Notre rubrique en partenariat avec l’Ordre des avocats de Saint-Etienne – « Les Pages du Barreau » – se consacre, ce vendredi, au droit social.
Après avoir battu en brèche trois premières reçues en droit du travail (« Un salarié ne peut pas être licencié pendant un arrêt maladie », « Les cadres ne font pas d’heures supplémentaires », « Un salarié licencié pour faute grave ne peut pas toucher le chômage »), intéressons-nous aujourd’hui aux résultats des procès prud’homaux.
Par Me Pierre Robillard, avocat du Barreau de Saint-Étienne, spécialiste en droit social.
Me Pierre Robillard, avocat du Barreau de Saint-Étienne.
Une juridiction dédiée aux litiges entre employeurs et salariés…
Le conseil de prud’hommes est le seul tribunal compétent pour régler tout litige individuel de droit privé entre un employeur et un salarié.
Ce litige peut survenir pendant l’exécution du contrat de travail ou au moment de la rupture. Dans le premier cas, les demandes concernent classiquement les durées du travail (en particulier le rappel d’heures supplémentaires) et son accessoire le travail dissimulé, l’exécution déloyale du contrat, le non-respect de l’obligation de sécurité, la discrimination… ; dans le second cas, la contestation d’un licenciement, la résiliation judiciaire ou la prise d’acte, plus rarement la requalification d’une démission en licenciement abusif.
Ainsi présenté, on comprend que les demandes sont formées très majoritairement par les salariés ce qui est logique, puisque c’est l’employeur qui détient le pouvoir de direction et le pouvoir disciplinaire. D’ailleurs, l’essence d’un contrat de travail réside dans le lien de subordination juridique permanent que la jurisprudence constante de la Cour de cassation définit ainsi : « l’exécution d’un travail par un salarié sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail » (v. par exemple : Cass. soc., 13 nov. 1996, no 94-13.187, Bull. civ. V, no 386 ; Cass. soc., 4 juill. 2002, no 00-19.297 ; Cass. 2e civ. 25 mai 2004, no 02-31.203).
… où chacune des deux parties a son propre rôle.
Les litiges surviennent lorsque le salarié estime que le contrat de travail n’a pas été respecté par l’employeur ; il peut alors saisir alors le conseil de prud’hommes pour demander le respect de ses droits et l’indemnisation de ses préjudices. Ici, la notion de contrat de travail doit être envisagée dans son acception la plus large : il ne s’agit en effet pas seulement du document signé par les deux parties qui mentionne classiquement et notamment l’emploi occupé, la durée du travail et la rémunération afférente, mais plus généralement toutes les obligations qui pèsent sur l’employeur en vertu de l’épais et complexe Code du travail ainsi que de la jurisprudence évolutive prise en son application.
De son côté, si l’employeur n’est pas satisfait du salarié, il utilise son pouvoir de direction pour le sanctionner directement (c’est-à-dire sans passer par le truchement d’une juridiction).
C’est ce qui explique que 99 % des affaires traitées par les juges présentent le salarié en position procédurale de demandeur et l’employeur en défendeur. Le reliquat concerne principalement les demandes d’employeurs au titre d’une clause de non-concurrence qu’un salarié n’aurait pas respecté, un préavis non effectué ou une demande d’indemnisation en cas de faute lourde (seule possibilité pour engager la responsabilité pécuniaire d’un salarié). Il est possible de cumuler plusieurs chefs de demandes, tenant aussi bien à la rupture qu’à l’exécution du contrat.
Cette longue introduction permet d’expliquer pourquoi et comment les statistiques de la justice prud’homale sont par hypothèse faussées pour répondre à la question de « qui perd », « qui gagne » : en effet, à partir du moment où d’une part la quasi-totalité des actions est engagée par une seule partie (le salarié-demandeur) et d’autre part, que la plus grande partie des obligations sanctionnables incombe à l’autre partie (l’employeur-défendeur), il est logique que cette autre partie soit statistiquement plus souvent condamnée.
Ce schéma judiciaire n’est que la traduction de la création du droit du travail qui cherche à « compenser par des mesures sociales les inégalités économiques entre employeurs et salariés » (Selon le Bureau international du travail, l’une des agences spécialisées des Nations Unies).
Une juridiction spécialisée unique en Europe.
Depuis 1806, le conseil de prud’hommes constitue une juridiction civile de premier degré (c’est-à-dire qu’il est possible d’interjeter appel de ses décisions si l’enjeu dépasse un certain seuil – actuellement 5 000 euros – ou la remise de documents obligatoires), paritaire (les conseillers sont désignés par les organisations syndicales et patronales au prorata des résultats des élections professionnelles) composée de juges non professionnels issus de la société civile avec un mandat de quatre ans renouvelable.
Sa saisine déclenche l’organisation d’une première audience (devant le « bureau de conciliation et d’orientation », dit BCO) qui comme son nom l’indique tente de rapprocher les parties et à défaut oriente l’affaire vers la suite de la procédure. Ce bureau est composé de deux conseillers : un représentant du collège salarial et un du collège patronal conformément à la règle paritaire. Dans certains cas limitativement énumérés (article R 1454-14 du Code du travail), il peut déjà condamner l’une des deux parties. Il s’agit principalement de la remise de documents ou des rappels financiers incontestables, avec un plafond de six mois de salaire. Ainsi, dès cette première étape, l’une ou l’autre des parties peut « gagner » ou « perdre », même si la décision est alors « provisoire », c’est-à-dire qu’elle doit être tranchée à l’étape suivante pour devenir « définitive ».
L’étape suivante, c’est le « bureau de jugement » qui comme son nom l’indique statue sur les demandes qui lui sont présentées par le demandeur, tout en prenant en compte bien entendu les objections formulées par le défendeur. Ce bureau est composé de quatre conseillers (deux représentants des employeurs et deux représentants des salariés, qui statue à la majorité absolue c’est-à-dire au moins trois « pour ». Dans le secret du délibéré, le débat peut avoir lieu non seulement sur le principe de la condamnation ou le rejet des demandes, mais également sur le quantum à retenir (c’est-à-dire le montant des rappels de salaire et autres dommages et intérêts sollicités).
En cas d’égalité de voix, le bureau de jugement renvoie à une audience dite de « départage » : le dossier sera de nouveau plaidé sous la présidence (et la décision) d’un juge professionnel. D’après les statistiques du ministère de la Justice, cette hypothèse s’est produite en 2022 dans près de 17 % des cas, un chiffre équivalent à l’année précédente d’après l’étude Les affaires prud’homales dans la chaîne judiciaire (ministère de la Justice, mai 2024), la source principale utilisée dans le présent article.
À l’issue de ce processus, une décision est donc rendue en faveur de l’une ou l’autre des parties ; mais peut-on dire que l’une ou l’autre a gagné ou perdu ? Ce n’est pas si simple ; pour y voir plus clair, intéressons-nous aux statistiques puis dépassons-les :
Un contentieux en diminution
Depuis l’année 2013, le nombre d’affaires portées devant les quelque 200 conseils de prud’homme est en chute libre (plus de 200 000 alors), avec une première accélération en 2015 (année de réforme de la procédure prud’homale issue de la loi dite « Macron ») et une seconde en 2017 (mise en place du barème lui aussi « Macron ») pour s’établir ces dernières années à environ 100 000. Compte tenu du stock, ces juridictions ont rendu 113 744 jugements en 2022 (dont 16 479 en référé c’est-à-dire selon la procédure d’urgence).
Dans les procédures au fond, les taux d’appel des jugements prud’homaux ont connu un infléchissement à la baisse à partir de 2017, avec un écart de 5,4 points entre 2016 et 2017 (passant de 65 % à 59,6 %), écart qui s’accroît les deux années suivantes, avant de se réduire en 2020 et 2021. Cela signifie que six jugements sur dix font l’objet d’un appel de la part de la partie qui estime avoir « perdu » ou insuffisamment « gagné ». En référé, les taux d’appel se situent très en dessous, autour du quart des affaires susceptibles d’appel. Devant la cour, composée quant à elle de magistrats professionnels (non paritaire), l’affaire est réexaminée, avec un taux de confirmation totale minoritaire (autour de 30 % en moyenne), les autres affaires se terminant par une infirmation, partielle dans un peu plus de la moitié des cas. Ce qui signifie que les cours ne valident totalement que trois jugements prud’homaux sur dix. La fréquence des infirmations partielles est plus élevée, sans doute liée au fait que les litiges prud’homaux comportent une multiplicité de demandes.
Depuis l’année 2013, le nombre d’affaires portées devant les quelque 200 conseils de prud’homme est en chute libre (plus de 200 000 alors), avec une première accélération en 2015 (année de réforme de la procédure prud’homale issue de la loi dite « Macron ») et une seconde en 2017 (mise en place du barème lui aussi « Macron ») pour s’établir ces dernières années à environ 100 000.
Mais revenons en première instance. « Le taux de réussite » (totale ou partielle) des affaires terminées par une décision est toujours favorable aux demandeurs, bien qu’en repli de plus de 8 points sur la décennie 2012-2022, en passant de 72,4 % en 2012 à 63,6 % en 2022. La source statistique ne permet évidemment pas de mesurer l’ampleur de la réussite de l’action, tant en termes de montants que de chefs de demandes. Autrement dit, on devrait plutôt parler d’un taux de condamnation du défendeur plutôt que d’un taux de réussite du demandeur. En effet, ces chiffres signifient que dans plus de six cas sur dix le demandeur obtient au moins une partie de ses revendications, mais s’il les avait chiffrées à un niveau « 100 » et qu’il obtient un niveau « 30 », peut-on dire qu’il a « gagné », tandis que l’autre partie a « perdu » ?
Pour une analyse plus subtile encore, il faudrait intégrer la mesure du risque pour la partie défenderesse : non seulement le barème dont il a été question plus haut s’agissant des dommages et intérêts, dus en cas de rupture abusive du contrat de travail, comporte par définition un plancher et un plafond (donc le « risque » se situe entre les deux), mais de surcroît les autres demandes possibles ne sont pas barémées : ainsi un salarié peut-il demander n’importe quel montant sur le terrain de l’exécution du contrat (pourvu qu’il en justifie naturellement). Si le salarié demande « 1 000 » et que le conseil de prud’hommes lui octroie « 200 », a-t-il gagné ou perdu ? Parallèlement, l’employeur condamné à verser « 200 » à ce salarié qui lui demandait « 1 000 », a-t-il « gagné » ? Statistiquement en tout cas, ce jugement correspondra à une condamnation que le ministère de la Justice imputera au « taux de réussite » dans ses études.
Maîtriser l’aléa juridictionnel : l’enjeu de la conciliation
Ainsi que nous l’avons précisé plus haut, la procédure prud’homale débute par une phase obligatoire de tentative de conciliation. Il s’agit là aussi d’une particularité de cette juridiction, dont d’ailleurs d’autres se sont inspirées comme en témoigne l’essor des modes alternatifs de règlement des différends promus par le ministère de la Justice afin de désengorger les tribunaux. Cette solution a connu une augmentation sensible à partir de 2018, liée en partie à la possibilité de conclure un accord spécifique incluant une indemnité forfaitaire plus favorable aux salariés que le barème légal (art. L.1235-1 et D.1235-21 du Code du travail). Ainsi, le taux de conciliation en BCO a connu une forte hausse, passant de 16,1 % en 2012 à 27,9 % en 2022 (source : étude ministérielle op.cit.).
D’une façon générale, l’accord des parties pour mettre un terme à leur litige est possible à n’importe quel moment de la procédure, même avant l’audience devant le bureau de conciliation (dès réception de la convocation) et même après (y compris devant le bureau de jugement). Ce rapprochement permet aux parties de maîtriser l’aléa qui existe dans tout procès, de mesurer et de gérer leurs risques. On ne parle alors plus de « gain » ou de « perte », mais d’accord « gagnant-gagnant », où les conseillers prud’homaux et les avocats ont également un intérêt d’utilité publique.