CHRONIQUE BD – Ce classique de la littérature anglaise de 1972 n’avait encore jamais été adapté en bande dessinée. Les Américains James Sturm et Joe Sutphin ont relevé le défi avec une insolente maestria.
Fyveer n’est pas un lapin comme les autres. Ses visions se réalisent ! Or il a « vu » le pré couvert de sang. Les humains préparent certainement un mauvais coup… Mais comment convaincre la communauté de quitter sa paisible garenne pour emprunter le périlleux chemin de l’exil ? Watership Down raconte les aventures d’un groupe hétéroclite de lapins confronté à de multiples ennemis : hommes, chiens, renards, rapaces… mais aussi d’autres congénères aux pratiques sociales différentes. En effet, dans cet univers, les lapins sauvages ont développé leur propre culture, avec des mythes originaux et un vocabulaire spécifique.
Paru en 1972 et vendu à plus de 50 millions d’exemplaires, le roman original de Richard Adams a été adapté au cinéma (La Folle Escapade, 1978), à la télévision (notamment La Colline aux lapins, diffusée en 2018 sur Netflix), au théâtre, à la radio… et même en jeu de rôle dès 1976. Il aura cependant fallu attendre 2024 pour (re)découvrir ce classique de la littérature anglaise en bande dessinée, récompensée aux États-Unis du prix Eisner de la meilleure adaptation et aujourd’hui disponible en français grâce à la magnifique édition aux reflets cuivrés de Monsieur Toussaint Louverture (Moi, ce que j’aime, c’est les monstres ).
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Un duo américain aux commandes
Joe Sutphin a travaillé au crayon, au stylo et à la gouache en noir, blanc et sépia, avant de coloriser le tout sur ordinateur, avec l’aide de son ami Joe Hox.
Adams, Sutphin & Sturm / Monsieur Toussaint Louverture
Lorsqu’il a appris que les ayants droit de Richard Adams souhaitaient qu’une adaptation BD voie le jour, le scénariste américain James Sturm a sauté sur l’occasion. Ce grand amateur du roman ne l’a pourtant découvert que tardivement, à la trentaine : « Watership Down m’a procuré le même plaisir que les bandes dessinées que j’adorais enfant. Il y avait des personnages inoubliables, chacun doté de pouvoirs différents (vitesse, force, leadership, clairvoyance) et formant une équipe (comme les X-Men ou les Avengers ) pour combattre courageusement un méchant mémorable », se souvient-il dans la postface de l’édition originale de la bande dessinée.
Bien qu’il dessine lui-même, James Sturm a préféré collaborer avec un autre artiste, son compatriote Joe Sutphin. Expérimenté dans l’art de l’illustration, notamment animalière, le dessinateur n’avait cependant jamais publié de BD professionnellement ! « L’idée de réaliser une bande dessinée, quelle que soit sa longueur, m’intimidait, sans parler de 375 pages, confie-t-il au Figaro. Si l’on ajoute à cela le fait que ce texte est apprécié par des millions de personnes depuis 50 ans, la pression est devenue encore plus forte. Il m’a fallu du temps pour accepter que je devais simplement faire confiance à James et à ma propre narration visuelle. »
Représenter les paysages anglais et les émotions animales
Des lapins expressifs sans trop d’anthropomorphisme.
Adams, Sutphin & Sturm / Monsieur Toussaint Louverture
Afin de retranscrire au mieux les paysages anglais du roman, les auteurs de la BD ont traversé l’Atlantique. « Notre voyage dans le Hampshire a été déterminant. Nous n’aurions jamais pu réaliser un tel livre sans y avoir mis les pieds, assure Joe Sutphin. Aux côtés des brillantes filles de Richard [Adams], Juliet Johnson et Ros Mahony, et de leur ami et partenaire commercial KT Forster, nous avons passé plusieurs jours en expédition guidée par Aldo Galli, lui-même illustrateur de Watership Down et ami intime de Richard. Nous avons parcouru la quasi-totalité des champs, ruisseaux, bois et collines que Richard décrit dans son récit, capturant chaque détail visuel et écoutant d’innombrables anecdotes sur la vie de Richard et l’histoire de son Watership Down. » Et le scénariste d’ajouter dans la postface : « Nous sommes passés sous le même pont ferroviaire que celui franchi par Bigwig et les lapins d’Effrafa en fuite. Lorsqu’il a fallu restituer cette scène, cela ressemblait moins à un acte d’imagination qu’à la documentation d’un événement historique. »
En passant du temps avec les animaux, on commence à percevoir leurs sentiments et leurs humeurs par leur apparence physique
Joe Sutphin
Dès le début du projet, les ayants droit souhaitaient que la BD soit la plus fidèle possible au roman. « Lors d’une première conversation, j’ai suggéré de situer le livre dans le Vermont, où je vis, raconte James Sturm au Figaro. Cette idée n’a pas rencontré beaucoup de succès ! Heureusement, ils ont quand même voulu travailler avec moi après cette proposition absurde… » Les filles de Richard Adams ont accepté quelques légères coupes scénaristiques mais ont souhaité éviter l’anthropomorphisme pour transmettre les émotions des lapins. « Mon objectif était de me concentrer sur l’expressivité du regard, plutôt que sur les expressions très humaines auxquelles nous sommes habitués, explique Joe Sutphin. En passant du temps avec les animaux, on commence à percevoir leurs sentiments et leurs humeurs par leur apparence physique. Je laisse l’état de leur fourrure et leur langage corporel exprimer leurs humeurs et leurs sentiments, et j’utilise leurs yeux pour accentuer ces expressions». Assurément l’une des plus grandes qualités de la BD, dont la richesse convoque les fresques de fantasy telles que Le Seigneur des anneaux. Le glossaire et la carte détaillée fournis en annexes en témoignent.
Un récit injustement connu pour sa violence ?
Le sang est un motif récurrent, entre rêve et réalité.
Adams, Sutphin & Sturm / Monsieur Toussaint Louverture
La bande dessinée n’hésite pas à représenter frontalement la cruauté de la nature et des hommes. Les visions macabres de Fyveer font froid dans le dos et certains affrontements s’avèrent particulièrement brutaux. « Il y a des scènes où des lapins versent de leur sang, et comme j’avais un profond respect pour ce qu’ils traversaient, je voulais traiter ces moments sans tomber dans le sensationnalisme », analyse le dessinateur, qui tient à nuancer la tenace réputation de l’œuvre, entretenue par des mèmes sur internet : « Watership Down n’est pas une histoire intrinsèquement violente. Elle est extrêmement sage comparée à la plupart des fictions populaires actuelles. Je crois que son caractère violent et sombre est resté dans les mémoires en raison de la brièveté du film d’animation de [Martin] Rosen, qui ne disposait pas d’une durée suffisante pour montrer à parts égales la beauté et les difficultés, et qui s’appuyait donc davantage sur les épreuves. Le livre regorge de beauté et d’émerveillement qui permettent au lecteur de comprendre précisément pourquoi les lapins sont prêts à endurer de telles épreuves. » Joe Sutphin estime qu’il est possible de lire sa BD à partir de 10 ans.
Que l’on soit enfant ou adulte, Watership Down fascine et questionne. Qu’est-ce qu’un bon dirigeant ? Quel genre de société voulons-nous ? Quels sacrifices sommes-nous prêts à faire pour améliorer notre existence ? Chaque lapin apporte sa part de réponses. « Hazel me fait réfléchir à mes propres doutes, quand je sais que je dois assumer des rôles dans la vie et guider les autres, que je m’en croie capable ou non, confesse Joe Sutphin. Fyveer joue également un rôle dans ce contexte, moi qui suis une personne rêveuse et atypique dans ses aspirations. On ne peut pas toujours convaincre tout le monde que son idée est sensée, voire bonne, mais il faut parfois se fier à son instinct, à son cœur, à sa foi, à son expérience, à ses compétences et à ses aptitudes. Bigwig a honorablement mis de côté son ego pour soutenir un leader apparemment indigne, Hazel. Watership Down regorge de personnages qui, malgré leurs difficultés, leurs peurs et leurs échecs, s’unissent pour surmonter les ténèbres de leur monde, gardant l’espoir d’un avenir meilleur et durable. »
Aujourd’hui, le fascisme est en pleine expansion aux États-Unis. Nous aurons besoin de nombreux lapins courageux dans les années à venir, ainsi que de leaders empathiques comme Hazel pour nous guider.
James Sturm
Le récit en lui-même résonne avec le vécu de son auteur mais aussi avec notre époque. « Cette histoire est née de l’expérience d’Adams, combattant le fascisme en tant que soldat pendant la Seconde Guerre mondiale, précise James Sturm. Aujourd’hui, le fascisme est en pleine expansion aux États-Unis. Nous aurons besoin de nombreux lapins courageux dans les années à venir, ainsi que de leaders empathiques comme Hazel pour nous guider. »
Une superbe couverture aux reflets cuivrés.
Adams, Sutphin & Sturm / Monsieur Toussaint Louverture
Watership Down, de Richard Adams (roman original), James Sturm (scénario) et Joe Sutphin (dessin), traduit de l’anglais par Pierre Clinquart et Hélène Charrier, Monsieur Toussaint Louverture, 368 pages, 32,50 euros.