, même Audi ne suffit pas.
Nico Hülkenberg à l’usine Audi.
Photo de: Audi AG
Quelles sont les priorités dans la phase de construction ?
Nous travaillons sur énormément de fronts, il n’y en a pas un seul, et ils doivent avancer en parallèle. Nous devons nous étendre, donc nous envisageons de construire de nouveaux bâtiments. Ensuite, nous avons besoin de plus de personnel et nous devons augmenter notre capacité de fabrication en interne. Ceux qui connaissent Hinwil savent que ce n’est pas facile d’agrandir l’usine actuelle, il faudra donc sortir un peu du périmètre actuel.
Nous avons besoin d’un nouveau simulateur : il ne suffit pas de l’acheter et de l’installer, il faut aussi du temps pour le faire fonctionner correctement, avec les bons outils, méthodologies, et modèles de simulation. Bref, il faudra créer des processus permettant d’obtenir des données fiables et répétables.
La soufflerie est-elle encore adaptée à la F1 moderne ? Celle de Hinwil a toujours été une référence, notamment parce que le WEC y homologue les Hypercars…
Notre soufflerie a toujours été une référence pour de nombreuses catégories car on peut y tester une voiture entière ; c’est donc un tunnel de grande taille adapté à ce type d’usage. La structure en elle-même est toujours valable, car le flux d’air qui entre dans la chambre de test est propre. Là où nous sommes en retard, c’est sur la manière de réaliser les tests. Nous devons changer notre méthodologie de travail pour améliorer la qualité des résultats et des mesures. Nous aurons besoin de nouveaux logiciels et d’outils plus spécialisés pour améliorer les essais eux-mêmes.
Pourquoi les gens ne veulent-ils pas venir chez Sauber ? La Suisse est-elle trop loin du cœur de la F1 ?
Qui vous a dit ça ? Je crois que vous allez être surpris. Non, je ne suis pas d’accord. La Suisse me plaît, vous le savez. Je pense que c’est un bel endroit pour travailler, avec une haute qualité de vie. Le cadre familial y est aussi très favorable, car la sécurité y est excellente.
Je pense que cela pourra devenir un avantage compétitif pour nous. Bien sûr, pour attirer les gens, il faut d’abord donner de la crédibilité à son projet. Un nom ne suffit pas, même Audi ne suffit pas. Il faut aussi des actions concrètes, et nous sommes en train de les mettre en œuvre. Un exemple : l’arrivée de Jonathan Wheatley [ancien directeur sportif de Red Bull, occupe actuellement le poste de team principal chez Sauber], et certains sponsors que nous allons bientôt annoncer.
Un autre : l’investissement du fonds souverain du Qatar, qui garantit les ressources financières nécessaires. Nous sommes partis avec un nouveau duo de pilotes, dont un jeune comme Gabriel [Bortoleto]. Et bientôt, nous allons recruter. Je suis convaincu que si on se revoit dans un an, la question sera différente : « Comment avez-vous fait pour attirer autant de monde ? ».
Le sujet est très intéressant : vous ouvrez aussi une antenne technologique en Grande-Bretagne. Comment allez-vous l’appeler ?
Ce sera notre centre technologique britannique, il s’appellera tout simplement Sauber Motorsport Technology Centre UK.
Et quand ce centre pourrait-il être ouvert ?
Dans les prochaines semaines. Nous allons commencer vers la moitié de l’année, très bientôt.
Combien de personnes chercherez-vous à recruter ?
Pas beaucoup, au début ce sera une vingtaine de personnes. Pour nous, il s’agit d’une antenne technologique, pour être présents dans cette région. En réalité, cela pourrait devenir une porte d’entrée vers Hinwil. Parce que lorsqu’on essaie de recruter en Angleterre, on découvre que ce n’est jamais le bon moment : les enfants sont encore à l’école, l’épouse a un travail, il y a encore une maison à vendre… Donc, cette base anglaise pourrait devenir une base de soutien pour faciliter l’intégration du personnel, en leur donnant un peu de temps avant un déménagement définitif à Hinwil.
Objectif 2025 : « Atteindre une certaine continuité »
Nico Hülkenberg a été recruté comme pilote d’expérience chez Sauber/Audi.
Photo de: Glenn Dunbar / Motorsport Images
À quoi vous attendez-vous pour la fin de saison 2025 ?
La Formule 1 vivra un championnat passionnant jusqu’à la fin, plusieurs équipes gagneront des courses, et il y aura une belle lutte en tête.
Ce ne sera pas une saison dominée par McLaren ?
Non, je ne m’attends pas à une domination de McLaren, car je pense que d’autres équipes peuvent aussi gagner, étant donné que beaucoup vont apporter des évolutions. Il est possible que McLaren, avec son avance technique, décide d’arrêter le développement de sa voiture actuelle avant les autres, ce qui leur donnerait une chance de revenir. Mais même lors des premières courses, il n’y a jamais eu de domination absolue : ce sont quelques dixièmes qui font la différence. Et ce sont toujours les mêmes équipes, donc cela établit une hiérarchie.
Et quelles sont les attentes pour Sauber/Audi ?
Ce doit être une année, si possible, de croissance. Je ne pense pas que la position au championnat constructeurs soit ce qui compte le plus, mais plutôt le fait de se battre pour les points à chaque course. Nous devons atteindre une certaine continuité dans les résultats. Et cela représenterait un vrai pas en avant.
La Formule 1 doit toujours être à la pointe de la technologie, c’est une plateforme d’innovation.
Regardons vers 2026 : avec le nouveau règlement, quel scénario pouvons-nous attendre après cette révolution ? Certains doutent de la maniabilité des monoplaces, d’autres estiment que les règles sont suffisamment mûres pour permettre un bon travail…
Le règlement est écrit. Ceux qui disent qu’il est mûr pensent qu’il est déjà bien connu, mais quelques ajustements seront encore apportés. Il sera important de savoir si ces changements seront mineurs ou majeurs. Pour moi, on peut considérer le règlement comme abouti, mais cela ne signifie pas que tout le monde atteindra les mêmes performances. Au moins au début, il y aura certainement plus d’écart entre le premier et le dernier qu’aujourd’hui, à la fin d’un cycle réglementaire. Ce ne sera pas un échec pour autant : en 2022 aussi, avec les monoplaces à effet de sol, il y avait beaucoup de questions et d’inquiétudes.
Puis, avec le temps, ce règlement prouvera sa validité. La Formule 1 doit toujours être à la pointe de la technologie, c’est une plateforme d’innovation. Changer est juste : il faut regarder vers les nouvelles technologies, viser les carburants durables et renforcer la part hybride. Ce sont des évolutions nécessaires, on ne peut pas rester figés. Peut-être qu’au début, il y aura des différences, mais je suis convaincu que sur cinq ans, nous reviendrons naturellement à une convergence des performances.
Vous parlez de cinq ans de règlement. Vous ne croyez pas qu’on pourrait changer les moteurs plus tôt ?
Non, je parle bien de cinq années de règlement, et je crois que la réunion de Bahreïn l’a confirmé. Bien sûr, il y aura des ajustements à faire, non ? Mais c’est le travail permanent que la FIA doit mener en collaboration avec les équipes.
Est-il possible qu’on assouplisse le plafond budgétaire pour permettre à ceux qui sont en retard de développer leur moteur ?
Je ne sais pas si c’est vraiment une question de relever le plafond budgétaire. C’est un peu comme ce qu’on fait pour le châssis : ceux qui sont derrière ont plus de possibilités de développement en soufflerie. On réfléchit à offrir des opportunités similaires à ceux qui seraient en retard sur la partie moteur.
Il est plus facile d’imaginer une augmentation des heures sur les bancs d’essai, ce qui pourrait aussi impliquer une variation de budget pour permettre ces travaux. Ce sont des possibilités qui font déjà partie du règlement actuel, donc ce ne serait pas une nouveauté. Il faudra simplement formaliser la manière de le faire. En ce moment, nous sommes en discussions.
Quelle solution innovante Audi souhaite-t-elle apporter en F1 pour marquer son programme en Grand Prix ?
Ce ne sera pas forcément dans le domaine technique, sur la voiture. Nous avons la chance de partir d’une feuille blanche, et donc nous pouvons structurer l’équipe avec une organisation peut-être différente de celle des autres.
Nous avons déjà commencé : entre Jonathan et moi, il existe une répartition des rôles que les autres n’ont pas. Je me concentrerai davantage sur l’aspect organisationnel de l’entreprise au siège, tandis que lui s’occupera de la gestion des 24 Grands Prix. Je pense que c’est une façon innovante et évoluée de concevoir une Formule 1 plus moderne.
Mais pour les voitures de 2026, y aura-t-il la possibilité d’introduire des solutions innovantes ? Nous aurons des carburants durables…
Le règlement est clair depuis le début : le carburant 100 % durable pourra être obtenu de deux manières : soit par l’e-fuel, un carburant synthétique, soit par le biofuel, réalisé à partir de composants biologiques. Chaque fournisseur de carburant est libre de choisir la technologie qu’il souhaite, tant qu’elle est durable.
Mandhir Singh, membre du conseil d’administration de BP Europe qui fournira le carburant durable à Audi.
Photo de: Motorsport Images
Est-ce que ce sera une bataille de carburants ?
La Formule 1 est une compétition, donc nous espérons qu’il y aura aussi un défi technologique au niveau des carburants. Le carburant deviendra un facteur de différenciation.
Le championnat 2026 sera-t-il dominé par les moteurs ?
En 2014, lorsque l’hybride a été introduit dans les unités de puissance, ce fut un championnat centré sur les moteurs parce que Mercedes faisait la différence. C’est une situation qui pourrait se reproduire, et ceux qui devront rattraper leur retard essaieront de le faire…
Selon les rumeurs dans le paddock, Mercedes serait de nouveau devant avec le nouveau moteur à 50% de puissance électrique et 50% thermique…
Oui, c’est un bruit que j’entends aussi. Pour notre part, nous sommes concentrés sur nous-mêmes : nous savons que 2026 ne sera pas l’année où nous serons au sommet. Nous n’aurons pas le meilleur moteur, mais le chemin emprunté est le bon, je suis confiant.
A-t-on créé un moteur trop complexe ?
Faire une unité de puissance -je sais le faire car j’ai été motoriste – est bien plus complexe et compliqué que ce que l’on peut imaginer en regardant les courses en tant que spectateur. Il y a des technologies très complexes, mais le facteur humain compte beaucoup aussi. Il y a des mécaniciens qui font la différence parce qu’ils connaissent chaque détail du moteur : ils savent comment le monter, le démonter et sauver une pièce. Cette expérience dans les processus, la connaissance de base, la mise au point, je l’ai découverte par le passé : combien d’erreurs se corrigent seulement avec l’expérience vécue ! On parle donc d’une culture en constante évolution.
Maintenant, nous entrons dans quelque chose d’extrêmement avancé qui n’a jamais été fait ; donc nous trouverons un niveau de difficulté plus élevé, même si la base reste un moteur. Il faudra changer la culture moteur et ce ne sera pas facile…
Qu’est-ce qui fait le plus peur : la recherche de la fiabilité ou des performances ?
Les deux. Je pense que ce sont deux défis difficiles et aucun ne sera moins important que l’autre.
Y a-t-il plus de peur ou plus d’espoir ?
Je suis de plus en plus convaincu par ce projet : au-delà d’être attiré par ce que la marque représente dans le sport automobile, je suis attiré par la possibilité d’écrire l’histoire des quatre anneaux en Formule 1. Ce qui m’a convaincu, c’est la volonté d’Audi de bien faire et de mettre toute son énergie. Il y a la conviction, malgré les difficultés que traverse l’automobile, d’atteindre notre objectif en 2030. C’est un travail d’équipe, pas d’individus…
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Franco Nugnes
Formule 1
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