Le dernier livre de la théoricienne marxiste-féministe Nancy Fraser, Le capitalisme est un cannibalisme, a été traduit et publié par les éditions Agone il y a quelques mois. Nous en publions ici un compte-rendu approfondi de Irina Herb, Dana Abdel-Fatah, Deborshi Chakraborty et George Edwards, d’abord paru sur le site de la revue Historical Materialism.
Nancy Fraser ouvre son dernier ouvrage, Le capitalisme est un cannibalisme (Marseille, Éditions Agone, coll. « Contre-feux », 2025) en observant que « l’engouement actuel pour le capitalisme reste largement rhétorique ». [1] Dans ce contexte, l’ouvrage entend offrir à un large public un cadre accessible pour analyser « toutes ces horreurs ».[2] Pour ce faire, elle reprend et synthétise certains de ses travaux antérieurs, qu’elle tisse au moyen de la métaphore du cannibalisme, qui symbolise la destruction par le capital de ses propres conditions d’existence.[3]
Dans la continuité de ses travaux antérieurs,[4] Fraser commence son livre par une brève introduction aux fondements accessibles d’une lecture « orthodoxe » de Marx : en étudiant la sphère de la production, Marx observe que le capital ne se développe pas par l’échange d’équivalents sur les marchés, mais dans le processus de production lui-même, lorsque les travailleurs vendent leur force de travail aux capitalistes sans en être intégralement rémunérés (« exploitation »). Comme elle le rappelle, pour Marx, les conditions préalables à l’émergence du mode de production capitaliste furent les processus violents de dépossession et d’expropriation des moyens de subsistance et de production, au moment des « enclosures » et du colonialisme formel (« accumulation primitive » ou « originelle »).
Cela a conduit à la formation de la propriété privée des moyens de production, l’apparition de travailleurs « doublement libres », de la « valeur qui s’auto-valorise », et du rôle distinctif attribué aux marchés. Citant Piero Sraffa (1898-1983), Fraser caractérise le capitalisme comme un système de « production de marchandises au moyen de marchandises ». Elle ajoute toutefois, en guise de point de départ à sa propre analyse, qu’il s’agit aussi d’« un système qui repose également, comme nous le verrons, sur un contexte de non-marchandises ».[5]
À partir de là, Fraser emmène ses lecteurs au-delà de Marx et de son examen minutieux de la « demeure cachée » de la production. Elle les emmène vers des « demeures encore plus cachées », qui doivent encore être conceptualisées ». En ce sens, son travail peut être considéré comme une tentative ambitieuse de remplir « de nouveaux volumes du Capital »[6] en proposant un compte rendu systématique des conditions de fond qui rendent l’exploitation possible.
Ces conditions n’agissent pas seulement « en dehors de l’économie » : elles obéissent à des logiques différentes de celles du domaine économique. L’économie, avec son récit principal de l’exploitation et son envers fait d’expropriation, suit – comme Marx l’a montré – la logique de l’accumulation du capital : le pouvoir et les ressources sont investis pour produire des marchandises destinées à être vendues avec une plus-value sur les marchés.
Dans le domaine de la reproduction sociale non rémunérée, en revanche, les « anges du foyer »[7] hommes et femmes, au sein des familles et des communautés, reproduisent la force de travail sans rétribution, portés par des idéaux de « soin », de « responsabilité mutuelle » et de « solidarité »[8]. Le domaine politique fournit les « pouvoirs publics qui garantissent les droits de propriété, font respecter les contrats, tranchent les litiges, répriment les rébellions anticapitalistes et maintiennent la masse monétaire ». [9]
Le domaine de l’écologie non humaine, quant à lui, assure l’approvisionnement en ressources nécessaires à la production ainsi qu’un puits pour ses déchets. Il est essentiel de noter que les différences fonctionnelles et les frontières construites entre l’économie et les autres « zones de non-marchandisation », qui reposent sur « des ontologies distinctes de pratiques sociales et d’idéaux normatifs »[10], ne sont pas des résidus précapitalistes, mais bien des éléments constitutifs du capitalisme lui-même.
À partir de cette « notion élargie du capitalisme », Fraser éclaire les crises et les dynamiques de (dé-)marchandisation : plutôt que de se focaliser sur les contradictions internes à la sphère économique, elle analyse la domination, la destruction et les crises comme le résultat de frontières construites entre l’économie et les zones non marchandisées – des frontières propres aux sociétés capitalistes. Chacune de ces sphères – y compris l’expropriation racialisée – entretient une relation à la fois contradictoire et interdépendante avec l’économie.
Ces « quatre contradictions du capitalisme » correspondent chacune à une forme de cannibalisation et incarnent une « tendance à la crise » :[11] les capitalistes dépendent des zones non marchandisées, mais sont structurellement poussés à les épuiser. Par exemple, les capitalistes sont incités à maintenir les coûts de la reproduction sociale aussi bas que possible — en imposant des normes minimales de protection du travail et en recourant à des dispositifs légaux d’évasion fiscale — tout en dépendant, dans le même temps, de la santé (suffisamment bonne) des travailleurs pour qu’ils puissent accomplir leur tâche.
Cette contradiction, observe Fraser en s’appuyant sur Immanuel Wallerstein (1930-2019), montre que « le capitalisme ne se caractérise pas par une marchandisation et une monétisation omniprésentes ; bien au contraire, la marchandisation est loin d’être universelle et, lorsqu’elle est présente, elle repose sur des zones de non-marchandisation ».[12]
Après avoir présenté sa conception élargie du capitalisme — qui inclut non seulement l’économie, mais aussi ses conditions de fond — Fraser consacre un chapitre à chacune de ces dimensions : l’expropriation, la reproduction sociale non rémunérée, la nature et la politique.
Selon elle, l’expropriation est « inhérente à la société capitaliste »[13] et non un simple phénomène inaugural d’accumulation survenu aux origines du système (ce que l’on appelle « accumulation primitive » ).[14] Fraser soutient que le concept d’expropriation éclaire deux phénomènes.
D’une part, contrairement à l’exploitation — dans laquelle les travailleurs « doublement libres » ne reçoivent qu’une partie de la valeur qu’ils produisent —, l’expropriation désigne la manière dont la terre et la force de travail continuent d’être volées. Les cibles de ce vol ne sont pas aléatoires : selon Fraser, la ligne de démarcation entre les « ex » suit une ligne de couleur. C’est « leur affectation à deux populations différentes qui sous-tend l’oppression raciale » :[15] les travailleurs blancs sont exploités, tandis que la valeur est expropriée aux sujets racialisés dits « dépendants »[16].
Ensuite, les ordres politiques autorisent ce vol en fabriquant et en imposant des statuts tels que ceux d’« esclaves, serviteurs sous contrat, sujets colonisés, membres “indigènes” de “nations dépendantes domestiques”, péons endettés, personnes “illégales” et criminels ». Autrement dit, « la distinction entre les deux « ex » relève non seulement de l’accumulation, mais aussi de la domination ».[17]
En concevant l’expropriation comme médiée par le racisme, Fraser s’inscrit dans ce qu’elle appelle « un courant critique profond mais négligé connu sous le nom de marxisme noir »[18] qui s’est développé entre les années 1930 et 1980 autour de penseurs tels que C.L.R. James (1901-1989), W.E.B. Du Bois (1868-1963), Stuart Hall (1932-2014), Walter Rodney (1942-1980), Angela Davis (1944), Manning Marable (1950-2011), Barbara J. Fields (1947) et Michael Dawson (1960), puis relancé plus récemment par Ruth Wilson Gilmore (1950), Cedric Johnson (1970), Barbara Ransby (1957) et Keeanga-Yamahtta Taylor (1975). Au lieu de considérer le racisme comme nécessaire ou contingent au capitalisme, Fraser soutient que ce dernier crée des conditions[19] structurellement favorables au racisme et à l’oppression raciale.
Après avoir exposé la manière dont l’expropriation et l’exploitation sont articulées dans divers régimes historiques d’accumulation racialisée, Fraser soutient que, dans le capitalisme financiarisé actuel — où la dette privée occupe une place centrale —, la frontière entre les deux « ex » s’est estompée. Nous serions désormais confrontés à une nouvelle figure hybride : celle du « citoyen-travailleur à la fois exproprié et exploité ». Cette condition, autrefois réservée aux populations périphériques et aux minorités raciales, tend aujourd’hui à devenir la norme.[20]
Dans son chapitre consacré à la reproduction non rémunérée comme condition fondamentale de l’économie, Fraser met en évidence une contradiction profonde — ou une tendance à la crise — entre l’accumulation capitaliste et la reproduction sociale.[21] À l’image des cycles de crises économiques, elle observe l’apparition de « crises majeures récurrentes, non seulement dans les soins, mais dans la reproduction sociale au sens large».[22]
Elle insiste sur le fait que « la division entre reproduction sociale et production marchande est au cœur du capitalisme » [23] : parallèlement à l’émergence de la séparation entre capitalistes et travailleurs, s’est construite une séparation entre le travail productif et le travail reproductif, ce dernier étant repoussé dans la sphère privée et domestique, ce qui a contribué à invisibiliser sa valeur sociale et à le priver de toute rémunération monétaire. Du fait de leur assignation à ce type de travail, les femmes et les groupes féminisés ont été placés dans une position de subordination structurelle.
Fraser montre que cette contradiction entre accumulation capitaliste et reproduction sociale a été abordée de manière différente selon les phases historiques du capitalisme. Dans la phase mercantiliste, la reproduction dans les centres du système a continué à se dérouler principalement dans les foyers et les institutions religieuses, tandis que dans les périphéries colonisées, les structures sociales ont été radicalement perturbées par le pillage, l’esclavage et l’expropriation des peuples autochtones.
Sous le capitalisme libéral-colonial, l’entrée massive des femmes (et des enfants) dans les usines a entraîné une crise de la reproduction sociale et des rôles de genre, analysée – parfois de manière controversée – par Marx et Engels. Cette crise a été contenue par l’institution de la famille moderne restreinte. En s’inspirant de Maria Mies (1931-2023), Fraser mobilise le concept de « ménagisation », tout en soulignant que les femmes pauvres, racialisées ou issues de la classe ouvrière étaient structurellement exclues de l’idéal de la ménagère. Comme elle le note, « la lutte pour maintenir l’intégrité de la reproduction sociale s’est entremêlée à la défense de la domination masculine ».
Sous le capitalisme administré par l’État, le centre du système a tenté de contenir cette contradiction en mobilisant l’État-providence et le modèle du salaire familial. À l’inverse, dans les périphéries, la reproduction sociale est restée largement en dehors du champ d’intervention étatique. Dans le capitalisme financiarisé contemporain, de nouveaux développements ont émergé : désengagement progressif de l’État social, intégration croissante des femmes dans la main-d’œuvre rémunérée et, par conséquent, émergence d’un modèle dual de reproduction sociale – marchandisé pour celles et ceux qui en ont les moyens, privatisé pour les autres. Cette dynamique s’accompagne d’un recours accru à l’endettement des ménages et à l’exploitation transnationale des chaînes mondiales de soins[24].
Fraser considère le monde naturel comme une autre condition de fond non économique des économies capitalistes. « Plus qu’une relation au travail, le capital est une relation à la nature », insiste-t-elle [25] . L’économie capitaliste dépend de la richesse biophysique de la nature pour accumuler de la valeur, mais elle refuse systématiquement d’assumer la responsabilité des dégâts écologiques qu’elle provoque — qu’il s’agisse du dioxyde de carbone qui sature l’atmosphère, des îlots de plastique qui émergent dans les océans ou de la déforestation qui alimente des pandémies meurtrières. « Les dommages sont le revers des profits »[26] écrit Fraser.
Du point de vue du capital, la nature constitue l’« autre ontologique » de l’humanité : un « royaume de matière » sans valeur propre. En réalité, le monde naturel ne peut se régénérer indéfiniment. Cette relation prédatrice et extractive à la nature conduit donc à l’épuisement des ressources et à la déstabilisation des écosystèmes, minant en retour les conditions écologiques d’existence de la société capitaliste. Pour Fraser, cela constitue la « contradiction écologique du capitalisme » — inscrite comme une loi de fer dans la structure même de l’économie.
Dès 1988, James O’Connor (1930–2017) avait formulé ce schéma général sous le nom de « deuxième contradiction du capital ». Plus récemment, au printemps 2020, Andreas Malm (1977) [27] a montré comment cette théorie se manifestait concrètement dans la crise sanitaire : contraints de se protéger face à des agents pathogènes mortels, les travailleurs ont été mis à l’arrêt, ce qui a paralysé de vastes pans de l’économie. Mais l’apport spécifique de Fraser tient à son insistance : selon elle, la contradiction écologique du capitalisme ne peut être séparée des « autres irrationalités et injustices constitutives du système ».
Le système nie la reproduction sociale lorsqu’il détruit les écosystèmes nécessaires au maintien de la vie. Il produit des populations racialisées destinées à être expropriées lorsque les pouvoirs politiques rendent possible l’extraction des ressources. Malgré les divisions que la société capitaliste impose entre les sphères de l’économie, de l’État, du soin et de la nature, Fraser affirme que toutes ces dimensions sont profondément interdépendantes, et que chaque contradiction interagit inévitablement avec d’autres ailleurs dans le système. Le point central, selon elle, est qu’il est impossible de comprendre pleinement la crise écologique du capitalisme sans saisir les contradictions multiples et interconnectées qui structurent la société capitaliste.
En mobilisant les concepts de « glissements de frontières » et de « luttes », Fraser cherche à donner une forme concrète aux abstractions précédentes. Des moulins à traction bovine à l’industrialisation au charbon, en passant par l’automobilité fondée sur le pétrole jusqu’au « capitalisme vert » reposant sur les marchés carbone, elle retrace comment chaque phase du développement capitaliste a structuré sa relation à la nature et tenté de gérer ses contradictions.
Fraser s’efforce de montrer non seulement comment chaque « régime socio-écologique » a généré son énergie et extrait ses ressources, mais aussi quelles significations concrètes chaque régime a attribuées à la nature. Pour approfondir ce point, elle entre dans les débats qui traversent certains courants du marxisme écologique, tout en cherchant à mieux cerner le caractère « glissant » du terme « nature ».
Fraser distingue trois conceptions de la nature, qu’elle appelle Nature I, Nature II et Nature III, afin d’éclairer les différentes manières dont le capitalisme structure ses rapports à l’environnement :
– Nature I correspond à une vision scientifique et réaliste de la nature, envisagée comme une force objective soumise à des lois biophysiques.
– Nature II désigne la manière dont le capital perçoit et organise structurellement sa relation à la nature : une ressource exploitable et un support de valorisation, structurée par des croyances intersubjectives.
– Nature III renvoie à la nature en tant qu’objet du matérialisme historique, c’est-à-dire comme réalité concrète, socialement construite et historiquement changeante.
Aujourd’hui, l’imaginaire capitaliste est saturé par des dispositifs tels que les services écosystémiques, les marchés du carbone ou les produits financiers « verts », qui relèvent de Nature II. Ces croyances peuvent produire des effets bien réels – ouverture de mines de lithium, accaparement de terres pour générer des crédits carbone (Nature III) – mais elles restent largement impuissantes face aux contraintes biophysiques imposées par Nature I.
Ce cadre en trois niveaux invite à se méfier des illusions écologistes et des promesses technologiques creuses. Toutefois, il reste incertain que cette typologie – complexe et parfois pesante – apporte plus de clarté que le concept plus classique (et peut-être plus opérant) d’idéologie.
Dans son chapitre consacré à la politique en tant que condition de fond, Fraser explique que l’économie capitaliste repose de manière essentielle sur les pouvoirs publics : garantir les droits de propriété, faire appliquer les contrats, trancher les litiges, réprimer les révoltes anticapitalistes et réguler la masse monétaire [28].
C’est dans ce cadre qu’elle s’interroge sur les causes de la crise démocratique contemporaine et les pistes pour y répondre. Elle rejette frontalement ce qu’elle nomme le « politicisme » [29] — l’idée libérale selon laquelle la crise résulterait d’un affaiblissement des normes éthiques politiques et du déclin des régimes constitutionnels. Dans cette perspective libérale, la solution résiderait entièrement dans le champ politique, ce que Fraser critique pour son aveuglement à l’égard de la « société extra-politique »[30]. Si elle récuse ces lectures libérales, Fraser entend aussi se démarquer de l’« économisme » qui a parfois caractérisé le marxisme. Sa contribution principale consiste à articuler la crise politique avec les crises sociale, écologique et économique.
À l’image de Lénine, qui cherchait à saisir la transformation du capitalisme d’une phase à une autre, Fraser retrace différentes étapes de son développement pour mieux comprendre l’origine de la crise actuelle. Le capitalisme contemporain, selon elle, doit être appréhendé à travers le prisme du capitalisme financiarisé, un régime dans lequel les banques centrales et les institutions financières mondiales sont devenues des acteurs dominants[31].
Tout en s’appuyant sur les pouvoirs publics pour établir et faire respecter leurs normes constitutives [32], ces institutions exercent une souveraineté fonctionnelle sans rendre de comptes ni au public ni aux États, alors même que leurs décisions ont un impact considérable sur la vie des populations. Cette configuration se manifeste, selon Fraser, par des crises économiques (comme en Grèce en 2015), politiques (comme au Brésil en 2017–2018) ou encore par la crise mondiale des réfugiés.[33]
Elle soutient par ailleurs que l’essor du populisme doit être compris comme une réaction à l’offensive du capitalisme financiarisé. Dans ce contexte, Fraser critique les mouvements sociaux progressistes qui ont opéré sous l’hégémonie libérale, en tant que « partenaires juniors du bloc progressiste-néolibéral ».[34] Leur compromission passée et présente avec le néolibéralisme a, selon elle, nourri la défiance des classes populaires et entravé la construction d’une opposition substantielle aux régimes populistes.
Fraser conclut son ouvrage sur une note optimiste : « le socialisme est de retour ! », annonce-t-elle, avant de plaider activement en sa faveur. Son soutien affirmé à un avenir socialiste contribue sans doute à banaliser et déstigmatiser les débats sur le socialisme dans les milieux académiques. Toutefois, au-delà de cet enthousiasme, Le capitalisme est un cannibalisme apparaît moins comme un manifeste pour l’avenir que comme une analyse théorique de la crise capitaliste contemporaine. Sa contribution majeure réside dans la compréhension des dynamiques actuelles du capitalisme et de ses crises. Ainsi, lorsque le lecteur ou la lectrice aborde le chapitre promis sur « ce que nous pouvons faire », il rencontre une intervention brève et limitée sur le socialisme, qui élude plusieurs questions décisives.
L’échec du socialisme au XXe siècle est souvent attribué à un déficit de démocratie et à l’omniprésence du parti dans l’appareil d’État et dans la société. De ce point de vue, l’accent mis par Fraser sur l’importance de l’inclusivité dans les processus décisionnels est tout à fait pertinent[35].
Cependant, même si les expériences socialistes du passé ne contestaient pas l’idée d’inclusivité en principe, elles ont bien souvent échoué à l’appliquer en pratique. À ce stade, toute réflexion sérieuse sur « ce que nous pouvons faire » devrait aller au-delà d’un simple appel à plus d’inclusivité, et affronter des questions difficiles mais fondamentales : comment penser la transition vers le socialisme ? quel rôle, le cas échéant, la violence peut-elle y jouer ? et quelle place donner au multipartisme dans une société postrévolutionnaire ?
Par ailleurs, Fraser reprend l’idée centrale du socialisme classique selon laquelle « une société socialiste doit démocratiser le contrôle du surplus social ». Mais là encore, l’histoire a montré que ce projet s’est souvent soldé par un échec — comme dans le cas du « léninisme », où l’État, devenu dépositaire du surplus, a instauré un capitalisme d’État plutôt qu’une redistribution socialiste. Il devient donc crucial d’approfondir le débat sur la propriété du surplus, et d’interroger de manière critique la relation entre l’État et le capital — en particulier le rôle de l’État dans l’accumulation du surplus et sa redistribution.
Remarques finales
Fraser n’est pas la première à souligner que, dans les sociétés capitalistes, l’économie s’appuie sur des « zones non marchandisées » telles que le travail domestique non rémunéré, la nature, la politique ou encore le racisme (en tant que mécanisme justifiant l’expropriation).
On peut toutefois lui reconnaître le mérite d’avoir tenté de rassembler des apports dispersés issus d’anciens penseurs marxistes — notamment Karl Marx (1818–1883) et Rosa Luxemburg (1871–1919) — ainsi que de figures plus contemporaines du féminisme marxiste, comme Eli Zaretsky (1940), Lise Vogel (1938), Nancy Folbre (1952), Barbara Laslett (1938-2024), Johanna Brenner (1947), Susan J. Ferguson (1961), Cinzia Arruzza (née en 1976) et Tithi Bhattacharya (1971), ou encore des penseurs associés à l’éco-marxisme comme James O’Connor (1930–2017) et Jason W. Moore (1971), pour les articuler dans une conception élargie et cohérente du capitalisme.
Non seulement le cadre théorique de Fraser permet d’établir des liens entre des penseurs issus de traditions diverses, mais il contribue aussi à clarifier les implications politiques et stratégiques de ces articulations. Un exemple en témoigne : dans Le Capital, Marx se servait déjà du cas d’un enseignant pour montrer qu’un même type de travail — l’enseignement — pouvait être productif (dans une école privée) ou improductif (dans une école publique).
Fraser propose ici une distinction complémentaire utile. Son cadre conceptuel, qui repose sur la différenciation entre diverses zones non marchandisées, se veut à la fois plus accessible et plus nuancé que la dichotomie marxienne entre productif et improductif. Il ouvre notamment de nouvelles perspectives pour théoriser le travail improductif commandé par l’État (maisons de retraite, garde d’enfants, etc.) — un enjeu crucial dans les débats du féminisme marxiste.
De plus, ce cadre conceptuel permet de formuler et de politiser une question centrale : dans quel domaine une activité donnée devrait-elle se dérouler ? Le déplacement d’activités d’une sphère à une autre modifie les frontières entre domaines, et par conséquent, leur envergure et leur pouvoir respectif. Pour Fraser, ces « luttes frontalières » sont « l’essence même de la lutte sociale dans les sociétés capitalistes — aussi fondamentales que les luttes de classes autour du contrôle de la production de marchandises et de la distribution de la plus-value que Marx mettait en avant ». Selon elle, ces luttes « façonnent de manière décisive la structure des sociétés capitalistes ».[36]
Deux questions soulevées par le cadre conceptuel de Fraser méritent d’être approfondies.
Premièrement, sa manière de conceptualiser les différentes formes d’oppression soulève certaines limites. De façon générale, le fait qu’elle associe chaque type spécifique de domination à une sphère (re)productive donnée — en y ajoutant l’expropriation — peut apparaître séduisant, car cela semble proposer des réponses nettes et ordonnées : l’oppression sexiste relèverait de la reproduction sociale non rémunérée, le racisme du processus d’expropriation, la dévastation écologique du domaine de la nature, et la domination politique du champ politique. C’est d’ailleurs ce que revendique Fraser, en affirmant que son cadre « rassemble dans un seul cadre toutes les oppressions, contradictions et conflits de la conjoncture actuelle »[37].
Pourtant, l’histoire réelle des oppressions est bien plus complexe — qu’il s’agisse de leur enchevêtrement ou des formes de marginalisation qui échappent à ce quadrillage analytique. On peut notamment s’étonner que la queeritude et la haine envers les personnes queer soient quasiment absentes de l’analyse, tandis que le capacitisme (discrimination fondée sur les capacités physiques ou mentales) n’est pas évoqué. Ces omissions sont significatives : en particulier, l’exclusion de la haine anti-queer tend à remettre en cause l’idée selon laquelle chaque forme de discrimination se logerait proprement dans une seule et même catégorie.
Plus précisément, l’accent mis par Fraser sur l’expropriation pour conceptualiser le racisme a certainement enrichi le débat de manière importante. Cependant, il convient de se demander si son utilisation de ce concept n’est pas à la fois excessive et insuffisante.
Excessive, dans la mesure où l’on peut douter que les « deux ex » soient réellement aptes à rendre compte de la complexité du racisme, comme Fraser semble le suggérer. L’expropriation ne suffit pas à expliquer toutes les configurations historiques et géographiques du racisme, encore moins ses relations avec d’autres catégories comme la religion, l’ethnicité ou la caste. Il faut aussi souligner que le cas étatsunien — auquel Fraser accorde une place centrale — n’est pas aisément transposable à d’autres contextes. En outre, son usage intensif du concept d’expropriation pour expliquer le vol de la terre et du travail des groupes racialisés, ainsi que pour justifier les ordres politiques correspondants, tend à reléguer au second plan des dimensions superstructurelles essentielles, notamment la dimension idéologique du racisme.[38]
Insuffisante, car la pertinence de son explication du racisme dans le contexte actuel apparaît incertaine. Fraser pose à juste titre la question suivante : « pourquoi le racisme survit-il à la disparition de la séparation nette entre les deux ex ? » Or cette interrogation demeure en suspens, renvoyée à de futures discussions. Comment penser les dynamiques de racialisation dans le capitalisme financiarisé ? Quelles sont les conséquences sociales et politiques de la fusion des deux « ex » ? Le modèle de Fraser parvient-il à rendre compte du passé, mais échoue-t-il à éclairer les mécanismes actuels de racialisation ? Ou bien existe-t-il une faille plus fondamentale dans sa conceptualisation elle-même ?
L’usage que Fraser fait du concept d’expropriation peut également paraître insuffisant, dans la mesure où elle en restreint l’application principalement à l’analyse du racisme, sans l’étendre à d’autres formes de domination ou d’oppression. Cette restriction pose question, tant sur le plan empirique que conceptuel. Par exemple, les femmes ont été — et parfois sont encore — juridiquement exclues du droit de vote, de certaines formes d’emploi, ou de la possibilité d’ouvrir un compte bancaire à leur nom.[39]
Fraser elle-même analyse la manière dont des législations patriarcales, accompagnées de normes sociales, ont rendu les femmes vulnérables à la réalisation de « tâches domestiques » non rémunérées. Dans ce contexte, son refus d’appliquer le concept d’expropriation au patriarcat semble entraîner une contradiction logique. Plus encore, elle omet — de manière étonnante — un argument fondamental formulé par Silvia Federici (1942) et d’autres féministes : avant l’expropriation de la terre, il y a eu l’expropriation des corps des femmes.[40]
Étant donné que Fraser mobilise également le concept d’expropriation, dans un chapitre ultérieur, pour analyser la destruction écologique [41] il semble pertinent de se demander si ce concept ne pose pas un problème plus large de cohérence dans l’ensemble de son cadre théorique. Il est frappant, en effet, qu’elle tende à placer l’expropriation au même niveau que les domaines de la nature, de la reproduction sociale et de la politique, en les regroupant sous la catégorie de « normativités non économiques »[42] servant de conditions de fond à l’économie.
Ces domaines (nature, reproduction sociale, politique, économie) désignent des sphères dans lesquelles se jouent les processus de (re)production. À l’inverse, l’exploitation et l’expropriation désignent les manières dont ces processus sont appropriés sans contrepartie équitable. Dès lors, plutôt que de concevoir l’expropriation comme se produisant en marge des zones non marchandisées, ne faudrait-il pas plutôt la penser comme une dynamique traversant à la fois le domaine économique, la frontière entre l’économie et ses conditions de fond, et ces conditions elles-mêmes ?
Deuxièmement, qu’est-ce qu’une lutte anticapitaliste ? Dans le cadre de son argument selon lequel l’économie repose sur des zones non marchandisées, Fraser affirme que « ce qui compte comme lutte anticapitaliste est donc beaucoup plus large que ce que les marxistes ont traditionnellement supposé ».[43] Ce point est certainement pertinent — même s’il n’est pas entièrement nouveau. Mais un problème demeure : Fraser évite de s’attaquer à la question décisive de savoir quelles luttes remettent réellement en cause le capitalisme, et lesquelles contribuent à sa perpétuation.
À certains moments, le lecteur pourrait croire que toute lutte est anticapitaliste, dans la mesure où elle touche aux conditions de fond de la sphère économique. Mais dans le fond, Fraser adresse surtout une critique sévère aux mouvements qui échouent à produire une véritable opposition au capitalisme. Elle les décrit comme des « prête-noms », qui jettent un voile sur l’économie politique prédatrice du néolibéralisme. Cette « alliance contre nature », écrit-elle, a détérioré les conditions de vie de la majorité, préparant ainsi le terrain à la montée de la droite.[44]
Elle critique également une vision romantique qu’elle juge répandue chez de nombreux penseurs et militants anticapitalistes contemporains, qui ont tendance à considérer les « soins », la « nature », l’« action directe », le « communisme » ou le (néo) « communalisme » comme intrinsèquement anticapitalistes ».[45]
De notre point de vue, il ne s’agit pas ici de rejeter sa critique des idées romantiques (et souvent dépolitisées) de l’anticapitalisme. Il s’agit plutôt d’une question d’ordre analytique et pragmatique : jusqu’où iront les militants lorsqu’ils apprendront que certaines formes d’activisme sont « trop romantiques » ou trop « néolibérales » sans pour autant être capables de comprendre ce qui constitue réellement les luttes anticapitalistes ?
Fraser semble ici minimiser une question pourtant décisive : comment les luttes sont-elles récupérées ? Et dans quelles circonstances le travail de soin, dans des zones non marchandisées, peut-il accidentellement soutenir le système en perpétuant ses conditions d’existence ? Inversement, quand ces zones peuvent-elles devenir des poches de résistance, propices à l’émergence d’alternatives ?
En conclusion, Le Capitalisme est un cannibalisme est un ouvrage incontournable pour toutes celles et tous ceux qui cherchent à comprendre la crise actuelle. Il constitue également une lecture indispensable pour toute personne qui s’engage dans les débats analytiques autour des approches marxistes renouvelées qui articulent les questions de reproduction sociale, de racisme, d’écologie et de pouvoir politique.
Références
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→ Trad. fr. : Fondements de la critique de l’économie politique, Paris : Éditions Sociales, 1980.
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Müller, Jost, 2002, « An den Grenzen kritischer Rassismustheorie. Einige Anmerkungen zu Diskurs, Alltag und Ideologie », dans Konjunkturen des Rassismus, édité par A. Demirović et M. Bojadžijev, pp. 226-245, Münster : Verlag Westfälisches Dampfboot.
Initialement publié par Historical Materialism. Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.
Notes
[1] Fraser 2022, p. 1.
[2] Fraser 2022, p. xii.
[3] Fraser 2022, pp. xiii-xiv.
[4] Fraser 2022, p. 52014 ; Fraser et Jaeggi 2018.
[5] Fraser 2022, p. 5.
[6] Fraser 2022, p. 8
[7] Fraser 2022, p. 61
[8] Fraser 2022, p. 18
[9] Fraser 2022, p. 12
[10] Fraser 2022, p. 20.
[11] Fraser 2022, p. 24
[12] Fraser 2022, p. 18
[13] Fraser 2022, p. 33
[14] Fraser 2022, p. 36
[15] Fraser 2022, p. 36.
[16] Fraser 2022, p. 36.
[17] Fraser 2022, p. 37
[18] Fraser 2022, p. 27.
[19] Fraser 2022, p. 47
[20] Fraser 2022, p. 54
[21] Fraser 2022, p. 53.
[22] Fraser 2022, p. 9
[23] Fraser 2022, p. 60.
[24] Fraser 2022, p. 68
[25] Fraser 2022, p. 83.
[26] Fraser 2022, p. 83.
[27] Malm 2021.
[28] Fraser 2022, p. 12.
[29] Fraser 2022, p. 115
[30] Fraser 2022, p. 115.
[31] Fraser 2022, pp. 127–8.
[32] Fraser 2022, p. 119.
[33] Fraser 2022, p. 131.
[34] Fraser 2022, p. 136.
[35] Fraser 2022, p. 153
[36] Fraser 2022, p. 136.
[37] Fraser 2022, p. xv
[38] Voir par exemple : Morgenstern 2002 ; Müller 2002.
[39] Par exemple, en Allemagne de l’Ouest, les femmes mariées devaient obtenir le consentement écrit de leur mari pour travailler jusqu’en 1977 et pour ouvrir un compte bancaire jusqu’en 1958. Dans certains pays, des dispositions similaires sont encore en vigueur aujourd’hui.
[40] Federici 2004.
[41] Fraser 2022, p. 89
[42] Fraser 2022, p. 18.
[43] Fraser 2022, p. 25.
[44] Fraser 2022, p. 136
[45] Fraser 2022, p. 22.