Nous sommes le 24 février 2022. Jen Stout vient d’atterrir à l’aéroport de Gorno-Altaïsk, en Sibérie. La journaliste écossaise, qui a appris le russe à l’âge de 15 ans, vit à Moscou depuis 2021, dans le cadre de l’Alfa Fellowship, un programme finançant neuf mois d’études et de travail en Russie. L’appareil à peine posé sur le tarmac, elle apprend avec stupéfaction l’invasion russe en Ukraine. Très vite, les choses s’emballent. Elle quitte précipitamment le pays et se retrouve en Roumanie, où elle passe quelques semaines auprès de ceux qui aident les exilés ukrainiens. Puis, elle décide, malgré les risques, de franchir la frontière et de se rendre en Ukraine, pour « être là où les choses se passent, écrire au cœur de l’événement ».

Deux ans plus tard, Jen Stout raconte son immersion dans le quotidien des Ukrainiens en guerre dans un livre, Night Train to Odesa : Covering the Human Cost of Russia’s War (édition Birlinn). Pour L’Express, la journaliste revient autant sur son expérience en Ukraine que sur ses mois passés à Moscou, où l’atmosphère, nous dit-elle, était « étouffante, paranoïaque » : « c’était comme vivre avec des gens qui étaient dans une réalité parallèle ». La russophone, qui connait très bien l’histoire et la culture de la région, livre un témoignage de première main sur la Russie de Poutine. Choquée par le relativisme et le cynisme auxquels elle a été confrontée, son diagnostic est implacable : « la société russe est profondément malade ».

L’Express : Vous étiez en Russie au moment du déclenchement de la guerre… Ce devait être quelque chose de particulier, non ?

Jen Stout : Je vivais à Moscou. Pour moi, qui avais appris le russe à l’école et avais toujours rêvé d’être correspondante en Europe de l’Est et en Russie, c’était une opportunité en or. Mais ce rêve a vite tourné court, car il était déjà bien trop tard pour espérer faire du journalisme indépendant en Russie.

“C’était comme vivre avec des gens qui étaient dans une réalité parallèle.”

L’atmosphère à Moscou était étouffante, paranoïaque. Les gens avaient une peur bleue d’être étiquetés comme « agents de l’étranger« , donc ils étaient très méfiants à l’égard des journalistes occidentaux. La plupart refusaient même tout contact. C’était une expérience franchement désagréable, surtout que pendant ce temps, la guerre se préparait : les troupes russes s’amassaient à la frontière, notamment près de Kharkiv. À Moscou, dans le cœur de cet empire, je me suis retrouvée entourée de gens, que parfois j’appréciais sincèrement, qui faisaient montre d’un déni total face à la réalité de ce qui était en train de se préparer. C’était comme vivre avec des gens qui étaient dans une réalité parallèle.

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À ce moment, j’avais déjà la volonté de partir. Le 24 février, le jour de l’invasion, j’étais en Sibérie. Il m’a fallu un moment pour vraiment comprendre l’ampleur de ce qui était en train de se passer. Je croyais naïvement qu’ils allaient simplement avancer dans le Donbass, mais jamais je n’avais imaginé qu’ils essaieraient de prendre tout le pays. En y repensant, je me rends compte que nous étions tous enfermés dans une forme de déni.

J’ai tout de suite voulu partir. Ça a pris quelques jours avant que l’on soit évacués vers Istanbul, puis Vienne. Mais je n’avais aucune envie de rentrer chez moi, alors je me suis rendue en Roumanie, avant de me rendre en Ukraine.

Vue de l’Occident, la guerre en Ukraine peut paraitre un peu désincarnée. Avec ce livre, vous avez souhaité ramener la guerre à une échelle humaine, en vous intéressant à des histoires, des individus, pour raconter la guerre autrement ?

Comme je restais assez longtemps dans chaque endroit, j’ai eu plus de temps pour m’immerger que si j’avais été correspondante pour un journal, contrainte de bouger sans cesse. Inévitablement, on finit par rencontrer des gens, par avoir de longues conversations, on partage leur quotidien… Quand je vivais dans des appartements, à Odessa ou à Kharkiv, je finissais par vivre leur réalité.

Dans le livre, j’ai voulu montrer ce contraste, parfois absurde, entre deux réalités concomitantes : celle de la guerre, et celle de la vie quotidienne. C’est quelque chose de difficile à appréhender, vu de l’Occident, où l’on est bombardé de données, de cartes, d’informations sur les avancées des troupes, les dernières frappes… avec cette image d’une Ukraine apocalyptique, c’est normal de ne pas comprendre pourquoi certains préfèrent rester sous les bombardements plutôt que de s’exiler. C’est cette part d’absurde, particulièrement difficile à saisir, que j’ai voulu raconter. Et pour le faire, il fallait se plonger dans la vie quotidienne, pour en faire l’expérience moi-même.

Vous expliquez avoir découvert, sur le terrain, un paradoxe étrange qui fait que malgré la situation, effrayante, la peur et l’inaction ne sont pas des options. On ne peut pas rester croupir dans des abris anti-bombardements 24 heures sur 24, écrivez-vous…

Je pense que pour les Occidentaux, qui n’ont jamais vécu ces situations, notre rapport au risque est complètement différent. Une fois qu’on accepte la réalité des roquettes et des bombes, que ça fait partie de notre quotidien, alors on change de référentiel. Mais cela ne change rien au fait qu’il faut continuer à vivre, faire ses courses, le ménage, à manger, travailler… On finit par s’habituer à la guerre, à vivre avec.

“On finit par vivre avec la guerre.”

Et en fait, on ferait exactement pareil à leur place. C’est vital pour rester sain d’esprit. Quelle que soit la situation, même absurde ou dramatique, on cherche à recréer un semblant de normalité, parce qu’on en a besoin, simplement. Cette mécanique est à l’œuvre quand on doit affronter des épreuves de la vie, comme la maladie ou le deuil : on s’accroche à des routines, sinon on reste figé et on s’enfonce dans le désespoir et l’inaction.

La guerre dure et les pourparlers de paix patinent. La résilience des Ukrainiens, que vous décrivez dans votre livre, pourrait-elle s’éroder avec le temps ?

Ce que j’ai vu sur le terrain, c’est que les Ukrainiens sont fatigués et en colère. Mais en même temps, ils ont conscience de participer à une guerre existentielle, qu’ils ne peuvent pas simplement arrêter, sinon leur pays cesserait d’exister. La guerre dans laquelle ils sont engagés est une guerre coloniale, qui s’inscrit dans une agression qui dure depuis des siècles. Ils comprennent également que ça n’est pas seulement le sort de l’Ukraine qui se joue, mais de l’Europe tout entière, ses valeurs, sa liberté. Je vois vraiment ça comme une lutte entre liberté et fascisme, en tout cas c’est ainsi qu’ils le vivent.

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J’ai perdu le compte du nombre d’Ukrainiens qui m’ont dit : « Nous nous battons pour toute l’Europe… si elle en prenait pleinement conscience, elle nous soutiendrait à la hauteur de l’enjeu ». Je ne suis pas une experte en géopolitique, et je ne prétends pas pouvoir anticiper la suite des évènements, surtout dans un contexte où les choses vont si vite. Mais sur le plan moral, je comprends très bien pourquoi nous devrions soutenir l’Ukraine davantage.

Vous avez un peu connu la Russie d’avant-guerre, est-elle drastiquement différente de la Russie de 2025 ?

Depuis le début de « l’opération militaire spéciale », comme ils aiment à l’appeler, la situation en Russie a empiré, ils sont devenus encore plus fous que ce qu’ils l’étaient auparavant. La société russe est profondément malade.

Il faut comprendre la psychologie derrière cela, car c’est exactement ce qui arrive lorsque l’on vit dans une société où plus personne ne croit en l’idée de vérité. Quand la vérité n’a plus de sens, alors on peut justifier l’injustifiable. Il suffit de changer la signification des mots, de nier les faits, de se poser en victime… Le récit victimaire est très fort en Russie, comme dans beaucoup d’empires qui ont commis des atrocités pendant longtemps.

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J’ai le souvenir d’un professeur, lorsque j’étais à Moscou, qui nous disait que l’Empire russe n’a jamais connu de conflits ou de répressions ethniques. Bien sûr, ma réaction était de dire « mais qu’est-ce que vous racontez ? ». Il savait très bien que c’était absurde, qu’il mentait, mais il jouait un rôle.

À quel point les Russes sont-ils sensibles à la propagande du régime de Vladimir Poutine ?

D’un point de vue statistique, il est impossible de savoir précisément ce que pensent les Russes, en raison du manque de fiabilité des sondages d’opinion dans le pays. Les gens ont peur, et on peut douter de leur capacité à répondre honnêtement aux questions que leur posent les sondeurs.

“Une des phrases que j’ai le plus entendue, c’est « tu as ta vérité, nous, on a la nôtre ».”

De mon expérience personnelle, avec toutes les limites que cela comporte, je dirais qu’un bon tiers de la population adhère à fond dans la propagande. Alors après, est-ce qu’au fond d’eux, ils savent que c’est absurde… peut-être. Mais le cerveau humain est bien fait lorsqu’il s’agit de se voiler la face.

Je pense que la majorité des Russes sont cyniques, apathiques, et ont intériorisé depuis longtemps qu’il valait mieux baisser la tête et se taire. C’est une posture héritée de l’époque soviétique, de la terreur et de l’oppression. Les Russes ont appris à jongler avec plusieurs vérités, selon le contexte. Le résultat, c’est une société d’un cynisme sans limite. Une des phrases que j’ai le plus entendue, c’est « tu as ta vérité, nous, on a la nôtre ». Que faire face à ça ? C’est un mur.

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Selon moi, l’Occident porte une part de responsabilité dans ce qui se passe en Russie et en Europe de l’Est. Ce qu’elle a fait à la Russie dans les années 1990, sur le plan politique et économique, est scandaleux, et l’idée selon laquelle le pays aurait « raté » son virage capitaliste est indécente. Ils se sont sentis humiliés, et l’humiliation engendre la colère, la rancune et le repli sur soi. Le résultat, c’est une Russie dominée par un récit victimaire, une hostilité massive à l’égard de l’Occident.

Depuis votre adolescence, vous avez une passion pour la Russie et les pays de l’Est, vous avez appris le russe très tôt… On imagine que l’évolution de la Russie de Poutine ne doit pas vous réjouir…

Cela ne m’inspire rien de bon… Même si la langue russe n’appartient pas à la Russie, je dois avouer que je me sens mal à l’aise en la parlant. Elle a été un instrument de colonisation brutale pendant très longtemps, dans de nombreux pays. Et on ne parle pas simplement du fait d’imposer une langue, mais de tout un système de domination culturelle.

“En Occident, on continue à idéaliser la culture russe…”

Prenons l’exemple des débats suscités par le déboulonnage des statues du poète russe Alexandre Pouchkine dans de nombreuses villes ukrainiennes. Il faut rappeler que Pouchkine n’était pas un « gentil poète ». Sous Staline, il était un outil de soft power, un symbole culturel de l’empire russe. À Kharkiv, les habitants me disaient : « Pouchkine ? Il n’est jamais venu ici. Pourquoi aurait-on besoin d’une statue de lui ? Qu’il dégage ! » Et ils ont raison. L’Ukraine a ses propres poètes, dont certains ont d’ailleurs fini torturés et exécutés dans les goulags.

Ce processus de réappropriation de l’histoire, de correction de certains récits dominants, est salutaire. En Occident, on continue à idéaliser la culture russe, on s’émerveille devant « l’âme russe », devant la « profondeur » et la « beauté tragique » de Tolstoï et Dostoïevski… En ayant fait des études de russe à l’université, je connais très bien ce discours. On nous présentait Nicolas Gogol comme un auteur russe, alors qu’il venait d’Ukraine. C’est une vision du monde dans laquelle on ne voit pas l’Ukraine comme un pays, et qu’il faut déconstruire.

J’ai donc, à l’égard de la Russie d’aujourd’hui, des sentiments très complexes et contrastés, mais surtout beaucoup de colère. Je suis très soulagée de ne pas vivre en Russie. Pour être honnête, je préférerais être sous les bombes dans le Donbass que de passer une seule minute à Moscou.

Night Train to Odesa : Covering the Human Cost of Russia’s War, par Jen Stout. Birlinn, 288 p., 17,45 €.

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