L’IA n’est pas neutre, elle gouverne déjà. A nous de décider par qui. Doit-elle être gouvernée par une poignée de milliardaires de la tech, ou par des gouvernements démocratiquement élus ? Ces deux visions politiques s’affrontent aujourd’hui : une IA libertarienne, qui voit dans le droit un frein à l’innovation, et une IA européenne, qui en fait au contraire un pilier de confiance. Vingt-cinq ans après être tombés dans le piège de « l’Internet libre », les Européens sont à nouveau confrontés à la même illusion d’une technologie prétendument neutre, affranchie des règles démocratiques. Et les États-Unis, avec leur nouvelle croisade pour une « IA libre », rejouent la même partition, dans un contexte encore plus stratégique.
Ce qui a changé, cependant, c’est que l’Europe n’est plus tout à fait dupe. Elle a commencé à réguler pour se protéger de la loi du plus fort. Et surtout, le retour au pouvoir à Washington d’un président sous influence libertarienne invite plus que jamais à défendre nos propres intérêts. Le numérique est désormais un champ de bataille politique, le ton a été donné dès l’investiture de Donald Trump. Deux jours après son serment, il annonce « l’âge d’or de l’Amérique » et dévoile le projet Stargate : 500 milliards de dollars d’investissements sur quatre ans pour doter les États-Unis d’infrastructures d’IA souveraines. En parallèle, il supprime une régulation adoptée sous Biden en 2023, qui imposait des garde-fous en matière de sécurité, de transparence et de responsabilité des IA. Une régulation jugée trop « gauchiste » et considérée comme un « frein à l’innovation ».
Leur logiciel idéologique est clair : la technologie doit rester un espace de non-droit, et les Big Tech en sont les architectes auto-proclamés. Ce discours, sous couvert de liberté, fait peser le risque majeur de soumettre l’espace numérique aux seuls intérêts privés, au détriment du bien commun. Le logiciel européen est tout autre. Notre bataille c’est celle de la justice, ce qui est juste pour tous, pas seulement pour les plus puissants ou les plus innovants.
Du code à l’IA, le même piège libertarien
En 1999, Lawrence Lessig écrivait Code is Law, une formule fondatrice devenue slogan planétaire. Il n’entendait pas dire que le code remplaçait la loi, mais qu’il faisait loi — et que c’est précisément pour cela qu’il fallait le démocratiser. Car en l’absence de règles explicites, le code façonne les comportements, souvent à l’insu des citoyens. Vision pionnière devenue dogme, cette idée fut vite dévoyée par un mouvement libertarien qui célèbre le primat du code sur les règles démocratiques, au nom d’une liberté totale censée encourager l’innovation. Mais cette « liberté » non régulée a souvent eu pour conséquence d’abandonner les principes démocratiques et de livrer la société aux seuls intérêts des grands acteurs privés qui contrôlent les technologies.
Ce que Lessig annonçait hier pour le code est plus que jamais vrai pour l’intelligence artificielle aujourd’hui : elle devient une nouvelle forme de régulation automatique. Elle hiérarchise les priorités, oriente les décisions, encode des biais — sans toujours dire au nom de qui ni au bénéfice de quoi. Simon Bernard (cabinet ModernLaw) actualise cette alerte dans le rapport AI is Law : le droit bouclier et lance d’une IA européenne. L’IA n’est pas selon lui qu’un outil, elle devient un acteur invisible des sociétés, un régulateur fantôme. Dans cette nouvelle publication du think-tank Digital New Deal, cet avocat spécialisé en IA propose une alternative à l’illusion d’une « IA libre », qui confond liberté et dérégulation. Là où les Européens entendent « liberté » comme un espace de droits et de garanties, les libertariens y voient une libération… du droit lui-même.
L’urgence d’une souveraineté juridique européenne
Parmi les propositions fortes du rapport, l’une concentre à elle seule l’ambition : reconnaître le code comme la 25ᵉ langue officielle de l’Union européenne. Cette reconnaissance aurait une double portée : sanctuariser le rôle du droit face aux dérives techno-messianiques, et rendre chaque texte juridique traduisible en langage exécutable, pour permettre sa mise en œuvre automatique. AI is Law affirme que le droit codé, intelligible et programmable sera l’un des outils clés pour rendre cette ambition opérationnelle dans l’ère de l’intelligence artificielle. Simon Bernard appelle à une synchronisation du droit et de la technologie, en inscrivant les principes démocratiques dans les architectures numériques elles-mêmes. Grâce à son applicabilité automatique, le droit n’est plus un frein, mais un allié dans la scalabilité des entreprises, petites et grandes, dans leur quête de passage à l’échelle. Une réponse concrète à l’opposition trop souvent caricaturale entre régulation et innovation.
Un socle pour l’Europe post-Draghi
Le rapport s’inscrit dans le prolongement des réflexions portées par Enrico Letta et Mario Draghi. Là où Letta suggère un 28ᵉ régime européen pour garantir un accès facilité au droit, et où Draghi appelle à une consolidation du marché intérieur, AI is Law propose en réponse une architecture nommée « Pyramide Kelsen-Turing » faisant rencontrer le modèle des couches informatiques et celui des normes juridiques (Law as a Service — Law as a Platform — Law as an Infrastructure). Une véritable infrastructure du droit adaptée à l’ère algorithmique, où le code devient un levier de souveraineté et d’innovation, et non un instrument de dépossession.
En faisant de l’IA un champ de bataille politique, les libertariens ne nous laissent pas d’autres choix que de s’armer. Le droit s’impose alors comme notre meilleure arme, à la fois bouclier et lance d’une IA européenne. Le droit, c’est cette langue muette qui nous protège, cette grammaire commune qui nous relie. La délaisser, c’est fragiliser tout le projet européen.