A Kalvarija, chacun le sait : la menace est là. Tapie à moins de quinze kilomètres. En sortant du supermarché Maxima de la commune lituanienne, il suffit aux habitants de tourner leur regard vers le sud pour la sentir. L’ennemi ne vient pas vraiment de l’autre côté de la frontière, en Pologne, mais plus à l’Est. Car les habitants de Kalvarija sont en plein « corridor de Suwałki », infortune qu’ils partagent d’ailleurs avec leurs voisins polonais. Ce corridor est l’un des endroits les plus surveillés de l’Otan tant il est stratégique, et l’une des raisons pour lesquelles la Lituanie pourrait bien faire partie du bingo impérialiste mortifère de Vladimir Poutine.

Cette bande de terre d’environ 65 kilomètres, coincée entre la Biélorussie et l’enclave russe de Kaliningrad, « est un point de faiblesse depuis des années », explique Zivile Kalibataite, adjointe au chef du département de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). « Les alliés de l’Otan travaillent depuis très longtemps à renforcer la défense et la protection de ce territoire. S’il venait à être coupé, ça isolerait les pays baltes du reste du continent européen », rendant ainsi difficile tout ravitaillement militaire. Coupés de leurs alliés, les pays baltes pourraient alors devenir une cible de choix pour Moscou, dont le flanc ouest est accolé à l’Estonie et la Lettonie.

Le « talon d’Achille de l’Otan »

De son côté, la Lituanie embrasse à la fois l’enclave russe de Kaliningrad, point névralgique des opérations russes en Mer Baltique, et la Biélorussie, pays allié de Moscou. « Le corridor de Suwałki est un véritable talon d’Achille pour l’Otan. Du point de vue du déterminisme géographique, on comprend tout à fait pourquoi la Lituanie se sent en danger », poursuit André Filler. Le professeur des universités à Paris-8 rappelle par ailleurs qu’avec ses moins de 3 millions d’habitants, la Lituanie n’est qu’un « tout petit pays » à côté du géant russe. Alors, comme nombre d’anciens pays soviétiques, elle a appris à vivre avec cette épée de Damoclès.

« Les tensions sont historiquement profondes entre la Lituanie et la Russie. Comme les autres pays baltes, elle a été occupée par l’URSS à la suite de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 1990. De plus, avec leurs mouvements indépendantistes, ces pays ont contribué à faire chuter l’URSS », rappelle Zivile Kalibataite. Or pour Vladimir Poutine, la chute de l’URSS « est la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Le chef d’Etat russe cultive aussi une certaine amertume vis-à-vis des pays du bloc soviétique désormais tournés vers l’Occident. « Aujourd’hui, il suffit de regarder la carte pour voir comment les pays occidentaux ont « tenu » leur promesse de ne pas laisser l’OTAN progresser vers l’est », grinçait-il quelques jours avant l’invasion massive de l’Ukraine, en février 2022.

Le « mauvais candidat » lituanien

Cette histoire commune pourrait servir le discours de Vladimir Poutine, qui « aime toujours justifier son projet impérialiste, quitte à plonger dans l’histoire médiévale », rappelle André Filler. Dans le cadre de l’invasion de l’Ukraine, le Kremlin a beaucoup insisté sur les Russophones, soi-disant discriminés par Kiev. Et environ un tiers des populations de Lettonie et d’Estonie est russophone. « La Russie pourrait donc instrumentaliser ces minorités et affirmer qu’elles sont opprimées (même si ce n’est pas le cas) pour créer un chaos en interne ou justifier leurs actions », note Zivile Kalibataite.

Mais avec moins de 10 % de russophones en Lituanie, l’argument vacille. « Pour les russophones de Lituanie, dont une partie est polonaise de surcroît, on a du mal à imaginer comment une telle invasion se justifierait », glisse André Filler. Reste que le pays fait office d’avant base de l’Otan. Alors, pour Zivile Kalibataite, « le scénario d’une invasion russe de la Lituanie n’est pas absurde, c’est la frontière orientale de l’Otan et de l’Union européenne. » Un sentiment partagé par les autorités et la population lituanienne. Vilnius a d’ailleurs décidé de porter ses dépenses militaires à 5 à 6 % du PIB pour la période allant de 2026 à 2030.

Tous nos articles sur la guerre en Ukraine

Pour attaquer la Lituanie, Moscou devrait passer par la Biélorussie – en plus de Kaliningrad. Si ce scénario est loin d’être improbable – en 2022, les chars russes s’étaient offert un détour sur le territoire de Loukachenko –, Minsk s’est toujours refusé à envoyer des troupes actives en Ukraine. Et surtout, « Vladimir Poutine entrerait là sur le territoire de l’Otan. L’Alliance pourrait décider de réagir en cas d’invasion de l’un de ses membres », note André Filler. « Selon moi, la Lituanie est un mauvais candidat, explique-t-il. Une invasion de la Moldavie ou de la Géorgie me semble dix mille fois plus probable. » Malgré l’inquiétude, les habitants de Kalvarija peuvent se rassurer : jusqu’ici, l’Ukraine résiste, et leur nom n’est pas en haut de la liste.