DISPARITION – Journaliste, cinéaste, parolier, écrivain auteur d’une vingtaine d’ouvrages et passionné d’Amérique, l’homme qui lança la chaîne Direct 8 s’est éteint à l’âge de 88 ans.
Les Tontons flingueurs avaient tort. On devrait toujours quitter Montauban.Il était évident que le Tarn-et-Garonne ne suffirait pas à Philippe Labro. De même, ses cartes de visite n’étaient pas assez grandes pour récapituler toutes les fonctions qu’il occupait. Puîné de quatre frères, il grandit dans la villa Horizon où ses parents avaient caché des juifs durant l’Occupation, ce qui leur valut d’être reconnus Justes parmi les nations. Leur exemple servit de morale à leur fils qui rêvait d’écrire dès son enfance.
Élève moyen de son propre aveu, on le voit davantage sur la pelouse du stade Sipiac où se disputent les matches de rugby dominicaux. Le goût du ballon ovale ne le quittera plus. La famille s’installe à Paris. À Jeanson-de-Sailly, au milieu de ceux qu’on ne qualifiait pas encore de minets, le futur journaliste a pour condisciple Jean-Loup Dabadie qui est toujours premier de la classe. Labro rate son bac. Une bourse Fullbright lui permet de partir à 18 ans pour les États-Unis, qu’il rejoint à bord du Queen Mary et qu’il traverse en stop avant d’étudier en Virginie. On vérifie ici que le Rastignac à l’accent du Sud-Ouest ne se contentait pas de la capitale. L’expérience outre-Atlantique le marquera à jamais. En témoigne la chevalière en lapis-lazuli aux armes de l’université Lexington qu’il arborait éternellement à son doigt.
À son retour, la presse le tente. Il fait le siège des rédactions. Sa tenue déconcerte : chemises oxford de chez Brooks Brothers, Santiago à talon biseauté. Ajoutez à cela une bonne dose d’insolence : en 1959, Pierre Lazareff le repère et lui commande une biographie d’Al Capone pour la collection «L’air du temps» chez Gallimard. France-Soir ne tarde pas à l’engager. Profession : reporter. Son rêve prend forme. Il suit les faits divers, interroge les stars. Son premier article est un portrait de Blaise Cendrars qui le saoule au vin blanc.
Sur tous les fronts
En 1960, l’armée l’expédie en Algérie, où il collabore au journal militaire. Là-bas, les soldats s’appellent entre eux les «Max». De ces 730 jours sous les drapeaux, il tirera son premier roman, l’excellent Des feux mal éteints (1967) qui commence par cette phrase : « Avez-vous connu Zizou ? » et dont le narrateur se définit comme « un spécialiste de la nostalgie ».
Le voici sur tous les fronts, au sommaire des magazines, à Europe n°1, dans l’équipe de « Cinq colonnes à la une ». Il couvre l’assassinat de Kennedy, sera entendu par la commission Warren, fréquente Jean-Pierre Melville qui deviendra son mentor, enquête sur les blousons noirs.
Naturellement, le cinéma l’attire. Il passe derrière la caméra avec Tout peut arriver (1969), offre son premier rôle à un blondinet original. C’est Fabrice Luchini qui s’exprime en verlan dans le drugstore d’Angoulême et cite Vittorio de Sica avec ses chaussures cirées sous la semelle. Le héros-journaliste en trench-coat, interrogé à Orly par Chantal Goya à sa descente de l’avion, revient de New York et se baptise Philippe Marlot -merci, Chandler. Le film contient une interview de Catherine Deneuve (non créditée au générique), une autre d’une Madame Claude incarnée par la mère de Vincent Lindon. On y dîne chez Lipp ou à la Coupole, y croise une étudiante qui veut traduire Hemingway, dans une ambiance qui mêle Lelouch et Godard. Jean-Louis Bory saluera ces débuts à l’écran.
Labro obliquera ensuite vers le polar avec Sans mobile apparent (1971) où Jean-Louis Trintignant court comme un dératé sur le port de Nice et qui réunit, sur une musique d’Ennio Morricone, Stéphane Audran, Carla Gravina, Dominique Sanda.
L’héritier (1973) met en scène un Belmondo se retrouvant à la tête d’un empire à la suite de la mort mystérieuse de son père. Bart Cordell est un Citizen Kane à la française, dirigeant le journal Globe bien avant Mitterrand à l’Élysée. L’assassinat du milliardaire en costume à rayures dans le hall d’un aéroport est montré comme celui de Lee Harvey Oswald par Jack Ruby. Le film obtient un succès considérable.
Sans doute grisé par les chiffres, le réalisateur se lance dans Le hasard et la violence (1974), pour lequel il ne s’épaule pas de son scénariste habituel Jacques Lanzmann. Labro reconnaissait avoir été mieux inspiré. Dans un Nice automnal, inquiétant, peuplé d’étranges silhouettes, Yves Montand visite des propriétés, tire au lance-pierres depuis le balcon de l’hôtel Negresco. Ce criminologue collectionne les crayons -il les casse quand il ne réussit pas à écrire- et les stylos Montblanc, manie qui est celle de Labro dans la vie. Il est l’auteur d’un essai qui porte le titre du film. Dans des toilettes, un inconnu l’aborde pour lui balancer : « On ne vous a jamais dit que vous étiez un enculé ? » avant de le défier au karaté. Le même pousse la porte d’une pâtisserie tenue par des jumelles et leur dit : « Vos gâteaux sentent la merde ». Katharine Ross joue un médecin dont la barque de pécheur porte le nom d’ Auphrène (c’est ainsi que Melville avait surnommé un de ses chats). Des voyous jettent des transats sur la plage depuis la promenade des Anglais. L’objet est une curiosité.
Beaucoup de cartes dans sa manche
Labro retrouve Belmondo et la veine du polar avec L’alpagueur (1976). Les amateurs se souviennent de la réplique « Café. Pousse-café. Cigare » et de la séquence se déroulant dans le cadre du Lydia, ce paquebot-casino échoué sur le sable du Barcarès. Dans La crime (1983), sombre histoire de pots-de-vin à laquelle collabora Jean-Patrick Manchette, un avocat est tué dans son bureau par deux faux policiers. Claude Brasseur, qui est flic, fume comme un pompier, discute avec son chat et décapsule ses bières avec les dents. Gabrielle Lazure, tailleur pied-de-poule à la Lauren Bacall, travaille à Libération et habite le front de Seine. Dayle Haddon est brûlée vive dans un ascenseur. Un Trintignant moustachu est un ministre des Transports protestant qui débite sa confession en pelant une orange, avant de se suicider.
Rive droite, rive gauche (1984) montrera un Depardieu avocat d’affaires répudiant son épouse Carole Bouquet pour une Nathalie Baye. À leurs côtés, Bernard Fresson enfile la panoplie d’un financier redoutable, entre Doumeng et Tapie. Après cela, Labro abandonnera les plateaux pour diriger les programmes de RTL, ce qui ne l’empêchait pas de publier des romans. L’étudiant étranger (1986) rafla le prix Interallié. Un été dans l’Ouest (1988) frôla le Goncourt. Les livres s’enchaînèrent jusqu’à Deux gimlets sur la 5° Avenue (2024) où deux anciens amants se revoient longtemps après s’être quittés.
Labro avait bien des cartes dans sa manche. Ce touche-à-tout provoquait des jalousies. L’ancien provincial timide et arrogant était un monsieur considéré. Il confiait avoir eu la grosse tête. La lettre posthume qu’il adressa à Trintignant maltraité sur Sans mobile apparent brille par son remords et sa sincérité.
C’est fou, le nombre de choses dont il fut responsable. Fournir des paroles à Johnny Hallyday (« Jésus Christ est un hippie », c’est lui, encore lui « Oh ! ma jolie Sara »), Jane Birkin (« Lolita go home ») ne lui paraissait pas une tâche insurmontable. On lui doit la chanson des Bons et les méchants de Lelouch. Il a joué dans Made in USA et Le chat et la souris dans lequel on l’aperçoit au lit avec Michèle Morgan.
Ses carnets de moleskine noire remplient de citations
La maladie ne l’a pas épargné, comme il le relate dans La traversée (1996). Une solide dépression a failli avoir sa peau, ce qui a donné Tomber sept fois, se relever huit (2003). Jean-Pierre Melville dînait avec lui au PLM Saint-Jacques lorsqu’il a succombé à une rupture d’anévrisme. Labro a présenté le journal d’Antenne 2. En 1993, Balladur lui a proposé de présider aux destinées de France Télévision. Un matin de 2000, il est tombé sur J.D. Salinger dans la salle des pas perdus de Penn Station. Le festival de Cannes l’avait accueilli dans son jury en 2001. Avec Vincent Bolloré, il avait créé la chaîne Direct 8. Jusqu’à l’arrêt de C8, son émission «L’essentiel» rassemblait chaque semaine tous les créateurs du moment. Son intérêt ne s’était jamais émoussé. Il lisait tous les quotidiens, se renseignait sur les uns et les autres, ne ratait pas un concert ou une projection, remplissait de citations ses carnets de moleskine noire, se passionnait pour le tournoi des Six nations.
On le croyait sérieux : il était capable de publier «Des cornichons au chocolat» sous le pseudonyme de Stéphanie, se glissant dans la peau d’une adolescente délurée. Ses SMS, il s’amusait à les signer du nom d’acteurs hollywoodiens période des studios. L’Amérique était son Rosebud. Il est permis de penser que la villa Horizon a été son Xanadu, avec sa façade plutôt basque, ses sous-sols où se réfugiaient les résistants. L’âge l’avait adouci, aguerri. De lui, on entendait rarement dire du mal. Visiblement, il avait rendu quelques services. La méchanceté n’était pas son fort. Dans les restaurants, il chipait les pochettes d’allumettes sur le comptoir. Devant un verre de bordeaux, il pouvait lâcher : « Il arrive un jour où on a le droit d’être intelligent ». Il était l’ami de Tom Wolfe et de Ralph Lauren. Hemingway était son auteur préféré. Aujourd’hui , c’est pour lui que sonne le glas. Maintenant, le petit garçon va retourner à Montauban. Les tontons flingueurs seront contents.